Databac

Roland Barthes

Né en 1915, fils d’un officier de marine qui fut tué en 1916 dans un combat naval, Roland Barthes passe son enfance à Bayonne. En 1924, sa mère s’installe à Paris où il fera ses études. De 1934 à 1947 ses études supérieures (lettres) et ses débuts d’enseignant sont entrecoupés de longs séjours en sanatorium et en maison de cure. Etudiant, il est en 1936 un des fondateurs du Groupe de théâtre antique de la Sorbonne. Lecteur de français dans des universités étrangères (Bucarest, Alexandrie) de 1948 à 1950, il entre en 1952 comme attaché de recherches au C.N.R.S. où il poursuit des travaux de lexicologie et de sociologie. Au début des années cinquante il est l‘un des animateurs de la revue Théâtre populaire et contribue à faire connaître Brecht en France. En 1953, Roland Barthes publie son premier livre : le Degré zéro de l’écriture. Chef de travaux à la sixième section (sciences économiques et sociales) de 1960 à 1962, puis directeur d’études (sociologie des signes, symboles et représentations) de 1962 à 1976 à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, Roland Barthes est, depuis 1976, professeur au Collège de France. Critique, sociologue, sémiologue, Roland Barthes n’est pas un auteur de fiction. Sa démarche, du Degré zéro de l’écriture à Fragments d’un discours amoureux, est celle d’un analyste du langage, plus précisément de ces faits de langages que sont les signes, symboles, connotations. Analyste donc de tout ce qui, dépassant le simple niveau de la communication immédiate, pratique, fonctionnelle et ouvrant sur un sens plus profond ou second, distingue cette forme de langage qu’est la littérature, mais aussi bien, Mythologies et Système de la mode en témoignent, ces langages, eux aussi différents par rapport à une lecture réaliste ou superficielle des choses, que sont le mythe et la mode. Par là, le champ de la sémiologie révèle son extension, recoupe les domaines du critique littéraire, du critique d’art, du chroniqueur, de l’ethnologue, du sociologue. Par là Barthes, observateur sensible et décrypteur rigoureux, se situe au carrefour de plusieurs disciplines.
La littérature, néanmoins, reste le centre de ses préoccupations. Qu’est-ce que l’écriture ? Quelles sont ses relations avec le silence, la parole, l’histoire ? Telles sont les questions posées dans son premier livre où il montre comment, avec l’éclatement de la forme classique, la littérature, depuis Flaubert, est devenue une problématique du langage. Comment se produit et se développe tel type de discours ? Dans son dernier ouvrage, Barthes répond par la pratique, en mimant le discours amoureux, en l’investissant de l’intérieur pour en mieux mettre en évidence les figures et les flexions. Entre le Degré zéro de l'écriture et Fragments d’un discours amoureux, Barthes a proposé des lectures structurales de Racine, de Balzac (S/Z), de Sade, Fourier et Loyola. Aux extrêmes de sa recherche il a postulé la constitution d’une science de la littérature (Essais critiques, Critique et vérité) et exalté le plaisir du texte (le Plaisir du texte, Roland Barthes par lui-même) mais il serait vain de voir là retournement ou contradiction : le plaisir n’est pas antinomique du savoir, il peut en être la cause ou la conséquence, le travail de l’analyste est d’autant plus juste qu’il n’ignore pas l’allégresse du lecteur. La position de Barthes semble être celle d’un observateur extérieur à la littérature. Il regarde la littérature, la dissèque, en démonte les mécanismes, en repère et en interprète les signes. Pour mieux l’approcher, pour mieux démonter les structures, passer dans les coutures et les dessous d’un texte nul mieux que lui ne sait mettre à jour ces vibrations, ces flexions, ce jeu des connotations qui font qu’un texte est littéraire), il utilise toutes les méthodes fournies par les sciences humaines : psychanalyse, sociologie, linguistique. Particulièrement, il est attentif à ces écrivains qu’il nomme les logothètes, des fondateurs de langue : ainsi Sade, Fourier, Loyola. Laissant de côté les présupposés idéologiques de ces auteurs, le libertinage, l’utopie, la mystique, il montre comment, par la mise en œuvre de quel code (Sade, Fourier, Loyola ont tous trois vocation de classificateur, d’ordonnateur) chacun s’est constitué une langue (du plaisir érotique, du bonheur social, de l’incantation divine), une écriture qui excède les conventions, les lois qui régissent le langage ordinaire, mais aussi la société. En même temps, c’est l’écriture qui désigne l’auteur, qui le représente : « C’est donc en définitive l’écriture de Sade qui supporte tout Sade. Sa tâche, dont elle triomphe avec un éclat constant, est de contaminer réciproquement l’érotique et la rhétorique, la parole et le crime, d’introduire tout à coup dans les conventions du langage social les subversions de la scène érotique, dans le même temps où le « prix » de cette scène est prélevé dans le trésor de la langue. » Sade, c’est d’abord le discours de Sade. Tout aussi extérieur que celui de l’analyste est, en apparence, le regard du lecteur. Non point froid certes, heureux, vif, allumé, affiné par le plaisir, la jouissance, mais tout de même, dira-t-on, extérieur. Barthes qui, pour ses adversaires (il en eut, et pour ceux-ci son nom symbolisa toutes les perversions d’une « nouvelle critique » ignorante des bonnes règles de « l’histoire littéraire ») et quelquefois pour ses commentateurs les plus favorables (longtemps, en effet, son plaisir de lecture, d’écriture, demeura feutré, à lire entre les lignes) fut d’abord l’homme d’une critique scientifique (jugée ici ou là contradictoirement impossible ou désirable, aberrante ou nécessaire), insiste de plus en plus, nous l’avons dit, sur ce qu’il nomme le plaisir du texte. Déjà en 1966, il intitulait dans la Quinzaine littéraire un article sur Severo Sarduy : Plaisir au langage. En 1970, trois ans avant de publier le Plaisir du texte, Barthes, dans la préface de Sade, Fourier Loyola, écrivait : « Rien de plus déprimant que d’imaginer le Texte comme un objet intellectuel (de réflexion, d’analyse, de comparaison, de reflet, etc.). Le Texte est un objet de plaisir.» Cette Jouissance peut n’être que « stylistique », mais lorsqu’elle va jusqu’au bout, elle s’arrache à la pure contemplation, elle abolit les frontières, elle introduit le lecteur au cœur du texte, le lui donne à lire, à entendre comme de l’intérieur : « Parfois, pourtant, le plaisir du Texte s’accomplit d’une façon plus profonde (et c’est alors que l’on peut vraiment dire qu ’il y a Texte) : lorsque le texte « littéraire » (le Livre) transmigre dans notre vie, lorsqu’une autre écriture (l’écriture de 1’Autre) parvient à écrire des fragments de notre propre quotidienneté, bref quand il se produit une co-existence. » En un sens, par le plaisir qu’il éprouve et l’effet de co-existence qui en résulte, le lecteur revit, réécrit le texte, en découvre les détours, la saveur, les secrets. Il n’est plus à l’extérieur, mais dans l’intimité du discours. Si Barthes s’est fait critique, linguiste, ce n’est pas pour répondre aux exigences d’une carrière universitaire mais pour approcher des œuvres, de ce lieu privilégié — à la fois de leur production et de leur déroulement — qu’est le texte, pour comprendre comme du dedans le travail de l’écrivain (pas n’importe quel écrivain et, à y bien regarder, il n’a jamais parlé que de ceux qu’il aime), et, finalement, se faire lui-même écrivain. Dans Roland Barthes, ce livre subtil, lucide, savoureux, qui tient de l’essai, du journal (d’où sans doute sa composition éclatée, en fragments), du récit, et où lui-même présente, raconte, analyse sa démarche, Barthes avoue devoir à son admiration pour Gide ce fantasme d’adolescent qui demeura celui de toute sa vie : être écrivain : « Gide, dit-il, est ma langue originelle, mon Ursuppe, ma soupe littéraire. » Critique, sociologie, sémiologie : ces disciplines d’abord furent un masque et des armes. Grâce à elles Barthes abordait l’objet de son désir : l’écriture. Écrivant sur l’écriture, son questionnement de celle-ci passait nécessairement par une pratique. Cette pratique, c’est-à-dire son écriture, se fût-elle montré dépourvue de toute qualité littéraire, elle aurait eu l’excuse de la scientificité. Comme par une étrange pudeur, Barthes choisissait le détour de la critique pour entrer en littérature. Mais ses analyses étaient des armes. D’entrée de jeu dans le Degré zéro de l’écriture il s’attaquait aux problèmes qui sont ceux de l’écrivain d’aujourd’hui, dénonçait une littérature que la répétition des « signes ancestraux » figerait en rituel, soulignait que la littérature ne peut être désormais que de rupture ou d’avénement. Et puisque « la littérature est ramenée ouvertement à une problématique du langage », ne lui fallait-il pas d’abord, avec cette discrétion et ce sérieux qui sont les siens, traverser et élucider cette problématique avant de s’affirmer écrivain. De livre en livre, il n’a pas fait autre chose : questionner l’écriture, en déchiffrer les signes, les lignes et les codes, mais aussi manifester qu’il est un écrivain, trahir, à chaque fois un peu plus, son plaisir d’écrire, son bonheur au maniement du langage. Dès le Degré zéro de l’écriture, cela était évident avec des phrases comme celle-ci où la précision de l’analyse se confond soudain avec la douceur feutrée de la confidence : « Une rémanence obstinée, venue de toutes les écritures précédentes et du passé même de ma propre écriture, couvre la voix présente de mes mots. » Dans Mythologies, il ne décrit pas et ne décrypte pas seulement tout ce qui — images publicitaires, figures de la star, fêtes du stade, rêverie de Tailleurs et des vacances, objets de consommation, nourriture quotidienne, programme politique — cristallise les désirs, les pulsions du public, prend la forme symbolique du mythe, il prend plaisir, visiblement à les décrire, à choisir, pour dire le visage de Garbo, les cabrioles du catch, les fééries du music-hall, les mots les plus riches en connotations, les plus propres à ouvrir ensemble l’espace du savoir et celui de la littérature (entendez, de la jouissance). Même dans Système de la mode, son livre le plus austère, le plus scientifique, il lit le code de l’habillement comme une « rhétorique » ou une « poétique », et ses références sont volontiers littéraires, ainsi lorsqu’il dit que les quatre éléments ou « vecteurs » du costume féminin « sont noués comme les rimes embrassées d’une strophe ». Enfin ses derniers livres, Sade Fourier Loyola, le Plaisir du texte, et surtout Roland Barthes et Fragments d’un discours amoureux où, avançant à découvert, il parle de ses goûts, mime les procédés de la fiction, use du « je » pour mieux se glisser dans le discours de l’amour, en mettre à nu les figures, en faire entendre les cadences, sont d’admirables livres d’écrivain. Comme celle de Gide ou de Proust, la phrase, la voix de Barthes se reconnaissent. D’autres sémiologues, peut-être, pourraient faire les mêmes analyses. Leurs textes n’auraient pas la même, inimitable, résonance.
► Bibliographie
Le Degré zéro de l'écriture, Seuil, coll. Pierres vives, 1953, coll. Points, 1972 , Michelet par lui-même, Seuil, coll. Écrivains de toujours, 1954 ; Mythologies, Seuil, coll. Pierres vives, 1957, Points, 1970 ; Sur Racine, coll. Pierres vives, 1963 ; Essais critiques, coll. Tel quel, 1964 ; Critique et vérité, coll. Tel quel, 1966; Système de la mode. Seuil, 1967 ; S/Z, Seuil, coll. Tel quel, 1970, Points, 1976 ; L'Empire des signes, Skira, coll. Sentiers de la création, 1970 ; Sade Fourier Loyola, SeuiI, coll. Tel quel, 1971 ; le Plaisir du texte Seuil, coll. Tel quel, 1973 ; Roland Barthes, Seuil, coll. Écrivains de toujours, 1975 ; Fragments d'un discours amoureux, Seuil, coll. Tel quel, 1977.


Critique et essayiste, né à Cherbourg. Si l’expression « Nouvelle Critique », naguère célèbre, mérite d’être retenue et de survivre, c’est à Barthes qu’elle le doit assurément ; à lui qu’elle peut à merveille s’appliquer : il a métamorphosé la critique en art. En un art bien proche, souvent, de la poésie. Ainsi dans S/Z (1970) où il arrive, à coups de trouvailles verbales, à nous faire oublier le prétexte d’une lecture plurielle (dit-il) de la nouvelle de Balzac, Sarrasine. Ou, mieux encore, dans ces deux autobiographies que sont Fragments d’un discours amoureux (1977) et, surtout, Roland Barthes par Roland Barthes (1979), lequel se présente, de façon délicieusement ambiguë, sous la forme d’« entrées alphabétiques » entrecoupées d’éléments indépendants qui sont, en fait, de véritables poèmes en prose. Barthes, du fait de toutes ses réussites proprement littéraires, a exercé, dans le seul secteur de la critique, un rayonnement aussi puissant, sur les intellectuels, que Sartre. Il ne s’est pas borné à faire parler Michelet « par lui-même » (1954) et à « décoder » Racine (1963) ; il a pris à bras-le-corps toute la littérature « vivante » : et il a été le héraut de ceux dont il prévoyait qu’ils resteraient « vivants », en effet. Dès le lendemain de la guerre, il saluait dans ses articles de revues les meilleurs auteurs du théâtre dit « populaire » (et Brecht, leur ancêtre, encore méconnu à l’époque) ; et, bientôt, il a acclamé (expliqué aussi, avec une rare pénétration ; encouragé, enfin) Samuel Beckett, le romancier, puis, un peu plus tard, le dramaturge. Puis Alain Robbe-Grillet (ainsi, dans Le Degré zéro de l’écriture, 1953) ; puis les jeunes du groupe Tel Quel et, tout particulièrement, leur chef de file (Sollers écrivain, 1979). Il a fait mieux encore en bousculant le puritanisme larvé (disons plutôt l’anti-hédonisme) en matière d’écriture, qui sévissait en France depuis les derniers livres de Gide et jusqu’à ceux de Sartre : Le Plaisir du texte, 1973; Poétique du récit (en collaboration avec P. Hamon et quelques autres, 1977) ; Le Bruissement de la langue, ouvrage posthume, 1984. Paradoxalement, tandis que Barthes nous répétait sans cesse (et, ce qui est plus beau encore, tout en prêchant d’exemple) le divin précepte de Nicolas Poussin selon lequel « l'art est délectation », il s’est cru moralement tenu, pour être sur ce point-là aussi de son temps, d’emprunter l’insipide jargon de la psychanalyse, puis de la linguistique et autres disciplines tour à tour en vogue. Ainsi Barthes a fini professeur (il n’avait pas mérité cela !) : titulaire de la « chaire de sémiotique » au Collège de France (1976). Bah ! permis de se prendre au sérieux, sur le tard, à l’homme qui a écrit un livre éblouissant, éclaboussant de joie, livre de pure « délectation » et œuvre de jeunesse en outre (1957), dont nous voudrions citer, entre tant, la page intitulée Publicité de la profondeur : J’ai indiqué qu’aujourd’hui la publicité des détergents flattait essentiellement une idée de la profondeur (un peu plus loin il s’extasie sur les petits avant-propos scientifiques, destinés à introduire publicitairement le produit). Le titre de ce livre magistral : Mythologies.

Barthes (Roland, 1915-1980.) Essayiste français dont l'influence sur les milieux littéraires et intellectuels a été très forte depuis les années 50. D'abord « marxiste et sartrien », il s'interroge sur la spécificité du littéraire (Le Degré zéro de l'écriture, 1953), puis débusque les Mythologies du quotidien (1957). Reprenant un projet de Saussure, il fonde la sémiologie et en applique notamment les principes au discours sur les vêtements dans son Système de la mode (1967). Attentif aux transformations de la littérature aussi bien qu'aux textes classiques, Barthes en vient progressivement à cerner Le Plaisir du texte (1973) : équivoques et jeux de langue qui relancent le désir du lecteur. C'est pourquoi il emprunte ses méthodes à diverses théories (de Brecht au structuralisme - dont il est, avec Lévi-Strauss, un partisan résolu, montrant notamment qu’il existe une créativité, dans la littérature, de la méthode structurale - en passant par la psychanalyse), privilégiant la saveur des mots sur le strict contenu. Mais très soucieux de préserver sa liberté d’écrivain, il admet que toute règle, en particulier théorique, risque de se transformer aisément en abus. AUTRES œuvres : L’Aventure sémiologique, L’Obvie et l’Obtus (posthumes).