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ROUSSEAU Jean-Jacques (1712-1778)

ROUSSEAU Jean-Jacques. Né le 28 juin 1712 à Genève, mort le 2 juillet 1778 à Ermenonville (Oise). Il était le fils d’un horloger — descendant d’un protestant français réfugié en 1549 et originaire de Montlhéry-lès-Paris — qui s’appelait Isaac et s’était marié avec Suzanne Bernard, elle aussi « citoyenne de Genève ». Celle-ci mourut à la naissance de Jean-Jacques. Elle avait eu, sept ans auparavant, un autre fils, François, dont on ne sait rien, sinon qu’il disparut encore enfant sans laisser de trace. Son père, qui avait mené une vie vagabonde et était allé jusqu’à Constantinople, une fois marié, avait gardé à son retour des allures insouciantes et ne s'intéressait guère à l’argent. Il avait pris l’habitude de lire, en compagnie de son fils Jean-Jacques, des romans de toute sorte, comme L’Astrée — et les Vies parallèles de Plutarque. L’imagination de l’enfant s’échauffait à ces lectures et sa sensibilité s’exaspérait. « Je n’avais rien conçu, dit-il à ce propos; j’avais tout senti. » Jean-Jacques n’avait que dix ans lorsque son père, qui s’était pris de querelle avec un de ses concitoyens, fut forcé de s’exiler. Il fut confié alors à son oncle Bernard, nommé tuteur. Celui-ci le mit en pension à Bossey, avec son propre fils, chez le Ministre Lambercier où il passa deux années qui restèrent, dans son souvenir, les plus douces de sa vie. C’est là qu’il reçut deux fessées dont la première lui révéla l’amour parce qu’elle était subie, et l’autre l’injustice parce qu’elle était imméritée. Rappelé à Genève avec son cousin il y demeura trois ans, étudiant la géométrie, écrivant des comédies, puis des sermons qu’il n’osait montrer à personne. Sa famille pensa d’abord à faire de lui un horloger, puis un pasteur, enfin on se décida pour le métier de procureur et on le fit entrer chez un greffier qui, au bout de quelques mois, le jugeant incapable, le congédia. C’est alors qu’il fut place en apprentissage chez un graveur qui le traita brutalement et chez lequel il tut poussé par un camarade à commettre des larcins qui entraînèrent des punitions. Un jour qu’il s’était promené dans la campagne il trouva à son retour les portes de la ville fermées et il résolut, dans la crainte du châtiment qui l’attendait, de s’éloigner de Genève. Il avait seize ans. Arrivé à deux lieues de là, en Savoie, il se présenta au curé du village de Confignon qui l’accueillit et l’invita à se convertir au catholicisme; dans ce but il lui remit une lettre pour Mme de Warens, jeune femme récemment convertie qui touchait à cause de son zèle une pension de 2 000 francs du roi de Sardaigne. Il se rendit donc à Annecy et y rencontra sur le chemin de l’église Mme de Warens : « Je m’étais figuré une vieille dévote bien rechignée... Je vois un visage pétri de grâces, de beaux yeux pleins de douceur, un teint éblouissant, le contour d’une gorge enchanteresse. Rien n’échappa au rapide coup d’œil du jeune prosélyte; car je devins à l’instant le sien, sûr qu’une religion prêchée par de tels missionnaires ne pouvait manquer de mener en paradis. » Cette rencontre eut lieu le dimanche des Rameaux — 21 mars 1728 — date qui eut la même importance pour Rousseau, que, pour Dante et Pétrarque, celle où ils virent pour la première fois Béatrice et Laure. Mme de Warens envoya son protégé à Turin, à l’hospice des catéchumènes, où il se décida, beaucoup plus rapidement qu’il ne le dit plus tard, a abjurer le protestantisme, bien que les gens sans aveu qui fréquentaient l'hospice lui fissent horreur. Mais il s’en éloigna le plus vite qu’il put avec, comme viatique, la vingtaine de francs qui lui avaient été jetés par les personnes qui assistaient à son abjuration. Il vécut quelque temps dans la pauvreté, puis il entra comme laquais au service de Mme de Vercellis qui mourut bientôt après. Et à ce moment il s’empara d’un ruban qui le tentait, dit-il, et du vol duquel il laissa accuser une servante. Puis Rousseau eut l’occasion de faire la connaissance de l’abbé Gaime dont il fit le « vicaire savoyard » et entra chez le comte de Gouvon, écuyer de la reine, en qualité d’échanson. Sa connaissance du latin s’étant révélée un jour chez son nouveau maître, celui-ci lui fit donner de l’instruction et se chargea de son avenir; mais cela dura peu de temps, car Rousseau, étant devenu l’ami intime d’un jeune Genevois, Bâcle, gai et spirituel, se fit chasser exprès pour partir avec ce dernier faire le tour du monde en montrant une fontaine de Héron pour gagner leur vie. Il fut bientôt obligé par la pénurie à chercher refuge chez Mme de Warens. Elle avait vingt-cinq ans, lui dix-neuf. Tout de suite les relations furent familières (il l’appelait « maman », elle l’appelait « petit ») et pleines de tendresse. Mme de Warens donnait à Jean-Jacques de bons conseils et de moins bons exemples. Elle voulut le faire entrer au séminaire, il y entra par obéissance et attesta par écrit qu’il avait assisté à un miracle opéré par l’évêque d’Annecy, pour faire plaisir également. Au bout de quelques mois il fut renvoyé et revint chez sa protectrice qui le plaça cette fois, comme il était passionné de musique, chez le maître de chapelle de la cathédrale, M. Le Maître, chez qui il resta un an, dans le voisinage de Mme de Warens. M. Le Maître ayant eu une altercation avec le chantre dut fuir et Rousseau l’accompagna jusqu’à Lyon où il l’abandonna. Il revint à Annecy, d'où Mme de Warens était partie pour Paris, et se lia avec un musicien français nommé Venture qui exerça de l’influence sur lui. Il escorta la fille de chambre de Mme de Warens qui retournait dans son pays, à Fribourg, et bien que ce voyage fût propice à une déclaration d’amour attendue par la jeune femme, il ne lui en toucha mot. Ainsi avait-il agi déjà par timidité avec trois autres femmes bien disposées pour lui. En passant par Noyon, il alla voir son père qui s’était remarié et ne chercha pas a le retenir. De Fribourg ensuite, il se rendit à Lausanne où, pour imiter Venture, il eut l’idée de se faire passer pour musicien, sous un nom d’emprunt, et composa une cantate qui ne fut pas bien accueillie. Un jour, dans une de ses promenades, à Boudry, près Neuchâtel, il fit la connaissance d’un étrange personnage qui se faisait passer pour archimandrite du Saint-Sépulcre, quêtant pour le rachat des esclaves chrétiens; il ne parlait et ne comprenait que l’italien. Jean-Jacques devint son interprète. C’était un escroc que démasqua l’ambassadeur de France, M. de Bonac, qui s’intéressa d’autre part à Rousseau et lui fournit les moyens d’aller à Paris. Rousseau fit le voyage à pied en quinze jours mais ne trouva pas à s’employer à Paris. Il revient donc chez Mme de Warens, installée à Chambéry. Il s’aperçut pour la première fois que Claude Anet, officiellement valet de chambre de sa protectrice, jouait un rôle plus intime auprès de cette dernière, dont le divorce n’était pas reconnu en Savoie. Cette découverte ne changea rien à ses sentiments. Il devint l’ami de Claude Anet qui lui apprit à herboriser; il se reprit de passion pour la musique et organisa des concerts chez sa bienfaitrice dans lesquels il fit avec succès le chef d’orchestre; il donna aussi des leçons à de jeunes et charmantes élèves. Pour lui épargner de dangereuses tentations, Mme de Warens résolut, « par tendresse maternelle », de le « traiter en homme ». Il avait vingt et un ans. Claude Anet qui resta l’intendant et l’amant y consentit. « Ainsi s’établit entre nous trois une société sans autre exemple sur la terre. » A la mort de l’intendant, Rousseau prit sa place en même temps que ses habits. Il accompagna sa maîtresse à la fin de l’été 1736 dans sa nouvelle demeure, aux Charmettes, à la porte de Chambéry. Rousseau y partagea son temps entre les soins donnés au jardin et ceux qu’il donnait à son esprit, achevant son éducation négligée jusqu’alors, en lisant surtout les écrits de Port-Royal. Les affaires de Mme de Warens étaient en mauvais état; l’héritage médiocre de sa mère, que Rousseau finit par réclamer, ne suffisait pas à les rétablir. De plus, la santé de Rousseau s’étant délabrée, il alla à Montpellier se faire traiter. En chemin il se lia avec Mme de Lamage qui voyageait avec une autre dame et le marquis de Torignan auprès duquel Rousseau se fit passer pour un Anglais jacobite. Mme de Larnage devint amoureuse de lui. Au bout de six semaines Rousseau repartit pour Chambéry, plus malade qu’à son départ. Mme de Warens l’avait entretemps remplacé par le fils du portier du château du Chillon. Rousseau refusa le partage et accepta la place qu’on lui offrait de précepteur des enfants de M. de Mably, grand prévôt de Lyon (frère de Condillac), qu’il garda un an. Il ne put s’empêcher de retourner auprès de Mme de Warens. Au cours de ce dernier séjour chez elle, il inventa un système de notation musicale dont il espérait la fortune à Paris. Il y arriva en 1741 mais son système fut rejeté par l’Académie; il fit pourtant la connaissance d’hommes importants parmi lesquels Fontenelle et Réaumur, Rameau, Marivaux, Diderot. Il protesta contre le refus de l’Académie par une Dissertation sur la musique moderne. Il vivait médiocrement de leçons de musique, et composait des « opéras-tragédies ». Mme Dupin dont il devint amoureux lui résista mais lui procura la place de secrétaire particulier de M. de Montaigu, qui venait d’être nommé ambassadeur à Venise. Il passa dix-huit mois à Venise où il se montra, dit-il, grand diplomate et où il eut des amours qui n’aboutirent pas avec une courtisane qui lui conseilla de quitter les femmes et d’étudier les mathématiques. L’ambassadeur ne voulut pas garder à son service quelqu’un qui lui était supérieur et Rousseau dut revenir à Paris où il ne put obtenir satisfaction. C’est à ce moment qu’il entra en relations dans son médiocre hôtel avec une lingère, Thérèse Levasseur, qui avait ses parents à sa charge et dont le maintien modeste et le doux regard le séduisirent; elle avait vingt-deux ans. Rousseau lui déclara dès l’abord qu’il ne l’épouserait jamais mais qu’il ne l'abandonnerait jamais non plus. Il tint sa promesse et vécut désormais avec cette femme sotte et bornée. Cependant il avait terminé son opéra Les Muses galantes qui fut représenté en présence de Rameau chez M. de la Poplinière. Il écrivit le récitatif d’un opéra Le Temple de la gloire dont les paroles étaient de Voltaire et la musique de Rameau. Il devint secrétaire de Mme Dupin en même temps que de son gendre, M. de Francueil, et passa l’été de 1747 à Chenonceaux, propriété de M. Dupin. De retour à Paris, il apprit que Thérèse était sur le point de le rendre père. L’enfant fut porté aux « Enfants assistés » sur le conseil de la mère de Thérèse et avec le consentement empressé des parents. Rousseau eut ainsi cinq enfants qui subirent le même sort et dont il ne parle que dans son ouvrage posthume, Les Confessions. Il déclare avoir eu des remords de ces abandons; mais la délicatesse extrême de sa conscience ne l’empêcha jamais de suivre ses intérêts, ni de satisfaire ses désirs; et les scrupules qui se manifestaient après l’accomplissement de ceux-ci n’en prenaient qu’une expression plus touchante. Il se donne d’ailleurs des excuses : « Hors d’état d’élever moi-même mes enfants, il aurait fallu dans ma situation les laisser élever par leur mère qui les aurait gâtés, et par sa famille qui en aurait fait des monstres. Je frémis encore d’y penser. » Rousseau fréquentait alors Mme d’Êpinay, d’Alembert et Diderot pour lequel il écrivait tous les articles concernant la musique de l'Encyclopédie. Diderot ayant été emprisonné à Vincennes pour sa Lettre sur les aveugles, Rousseau allait lui rendre visite et un jour, apprenant par Le Mercure de France que l’Académie de Dijon avait proposé pour sujet de concours cette question : « Si le progrès des sciences et des lettres a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs », il s’arrêta en route et commença d’écrire le Discours sur les sciences et les arts qui répond par l’affirmative à la question posée, obtint le prix et fut publié en novembre 1750 avec un très grand succès. Il parut un grand nombre de Réfutations dont une anonyme due au roi Stanislas. Rousseau tint tête et répondit avec fermeté. A la même époque, il réforma son train de vie pour le mettre d’accord avec ses idées sur la vie simple et naturelle. Son nouvel opéra Le Devin du village fut joué à la cour et obtint un grand succès sans que l’auteur voulût en profiter. C’était le temps de la polémique entre le « coin du roi » qui soutenait Rameau et la musique française et le « coin de la reine » qui soutenait la musique italienne. Rousseau prit parti, avec Grimm, pour les Italiens et publia une Lettre sur la musique française; il fit jouer une comédie Narcisse qui échoua. En 1754, il tire les conséquences de son premier Discours dans son Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes où il attaque les hiérarchies sociales instituées; il ne veut pas tant soutenir l’idée de la bonté naturelle de l’homme que dénoncer l’injustice de la société; et il oppose aux « feux follets de la science » le « sens intérieur ». Voltaire l’attaqua. Un voyage à Genève lui fit revoir Mme de Warens tombée dans la misère. « Distrait par un autre attachement, je sentis relâcher le mien pour elle... Je gémis sur elle et ne la suivis pas. De tous les remords que j’ai sentis en ma vie, voilà le plus vif et le plus permanent. » Rousseau ayant répudié sa conversion au catholicisme fut réintégré dans le titre et les droits de citoyen de Genève. Mais après des tergiversations il n’accepta pas d’en jouir, d’autant plus que Voltaire était allé résider à Ferney, et il revint à Paris. Mme d’Êpinay l’installa à l’Ermitage, petit logis situé à une lieue d’Êpinay sur la lisière de la forêt de Montmorency; l’endroit était « solitaire plutôt que sauvage »; c’était au printemps 1756. Rousseau se crut placé dans les meilleures conditions pour remplir sa mission : dire la vérité. Il conçut et écrivit la première moitié de Julie ou la nouvelle Héloïse. En même temps il tomba amoureux de Mme d’Houdetot qui, elle, aimait Saint-Lambert et ne promit a Rousseau que son amitié. Mme d’Epinay devina ce qui se passait et Saint-Lambert fut mis au courant. Rousseau crut que la faute en était à la première ainsi qu’a Grimm, son amant. Finalement Mme d'Epinay donna congé à Rousseau qui s’empressa de quitter l’Ermitage et alla s’établir à Montlouis près Montmorency, en se débarrassant cette fois de la mère de Thérèse (décembre 1757). C’est à Montlouis qu’il acheva La Nouvelle Héloïse et qu’il écrivit la Lettre à d'Alembert sur les spectacles. Il y connut M. de Malesherbes, directeur de la « librairie », qui lui proposa son aide et lui rendit des services. Il se lia avec le maréchal de Luxembourg et sa femme. Il se mit à son livre sur l’éducation qui lui demanda trois ans. Trois ouvrages de Rousseau parurent à peu près en même temps : La Nouvelle Héloïse (1761), Le Contrat social (1762), qui fut saisi à son arrivée en France, et enfin Emile qui parut le 24 mai 1762 et fut condamné au feu, et son auteur « décrété de prise de corps » le 8 juin. Ces trois ouvrages eurent un immense succès et firent de Jean-Jacques un grand directeur de conscience à qui l’on pouvait s’adresser quand on ne faisait partie ni du clan des philosophes ni du clan des dévots. La Profession de foi du vicaire savoyard donne ce conseil : « Osez confesser Dieu chez les philosophes, osez prêcher l’humanité aux intolérants. » Après le décret de la grand’chambre, il dut s’enfuir sur le territoire de Berne, à Yverdon où il apprit que Emile avait été brûlé également à Genève. Il se retira à Motiers-Travers, dans le comté de Neuchâtel qui appartenait au roi de Prusse et était gouverné par Milord Maréchal (alias Milord Keith, Écossais). Il y vécut d’abord paisiblement. Son infirmité — la maladie de la pierre — le tourmentant de plus en plus, il adopta l’habit arménien qu’il jugeait plus commode. Mais, les pasteurs suisses l'ayant attaqué, il leur riposta par de virulentes Lettres écrites de la montagne (1764) qui suivirent la Lettre à l'archevêque de Paris (1763) et attirèrent une réplique de Voltaire dans un pamphlet anonyme, Le Sentiment des citoyens, qui lui donna l’idée d’écrire un grand livre pour se justifier : Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, contenant le détail des événements de sa vie et de ses sentiments secrets dans toutes les situations où il s'est trouvé. Cependant, devant les menaces grandissantes de la populace et la citation à comparaître devant le Consistoire, Rousseau dut s’enfuir dans le territoire de Berne et se réfugier à l’île Saint-Pierre où il passa la fin de l’été 1765. — Mais il dut partir à nouveau et, ne sachant où se réfugier cette fois, il accepta l’offre que lui faisait David Hume de le conduire en Angleterre après un très court séjour au Temple, asile inviolable, où l’avait mené le prince de Conti. Hume l’établit à Wotton, dans le comté de Derby, après un passage à Londres assez bref. Puis l’attitude de Hume à son égard lui paraît de plus en plus suspecte. Il imagine, sur la base d indices qui pouvaient être interprétés de différentes façons, qu’un complot a été monté contre lui (paroles prononcées par Hume la nuit, lettres décachetées, libelles injurieux); il s’aperçoit qu’une lettre adressée à lui par le roi de Prusse et lui offrant un refuge a été fabriquée. Il pense que Choiseul est à la tête du complot. Pourtant il eut le temps d’écrire les six premiers livres des Confessions. Malgré l’offre du roi d’Angleterre de lui faire une pension, il partit pour la France en mai 1767. Là il se fit appeler M. Jacques, puis M. Renou, passa plusieurs jours dans une maison de Mirabeau à Fleury-sous-Meudon, puis à Trye, près de Gisors, qui appartenait au prince de Conti. Là, il acheva le sixième livre des Confessions. Mais il se croyait de plus en plus persécuté et s’imagina qu’on le rendrait responsable de la maladie de son ancien ami du Peyron qui était venu lui rendre visite et de la mort du concierge du château. Il quitta Trye au bout d’un an, se rendit à Lyon, Grenoble, Chambéry où il alla sur la tombe de Mme de Warens rêver à son passé, puis à Bourgoin où le 29 août 1768 dans une chambre d’auberge, en présence du maire de la ville et d’un cousin de celui-ci, il célébra son mariage avec Thérèse, devenue « sa femme par la grâce de Dieu » et prononça un discours sublime qui fit fondre en larmes les assistants. Il ne retrouva pas pour autant le calme; il crut découvrir la clé du grand complot tramé contre lui dont le dernier épisode était à Bourgoin la réclamation d’une dette imaginaire par un inconnu; il fit des confidences sur la cause de son tourment à une jeune femme, la comtesse de Berthier, qu’il avait rencontrée en allant à Pougues voir le prince de Conti; il faillit se brouiller avec Thérèse. Entretemps il s’était installé près de Bourgoin à Monquin, au pied des Alpes d’où il fit une excursion au Pilat pour herboriser; il s’était remis à la rédaction des Confessions. Au printemps 1770, il alla à Lyon assister à la représentation de son Pygmalion puis à Paris où il entreprit de faire dans des salons des lectures des Confessions, qui ne suscitèrent ni enthousiasme ni scandale mais plutôt de la gêne et de la pitié. Il se logea rue Plâtrière où il ne vécut que de très petites rentes et de son travail de copiste de musique. Il jouait de temps en temps chez lui des airs sur son épinette pendant que sa femme cousait du linge et qu’un serin chantait dans une cage; des moineaux venaient manger du pain sur ses fenêtres, et des plantes poussaient sur une de celles qui donnaient sur l’antichambre. Il fréquentait Bernardin de Saint-Pierre. Les visiteurs et les curieux étaient refoulés ou passés au crible par Thérèse. Un comte polonais lui demanda un projet de constitution pour son pays, et il écrivit des Considérations sur le gouvernement de Pologne et sur sa réformation projetée. Un redoublement de sa croyance à la persécution le fit écrire à M. de Sartine pour se justifier des calomnies lancées contre lui, puis un livre étrange : Les Dialogues, Rousseau juge de Jean-Jacques : ce sont trois entretiens entre « un Français » et Rousseau lui-même. Ne pouvant pas le publier, puisque ses persécuteurs l'en auraient empêché, il résolut de porter le manuscrit sur l'autel de Notre-Dame; mais le jour où il y alla, le 24 décembre 1776, il trouva, fermant le chœur, une grille qu’il n’y avait jamais vue. Condillac à qui il porta son écrit ne le comprit pas. Alors, en désespoir de cause, il rédigea un « billet circulaire adressé à la Nation française », dont il fit plusieurs copies et qu’il distribua dans les rues. Ce prospectus justificatif qui portait pour suscription : « A tout Français aimant encore la justice et la vérité », fut refusé par les passants. Puis Thérèse et lui tombèrent malades. Le 24 octobre 1776 une voiture le renversa dans la côte de Ménilmontant. Une fois remis il commença d’écrire son dernier livre : Les Rêveries du promeneur solitaire. Il se demandait s’il avait eu raison de choisir pour devise : « Vitam impendere vero », et consacra sa « Quatrième Promenade » à examiner les mensonges qu’il avait pu commettre et à s’absoudre. Ses forces déclinant, il cherchait un asile qui lui coûtât peu. Il accepta brusquement l’invitation du marquis de Girardin à venir habiter un pavillon devant le château d’Ermenonville, en attendant la chaumière qu’on lui construirait dans le verger. Il partit le 20 mai 1778. Le marquis, disciple de Jean-Jacques, avait ordonné le jardin comme son maître l’eût aimé et lui avait déjà élevé « un petit monument philosophique ». Le 2 juillet, Jean-Jacques Rousseau mourut d’apoplexie et fut enterré le surlendemain, dans la nuit, à l’extrémité du lac, dans l’île des Peupliers. Voltaire était mort un mois auparavant. D’avance Rousseau en a appelé au jugement de Dieu, à la première page des Confessions, et jeté la suspicion sur celui des hommes : « Qu’un seul te dise, s’il l’ose : je fus meilleur que cet homme-là. » Il faut tenir compte, en tout cas, de sa ou plutôt de ses maladies mentales. Et en dehors de cela, la pensée de Rousseau pose le problème gidien de la sincérité. Quel rapport la sincérité a-t-elle avec la vérité ? L’une implique-t-elle l’autre ou au contraire demande-t-elle à être complétée par l’autre ? Est-ce possible ? Questions auxquelles essaie de répondre Jean Guéhenno dans son important ouvrage sur Jean-Jacques. XVIIIe siècle. ♦ « Cet homme est un forcené... Je tâche en vain de faire de la poésie, mais cet homme me revient tout à travers mon travail; il me trouble, et je suis comme si j’avais à côté de moi un damné : il est damné, cela est sûr... » Diderot, lettre à Grimm, 1757. ♦ « ... ce sombre énergumène,! Cet ennemi de la nature humaine. » Voltaire, 1767. ♦ « La philosophie de Voltaire est celle des gens heureux... Rousseau est le philosophe des malheureux : il plaide leur cause, et pleure avec eux... Cependant, après avoir lu leurs ouvrages, nous éprouvons souvent que la gaieté de l’un nous attriste, et que la tristesse de l’autre nous console. » Bernardin de Saint-Pierre. ♦ Chez Rousseau, tout doit prendre la tournure d’un paradoxe... Rien, chez lui, n ’est simple affirmation; tout est neuf, frappant, étonnant; ce qui est beau en soi-même y est exagéré; ce qui est vrai est trop généralisé et cesse d’être la vérité... » Herder. XIXe siècle. ♦ « Avec Voltaire, c’est le monde ancien qui finit, avec Rousseau c’est un monde nouveau qui commence. » Gœthe. ♦ « Et, par miracle, comme si, dès l’origine,! Ton esprit connaissait d’avance les voies du Devenir,! L’action et les antiques errements de la vie,/ Tu discernes au premier signe ce qui va s’accomplir/ Et tu prends l’essor, esprit hardi,/ Comme les aigles qui précèdent la tempête,/ Volant à l’avant-garde des dieux qui vont venir...» Holderlin, Ode à Rousseau. ♦ «Jean-Jacques Rousseau n’a rien découvert, mais il a tout enflammé. » Mme de Staël. ♦ L’écrivain le plus éloquent qu’ait produit l’Europe du XVIIIe siècle... Il avait trop de sensibilité et trop peu de raison. » Stendhal. ♦ « Pour nous, quoi que la raison nous dise, pour tous ceux qui, à quelque degré, sont de sa postérité poétiquement, il nous sera toujours impossible de ne pas aimer Jean-Jacques, de ne pas lui pardonner beaucoup pour ses tableaux de jeunesse, pour son sentiment passionné de la nature, pour ta rêverie dont il a apporté le génie parmi nous, et dont le premier il a créé l’expression dans notre langue. » Sainte-Beuve. ♦ « Nous devons à Jean-Jacques Rousseau l’éloquence de nos tribunes; il était le maître de diction des orateurs qui allaient naître et parler après sa mort. Sa mission littéraire était de façonner la littérature civile de la France à l’usage de la révolution et des discussions politiques. » A. de Lamartine. ♦ «Il n’est pas ce que j’appelle un homme fort. Homme morbide, excitable, spasmodique; au mieux, intense plutôt que fort... » Carlyle. ♦ « Cet homme me déplaît, je crois qu’il a eu une influence funeste. C’est le générateur de la démocratie envieuse et tyrannique. Les brumes de sa mélancolie ont obscurci dans les cerveaux français l’idée du droit. » Gustave Flaubert. ♦ «Préoccupé de soi-même jusqu’à la manie et ne voyant dans le monde que lui-même, il imagine l’homme d’après lui-même et le décrit tel qu’il le sent. » Taine. ♦ « Rousseau, ce premier homme moderne, idéaliste et canaille en une seule personne, qui avait besoin de la « dignité morale » pour supporter son propre aspect, malade d’un dégoût effréné, d’un mépris effréné de lui-même. Cet avorton qui s’est campé au seuil des temps nouveaux... » Nietzsche.
XXe siècle. ♦ « C’est surtout en lisant Voltaire qu’on comprend l’importance de Rousseau... Sa fameuse lettre à Rousseau demeure une merveille d ’affectueux enjouement, de bonne grâce et d ’aménité dans la critique la plus juste. Il a raison; mais Rousseau a bien autre chose, et de plus important que la raison, et que Voltaire ne saisit pas [1923]... Ce que je n ’aime surtout pas, dans Rousseau, c’est son estime de l’ignorance. Le mésusage que l’homme a fait des découvertes de la science ne suffit pas à incriminer celle-ci, mais l’homme même qui en mésuse [1937?]» André Gide. ♦ « Jean-Jacques n ’a pas détruit la conscience, il l’a corrompue. Il l’a dressée au mensonge et à la falsification... aucun homme n’a peut-être poussé plus loin la corruption du sens intérieur... [mais] après tous les crimes qu’il avoue, cet homme n’en demeure pas moins, dans le siècle de Voltaire, l’avocat misérable de Dieu. » François Mauriac. ▼ « Rousseau : je me dis même que c ’est sur cette branche — pour moi la première jetée à hauteur d’homme — que la poésie a pu fleurir. » André Breton. ♦ « L’humanisme de Rousseau signifiait une attaque qui bouleversait jusque dans ses fondements ce qui avait passé pour humanisme et avait été cultivé comme tel depuis la Renaissance. » Karl Barth. ♦ « Tous les hommes de souche populaire peuvent se retrouver en lui... Il nous remet en esprit une haute idée de nous-mêmes qu’en le regrettant nous ne cessons de trahir. » Jean Guéhenno. ♦ « Rousseau a commis la pire des imprudences. Il a rendu publique sa vie entière, et il a engagé son œuvre sur sa vie... La grande tâche de la deuxième moitié de sa vie fut de se disculper. C’est pourquoi furent écrits les Confessions, les Dialogues, les Rêveries. Il faut admirer davantage leur hauteur, leur absolu désintéressement, sachant que ces livres furent avant tout des plaidoyers. » Jean Cocteau.

 
ROUSSEAU Jean-Jacques (1712-1778)
Né à Genève. Sa mère meurt lors de l’accouchement. Confié à un pasteur, mis en apprentissage chez un graveur, Rousseau s'échappe et commence une vie de vagabondage : il fut tour à tour gratte-papier chez un greffier, laquais, séminariste. À Chambéry, il s'éprend de Mme de Warens, sa future protectrice. Auprès d’elle il se forme aux lettres, dont il devient vite un virtuose, sans doute le plus grand styliste du XVIIIe siècle. Après un long séjour à Venise, comme secrétaire d'ambassade, il monte à Paris, écrit un opéra, propose un nouveau système de notation de la musique, que refuse l'Académie. Diderot le remarque. Il fréquente les salons. Le Discours sur les sciences et les arts (1750) le rend célèbre. Critique du luxe et de la futilité, ennemi de la corruption des mœurs, dénonciateur du mensonge inhérent à toute vie sociale, prônant la simplicité de la pure nature, affirmant la bonté naturelle de l'homme, il s'affiche avec une servante, qui lui donne cinq enfants, abandonnés par la suite aux Enfants trouvés. Sa pensée politique (Discours sur l'origine de l'inégalité, Contrat social) lui vaut d'être inquiété par le pouvoir. Il reprend une vie errante, se brouille avec tout le monde, invente une nouvelle pédagogie (Émile}, et, hanté par l'idée qu'on le persécute, se consacre à sa propre défense et justification (Confessions}.