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WEIL (vie et oeuvre)

VIE

Simone Weil a milité avec ferveur pour tenter d'améliorer la condition ouvrière. Toutefois, son engagement politique est inséparable d'une quête spirituelle. En fin de compte, elle a dû reconnaître que seule la pensée et la foi permettaient d'accéder à la liberté.
La philosophe ouvrière
Simone Weil est née à Paris en 1909 dans une riche famille juive et agnostique. Élève brillante, elle suit l'enseignement d'Alain au Lycée Henri IV, fait l'École normale supérieure, puis est agrégée de philosophie en 1931. Professeur de philosophie, elle s'intéresse au mouvement anarchiste et milite dans des cercles syndicalistes. En 1934, elle s'engage plusieurs mois aux Usines Renault, pour faire l'expérience concrète de la condition ouvrière.
La mystique antifasciste
Elle reprend l'enseignement en 1935. En 1936, alors que la guerre civile espagnole vient d'éclater, elle s'engage dans les rangs anarchistes.. Un accident l'oblige à regagner la France. En 1937, après un voyage à Assise, elle se convertit au christianisme . En 1940, après l'invasion allemande, elle quitte Paris pour Marseille, puis se rend aux États-Unis et à Londres, où elle travaille pour le gouvernement de la France libre. De santé fragile, elle meurt à Londres en 1943.

OEUVRES

A cause de la mort prématurée de Simone Weil, son oeuvre est restée fragmentaire et inachevée. Carnets, journaux, articles, essais, la plupart de ses écrits ont été rassemblés et publiés après sa mort.
La Pesanteur et la grâce (1947)
C'est un choix de textes politiques, philosophiques et religieux tirés des "Carnets" de Simone Weil. Ces écrits témoignent de la passion de la philosophe pour la pensée grecque et de sa conversion au mysticisme chrétien. Elle aborde la problématique du salut et préconise une ascèse totale afin de trouver le chemin du vrai et du bien.
L'Enracinement (1949)
Sous-titré «Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain», ce texte fut rédigé à Londres. Il fait la synthèse de la pensée politique et morale de l'auteur. Ce n'est pas en faisant une révolution politique que l'homme pourra instituer une société libre et heureuse, mais en faisant une révolution spirituelle.
La Condition ouvrière (1951)
Rédigé en 1937, ce texte est inspiré du séjour que fit Simone Weil dans les Usines Renault en tant que manoeuvre sur machine. Très sensible à l'injustice sociale, Simone Weil a voulu, dans une démarche à la fois politique et charitable, partager la condition des ouvriers afin de mieux la connaître dans sa réalité concrète et de l'analyser. (Elle allait jusqu'à verser la presque intégralité de son traitement d'enseignante à une caisse de solidarité.) Pour Simone Weil, la seule manière de rendre le travail des ouvriers non servile est de considérer les travailleurs comme une fin, et non comme un moyen, comme une personne, et non comme un instrument. L'ouvrier a notamment droit à des fêtes, des voyages, des loisirs.
Réflexion sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale (1955)
Ce texte (parfois réuni avec d'autres sous le titre "Oppression et liberté") analyse avec lucidité le fonctionnement de l'oppression dans toutes les sociétés, qu'elles soient démocratiques ou communistes. Il dénonce en particulier la grande mystification soviétique, en montrant que le régime communiste d'URSS méprise les idéaux démocratiques souhaités par Marx. Ce n'est pas le système politique qui libère l'homme, car toute société est nécessairement fondée sur la technique et le pouvoir, deux instances qui asservissent les hommes. La société est donc oppressive par nature. L'individu ne peut se libérer que par sa force spirituelle, grâce à la pensée. C'est l'absence de pensée libre, en effet, qui produit totalitarisme et fascisme.

EPOQUE

Anarchisme et fascisme
Le temps de Simone Weil, c'est celui de Malraux, de Sartre, de Camus. C'est 'l'entre-deux-guerres, période où émergent deux forces politiques qui vont bientôt s'affronter: le fascisme et le mouvement ouvrier, avec ses diverses composantes: soviétisme, communisme , anarchisme, syndicalisme. Le premier affrontement a lieu lors de la guerre civile espagnole; le second, pendant la Seconde Guerre mondiale.
La condition ouvrière
C'est aussi l'époque où de nombreux intellectuels français commencent à se passionner pour la «question ouvrière». La révolution russe semble avoir assuré le triomphe des ouvriers en URSS, et le communisme apparaît comme la seule force capable de faire face au fascisme. Plus lucide que les autres, Simone Weil se rend vite compte que la domination totalitaire peut provenir d'un côté comme de l'autre.

APPORTS

Intellectuelle et militante éprise d'absolu, Simone Weil est le contraire d'un chef d'école. Pourtant, l'indépendance de sa pensée, sa figure de sainte laïque continuent de fasciner.
Une idéaliste lucide. Plus militante que Camus, moins dogmatique que Sartre, plus spontanée et plus indépendante que bien des «intellectuels de gauche», Simone Weil illustre une trajectoire exemplaire par son engagement sans concessions et par sa lucidité intellectuelle. Son expérience «sur le terrain» — en usine et aux côtés des anarchistes espagnols — lui a fait rapidement perdre ses illusions quant à la capacité de la révolution à changer les hommes.

L'évolution de la philosophe vers le mysticisme chrétien — un mysticisme qui conserve d'ailleurs ses distances vis-à-vis de l'Église — illustre peut-être l'impasse à laquelle tout idéalisme politique est condamné. Dans un sens, son constat selon lequel le conflit entre l'individu et la société ne peut pas être résolu par des utopies collectives, mais plutôt par une démarche personnelle et spirituelle, est peut-être indépassable: aucune société ne peut en effet combler notre soif d'absolu.

Postérité/actualité. La pensée de Simone Weil évoque par certains aspects le personnalisme et sa critique humaniste de la société. Elle annonce aussi la critique des sociétés industrielles et techniciennes par les penseurs de l'École de Francfort — Marcuse, Habermas, Adorno, etc. Elle rappelle également certaines analyses d'une autre grande philosophe, comme elle d'origine juive, Hannah Arendt. Mais sa quête mystique, le fait qu'elle soit une femme en font un personnage unique dans la philosophie française.



WEIL (Simone), écrivain et philosophe français (Paris 1909-Londres 1943). Elle eut pour professeurs Le Senne et Alain. Entrée à l'Ecole normale supérieure (1928), elle est agrégée de philosophie en 1931. Jusqu'en 1938, elle enseigne dans différents lycées de province. En 1934-1935, elle travaille comme ouvrière chez Renault; en 1936, elle combat aux côtés des républicains espagnols et, en 1942, rejoint la France libre. Sa notoriété d'écrivain commence après sa mort. Plusieurs livres réunissent ses articles, travaux, manuscrits et journaux intimes : la Pesanteur et la grâce (1947), la Connaissance surnaturelle (1949), l'Enracinement (1950), Lettre à un religieux (1951), la Condition ouvrière (1951), la Source grecque (1953). Son mysticisme chrétien pénètre son engagement dans le monde. Son œuvre, qui se fait l'écho de tous les bouleversements de la guerre, des malheurs de l'humanité laborieuse et de la condition ouvrière, est une recherche passionnée de justice sociale et de salut individuel, exprimée dans un style pur et lumineux au service d'une réflexion rigoureuse et énergique.
WEIL Simone. Philosophe française. Née à Paris le 3 février 1909, morte à Londres le 24 août 1943; Issue d’une famille de riche bourgeoisie israélite, elle reçut une première éducation toute agnostique. Enfant d’une intelligence extrêmement précoce, elle fut une brillante élève du lycée Victor-Duruy. Après avoir fait son année de philosophie sous la direction de Le Senne, elle entra en « khâgne » au lycée Henri-IV, où pendant trois années, elle reçut l’enseignement d’Alain. Admise à l’Ecole Normale Supérieure en 1928, agrégée de philosophie en 1931, Simone Weil s’enthousiasmait déjà avec une égale passion pour la pensée grecque et pour le syndicalisme révolutionnaire. Pendant ses années d’étude, Simone Weil avait également acquis une connaissance approfondie, de la pensée de Marx, et c’est un congrès de la C.G.T. qui lui fournit le sujet de son premier article, publié en octobre 1931, dans Libres Proposée, petite revue de son maître Alain; mais, son naturel libertaire lui inspirant la plus grande méfiance pour l’étatisme soviétique, Simone Weil frayait avec les trotskistes, les anarcho-syndicalistes, les militants de la Révolution prolétarienne, beaucoup plus qu’avec les communistes orthodoxes. Nommée professeur de philosophie au Lycée du Puy en automne 1931, puis au Lycée d’Auxerre, elle fonda aussitôt un cercle d’études, auquel elle abandonna tout son traitement d’agrégé, se contentant pour vivre des cinq francs quotidiennement alloués aux chômeurs de la ville. A ses yeux, l’« ennemi capital » n’est plus seulement le fascisme, mais bien, sous ses noms divers, « fascisme, démocratie ou dictature du prolétariat », l’« appareil administratif, policier et militaire ». Simone Weil s’oriente donc déjà vers une solution essentiellement personnaliste et morale du problème social, comme l’attestent encore ses Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, écrites en 1934, et recueillies avec d’autres essais contemporains dans le volume Oppression et liberté (1955).
Mais une âme d’apôtre comme était celle de Simone Weil ne pouvait manquer de souffrir des privilèges et du confort attachés à sa position d’intellectuelle. Dès son enfance, elle avait senti d'instinct que la misère ne pouvait être vraiment connue que par une expérience, une participation engageant la vie tout entière. A Roanne, au cours de sa troisième année d’enseignement (1933-34), elle prit la décision de s’astreindre au travail d’ouvrière d’usine, comme à une épreuve volontaire et indispensable pour étayer sa pensée et son action de militante révolutionnaire. Le 4 décembre 1934, elle entrait donc chez Renault et, remplissant les pénibles fonctions de manœuvre sur machines, aux presses et aux fraiseuses, elle y resta employée jusqu’en août 1935. Lorsqu’elle quitta l’usine, elle se trouvait dans un état de santé misérable, mais son expérience morale, consignée dans le journal et les lettres recueillies sous le titre La Condition ouvrière (1951), a été plus accablante encore : Simone Weil venait en effet de découvrir que l’oppression de l’ouvrier moderne ne tient pas seulement à une mauvaise organisation sociale, toujours réformable, mais à la nature même du travail mécanique, dont la nécessité s'impose pourtant invinciblement. Conservant ses habitudes d’extrême pauvreté volontaire, Simone reprend le professorat à Bourges (1935-36), mais bientôt la guerre civile espagnole vient la bouleverser. Dés août 1936, elle part pour Barcelone, impatiente de s’engager dans les rangs des anarchistes. Un accident l’obligera à regagner la France deux mois plus tard, mais ce bref contact avec la guerre lui a suffi pour constater avec effroi à quel point le goût du meurtre pour lui-même peut être facilement réveillé chez l’homme « civilisé ». Il lui semble d’autre part — et son expérience rejoint ici celle de Malraux dans Espoir et de Bernanos dans Les Grands Cimetières sous la lune — que l’opposition entre dictature et démocratie tend de plus en plus à s’effacer et que, dans tous les camps idéologiques, 1 ’homme moderne est écrase par la machine sociale ou guerrière, réduit à l’état de fonction anonyme.
Ne faut-il pas, dès lors, chercher le salut au-delà de la politique ? Au printemps de 1937, au cours d’un voyage à Assise, Simone Weil, pour la première fois de sa vie, tombait à genoux devant un crucifix. Un séjour à Solesmes pendant la semaine pascale de 1938 conforma cette rencontre brutale avec Dieu : « Le Christ lui-même est descendu et m’a prise », nota l’ancienne élève d’Alain. Elle commença à faire de l’Evangile sa lecture quotidienne, mais, à l’égard de l’Église, liée à ses yeux au système capitaliste et bourgeois, elle gardera la plus grande réserve. Le 13 juin 1940, l’invasion allemande l’obligea de quitter Paris; elle se réfugia à Marseille. Comme une loi raciale vint bientôt la mettre en congé sans indemnité, elle put désormais consacrer tout son temps à la méditation et au travail personnel. C’est à cette époque qu’elle commença de rédiger ses Cahiers, dont un choix fut donné en
1950 sous le titre La Pesanteur et la Grâce , et qui furent ensuite publiés en trois volumes (1951-56). A Marseille, Simone Weil fréquenta le groupe des Cahiers du Sud et, sous le pseudonyme d’Emile Novis, donna dans cette revue des articles de philosophie et de littérature, des réflexions sur la condition ouvrière et sur le catharisme, qu’elle venait de découvrir. Cependant son évolution religieuse se poursuivait; elle refuse pourtant le baptême et s’explique sur sa position religieuse dans les lettres recueillies dans Attente de Dieu (1950) : elle a la foi, elle veut vivre la charité, mais elle refuse le dogme qui lui apparaît comme une limitation arbitraire de la Révélation. Il faut noter d’autre part que cette israélite montre une curieuse aversion pour le judaïsme et qu’elle rêve à une religion plus vaste, intégrant toutes les traditions religieuses de l’humanité et, au premier rang de toutes, la tradition grecque — cf. Intuitions pré-chrétiennes (1951) et La Source grecque (1953). Il ne semble pas que Simone Weil ait fait, par la suite, des progrès en direction de l’Église; tout au contraire, sa Lettre à un religieux, écrite en 1942, marque un durcissement dans son refus du dogme. Le 17 mai 1942, elle parvient enfin à s’embarquer pour les États-Unis, via l’Afrique du Nord. Là-bas, elle poursuit sa méditation spirituelle — cf. La Connaissance surnaturelle (1950), tout en multipliant les démarches pour entrer dans les services de la « France libre » à Londres. En novembre 1942, elle arrive en Angleterre et, pendant l’hiver suivant, rédige son essai sur L Enracinement (1950). Malheureusement, sa santé, déjà atteinte, est encore aggravée par les restrictions volontaires qu’elle continue de s’imposer avec une rigueur accrue. En avril 1943, Simone Weil doit être admise à l’hôpital Middlesex, à Londres; elle meurt quelques mois plus tard au sanatorium d’Ashford — cf. Ecrits de Londres et dernières lettres (1956). Rien n’est mesuré chez ce philosophe, disparu alors que sa pensée était encore en pleine évolution. Quand Simone Weil mêle les religions grecques, les mystères égyptiens, la fabulation platonicienne, les paroles des prophètes juifs en une hétérodoxe et peut-être géniale synthèse; quand elle hausse la transcendance de Dieu jusqu’à le rendre presque impersonnel et inaccessible; quand elle déprécie la création jusqu’à lui refuser toute consistance et toute vérité et à concevoir un univers régi par une implacable nécessité, son lecteur se sent pris de vertige, entre une terre où le mal seul paraît à l’œuvre et un Dieu hors d’atteinte. Mais faut-il interpréter Simone Weil en philosophe ? Cette âme a été ravie par Dieu, consumée littéralement par une illumination reçue, tandis que son intelligence ne réussissait pas encore à équilibrer le sentiment du divin et les justes mesures humaines, dont elle avait pourtant le sens. Dans ses contradictions, dans l’exemple inouï de sainteté laïque qu’elle a laissé, Simone Weil est la plus haute incarnation de la nostalgie religieuse de l’humanité d’aujourd’hui.


Weil (Simone, 1909-1943.) Philosophe française. Professeur de philosophie, elle décide d’aller travailler en usine pour partager le sort des ouvriers, puis s'engage aux côtés des républicains dans la guerre d'Espagne, et finalement rejoint les combattants de la « France Libre » en Angleterre où elle meurt d'épuisement. ♦ Cette vie ardente et passionnée se traduit sur le plan de la pensée par l'analyse lucide de la crise morale que traverse l'Occident et dont le nazisme sera l'illustration, et par la dénonciation des malheurs de la condition ouvrière. L'oubli de soi, que Simone Weil incarne d'une manière pathétique, se retrouve - transposé au niveau spirituel - avec son interprétation malebranchiste de l'attention conçue comme une disponibilité de l'âme à l'égard de la vérité qui exige une connaissance surnaturelle dans la mesure où elle dévoile la relation essentielle entre l'humain et le divin. Les ouvrages de S. Weil - tous posthumes -expriment un mysticisme nourri à la source grecque mais d'inspiration chrétienne pour l'essentiel - le Dieu de la Bible étant récusé car jugé trop sévère. Œuvres PRINCIPALES : La Pesanteur et la Grâce (1947) ; L’Enracinement (1949) ; Attente de Dieu ; La Connaissance surnaturelle (1950) ; La Condition ouvrière (1951) ; La Source grecque (1953) ; Ecrits historiques et politiques (1960).


Simone Weil : témoin de l’absolu ou dilettante crucifiée ?
Cette figure de philosophe au féminin constitue sans doute l’exemple limite de ce que pouvait produire la philosophie fran­çaise dans ses processus de formation les mieux rodés. Née en 1909 d’une famille bourgeoise à Paris, elle suit le canal rituel, obligé : khâgne à Henri-IV, où elle est l’élève d’Alain (avec qui elle restera très liée), Ecole normale supérieure, agrégation, enseignement secondaire. Mais là soudain, tout dérape, peut-être plus vite encore parce qu’elle est femme et qu’elle sort de ses rôles ; le monde réel lui semblé la requérir d’une instance
plus urgente que la philosophie. Avec toute l’information de l’intellectuelle et la disponibilité de la jeunesse, elle se lance dans l’agitation ouvrière, frayant avec l’anarcho-syndicalisme et le trotskisme. Elle passera en 1934 à l’échelon supérieur, en pra­tiquant ce qu’on appellera bien plus tard l'établissement, joli mot pour désigner la rupture avec l’ordre établi. Elle s’engage aux postes les plus durs chez Alsthom, puis chez Renault, afin d’éprouver comment c’est de travailler dans les usines, un peu comme si Dieu allait ressentir parmi les hommes comment c’est de mourir. Surenchère encore : elle va prendre une arme à Barcelone, dans une formation militaire anarchiste, aux côtés des républicains espagnols. Enfin l’Occupation lui fait un devoir de rejoindre la France libre à Londres. Elle meurt, épui­sée par la maladie ou consumée par son feu intérieur, à Ashford en 1942.
Ce destin fulgurant ne pourrait être qu’une leçon humiliante pour ces prudents, ces velléitaires, ces tièdes, ces sceptiques que sont fréquemment les philosophes (imaginons Simone Weil méditant Blondel avant chacun de ses passages à l’acte).
Mais entre-temps, après des annonces qui lui furent faites à Assise en 193*7, à Sainte-Marie-des-Anges, puis à Solesmes, pen­dant la Semaine sainte (le chant grégorien la transit), enfin dit-elle : « Le Christ est descendu et m ’a prise. » Il ne manquait en effet plus que cela à une âme déjà si écartelée. Est-ce suffisant pour identifier la compassion active de Simone Weil envers la classe ouvrière au titre du « catholicisme social ? » C’était en tout cas la première fois qu’un philosophe s’intéressait au sort des prolétaires non pour leur apporter ce qu’il savait, mais pour par­tager ce qu’ils vivaient.
Certes, ce christianisme mystique (traduit dans les Cahiers, La Connaissance surnaturelle, L’Enracinement) n’est pas sans se teinter d’hérésie, séduit par la gnose, le catharisme, le mysticisme néantiste, le bouddhisme. Mais une autre lecture semble pouvoir rendre compte des dérives de Simone Weil : la haine de ses propres origines, culpabilisées à l’extrême. Née juive et bour­geoise, les seules constantes de sa fuite en avant seront le déni et l’exécration du judaïsme et de la bourgeoisie. « Heureusement, un tel antisémitisme n’a aucun rapport avec celui des adeptes du national-socialisme », écrit à son propos, Marie-Magdeleine Davy, experte du mysticisme. Heureusement en effet ! Allons, ne nous décourageons pas, il y a encore des antisémitismes très honorables. Mais les lois raciales rattrapent Simone Weil à Marseille où elle est exclue sans traitement de l'Université. « Ce qui lui permet enfin de se consacrer à son œuvre philosophique », écrit un autre biographe. Œuvre en effet considérable : sept tomes dans l’édition complète de Gallimard, qui va de l’analyse de l’ère industrielle au néoplatonisme, en passant par toute la philosophie.
Ce qui lui permet aussi d’adresser à Xavier Vallat, sympathique commissaire aux Questions juives, une lettre datée de 1941 qui débute ainsi : «Je ne me considère pas moi-même comme juive car je ne suis jamais entrée dans une synagogue, j ’ai été élevée sans pratique religieuse d’aucune espèce par des parents libres penseurs, je n ’ai aucune attirance vers la religion juive, aucune attache avec la religion juive, et je ne me suis nourrie depuis ma première enfance, que de la tradition hellénique, chrétienne et française. » Comment une jeune fille aussi bien nourrie pou­vait-elle encore être confondue avec une Juive ? C’était assuré­ ment là le problème. Mais quelle qu’ait été la tendance des intellectuels d ’origine juive à l’assimilation, voire à la conversion, fréquente comme un syndrome, un Bergson en la circonstance répugnait à une telle profession de non-foi. Ou encore un Jean Wahl, arrêté par la Gestapo et envoyé à Drancy, échappait de jus­tesse au pire.
Dans sa culture illimitée, dans son attirance illimitée pour tout ce qui souffre, il semble que Simone Weil n ’ait connu qu’une tache aveugle : la judaïté. Ainsi cet engagement éperdu d’une liberté peut aussi apparaître comme le ressac d’une machinerie passionnelle de ressentiment et d’intolérance à soi. Les effets ne manquent pas d’une pathétique grandeur et forcent une admi­ration attristée pour celle que Célestin Bouglé, mentor de l’Ecole, surnommait « la Vierge Rouge ».
Mais l’injection du christianisme dans la tranquillité philoso­phique ne se borne pas à l’exercice lénifiant d’une méditation édifiante. En effet, la turbulence vivifiante de cette influence dans les années trente et quarante peut se mesurer à l’exemple margi­nal d’un Marcel Moré. Cet ancien polytechnicien, auteur d’une lecture ésotérique de Jules Verne et de Mozart, avait publié en 1930 un roman intitulé Les Noces chymiques du Capitaine Nemo et de
Salomé, fresque où figuraient les vedettes de l’art et de la philoso­phie. Mais il tenait aussi salon où se rencontraient, pendant l’Occupation, Klossowski, Bataille, Massignon, Sartre, le père Daniélou et bien d’autres.
Il n ’était pas moins le fondateur d’une revue, Dieu Vivant, perspectives religieuses et philosophiques, inspirée par un christia­nisme très spéculatif. Approfondissement des abîmes de la conscience moderne, à la lumière des expériences religieuses les plus diverses autour du christianisme, les réunions associées à cette publication révéleront l’investissement religieux profond de toute cette époque, quand, par exemple, Bataille y débattait avec Sartre des thèses qui seront celles de son Expérience intérieure et de Sur Nietzsche, en présence de Blanchot ou de Jacques Madaule.