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René Char

Né en 1907 à L'lsle-sur-Sorgue (Vaucluse), qui demeurera, outre celui de sa résidence, le lieu d’ancrage et de jaillissement de sa poésie, le point où, pour lui, l'être se manifeste dans l’éclair de l’instant, René Char publia en 1928 son premier recueil, les Cloches sur le cœur. En 1929, la publication d'Arsenal lui vaut d’entrer en relation avec les surréalistes, Eluard, puis Breton et Aragon. En 1930, il écrit en collaboration avec Eluard et Breton Ralentir travaux. A partir de 1935, il prend ses distances à l’égard du mouvement surréaliste, mais sans qu ’il y ait rupture. Après avoir fait la guerre en Alsace en 1939-40, Char entre dans l’Armée secrète en 1941 et en 1943 devient chef départemental pour les Basses-Alpes de la section atterrissage parachutage des Forces françaises combattantes. En juillet 1944, il rejoint Alger. Démobilisé en 1945, il publie Seuls demeurent, puis en 1946 Feuillets d’Hypnos, écrit dans le maquis. Depuis, Char — qui reçut en 1966 le prix des Critiques — poursuit son œuvre avec une rigueur exemplaire et rejoint par les voies de la poésie les recherches du philosophe Heidegger, dont il devient l’ami. S’il est une œuvre poétique qu’il faut prendre dans son ensemble, saisir dans sa permanence et sa cohérence plutôt que dans son devenir, c’est bien celle de Char. Sans doute, à s’en tenir strictement aux formes prosodiques ou au répertoire des thèmes on peut montrer qu’il y a bien évolution d'Arsenal aux Aromates chasseurs : dépouillement et décrispation de la langue, tendance au resserrement et à l’aphorisme et à ne dire plus que l’essentiel, le tremblement de l’instant, la source, la présence, l’être. Mais cela ne concernerait guère que le travail de l’artisan et le choix de l’anecdote (de la médiation vers ce lieu où se consume la poésie, où dans l’éclair de la parole l’accident se résume, l’événement accède à la permanence). Le projet cependant, et la démarche qu’il inspire n’ont pas changé. Ce projet est aussi bien désir, désir de coïncidence avec le savoir, non point un savoir acquis par l’étude, mais révélé dans la tension de l’être, la soudaineté de la lumière, ou avec l’amour qui, à son extrême, est connaissance de l’autre et à travers l’autre. Ce savoir et cet amour, pour n’être point figés, pour vibrer encore dans l’éclat du poème ne doivent point être réalisation et mort du désir, mais bien son exaltation : « Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir » est-il dit dans Fureur et mystère. D’entrée de jeu le souci fut manifeste chez Char d’assigner au poète sa place exacte. Ainsi dans le Marteau sans maître, celui qui dira plus tard : «mon métier est un métier de pointe » écrit :

Dans les nacelles de l’enclume Vit le poète solitaire Grande brouette des marécages.

La tâche du poète est désignée : assembleur des rêves, dragueur des bas-fonds de l’inconscient et, surtout, forgeron du langage. Plus de quarante ans plus tard, dans Aromates chasseurs, si les références secrètes sont moins à Freud qu’à Heidegger, la même exigence s’exprime, celle d’une concision ayant l’éclat de l’étincelle dans l’avénement du matin ou sous la frappe du marteau :

O la nouveauté du souffle de celui qui voit une étincelle solitaire pénétrer dans la rainure du jour ! Il faut réapprendre à frapper le silex à l’aube, s’opposer au flot des mots.

Pareillement dans ces deux recueils, le Marteau sans maître et Aromates chasseurs, la quête du plus abstrait (ou plus merveilleux), de ce lieu où dans la fulgurance de la beauté, sentir, savoir, dire, être ne seraient qu’un, seraient l’un, passe par le plus concret, ce qui tremble, file ou dure dans le paysage : la feuille, l’oiseau, le caillou. Ainsi dans le Marteau sans maître :

... Tu bois dans un épieu l’eau souterraine, Tu es pour la feuille hypnotisée dans [l’espace, A l’approche de l’indivisible serpent, O ma diaphane digitale !

et dans Aromates chasseurs dont le titre lapidaire dit bien ces collines de Provence où courent et se poursuivent les parfums à travers lits d’herbes odorantes et pistes de bêtes sauvages, la Dot de Maubergeonne énumère des trésors irréfutables :

Un bouquet de thym en décembre, une griffe de sauge après neige, de la centaurée dès qu’elle aimera, un échelon de basilic, la renouée des chemins devant sa chambre nuptiale...

Dans tous les recueils de Char on reconnaît ce même détour à la simplicité élémentaire, aux évidences naturelles, aux leçons immédiates et profondes du visible et de la sensation. Le loriot — n’est-ce pas lui qui, dans un bref poème écrit le jour de la déclaration de guerre et souvent cité, annonce les temps de deuil ? — le chardonneret, la fauvette, le lièvre, la rainette, le lézard (Qui, mieux qu’un lézard amoureux / Peut dire les secrets terrestres ?), le figuier, le tournesol, la lavande, la rose et les buissonnées, le vent même et l’eau de la rivière ou du puits ne sont pas des symboles ou des repères analogiques, ce sont les signes de l’instant, les messagers de ce qui traverse, anime, fonde le réel. Ils disent l’espace, le mouvement, la fuite, l’éveil, la croissance, la déchirure, la présence. Surtout ils sont déjà là, témoins d’une évidence indicible que le poète seul peut capturer dans la lumière, la blessure ou le poudroiement du poème. Par exemple, dans ce fragment de Lettera amorosa, tout l’automne est offert à l’aimée, dans sa rosée essentielle auraient dit les poètes alexandrins, tout l’automne parle et ne parle pas, comme suspendu entre verbe et silence, chant et attente :

...Le rouge-gorge est arrivé, le gentil luthier des campagnes. Les gouttes de son chant s’égrènent sur le carreau de la fenêtre. Dans l’herbe de la pelouse grelottent de magiques assassinats d’insectes. Ecoute, mais n 'entends pas.

Cette intuition ne peut être donnée que dans la fulgurance. Elle est miroir de l’origine. Dans l’évènement, et dans la parole qui le dit, quelque chose d’absolu se cristallise. Aussi bien l’éclair et la source — ce qu’il y a de plus difficile et de plus vital à capter, ce qui illumine et féconde — sont chez René Char beaucoup plus que de simples figures. Ils sont essentiels à la poésie. Au surgissement et à l’efficace du poème. Par eux seulement la parole peut nommer et fonder. C’est par le pouvoir qu’elle a de les saisir ou de les restituer que la parole poétique — ce raccourci qui fixe l’étincelle — les perpétue et assure sa propre permanence. En ce sens, tendus vers cette haute poésie, concentrée en une perfection lapidaire, les vers de Char illustrent parfaitement ce dire de Heidegger :

Seule la forme conserve la vision. Mais la forme est œuvre du poète.

Encore faut-il préciser ce que sont chez René Char l’éclair et la source, et ce qui secrètement les unit. L’éclair est ce qui dans la trouée de la nuit, dans la faille du jour, ouvre sur l’évidence, claque comme un signe de l’éternité. L’éclair ouvre sur autre chose. L’éclair, dit Roger Laporte — pour qui la poésie de Char désigne « un futur ultérieur » — « l’éclair n 'est peut-être pas tant un présent qu’un rapport avec un futur qui demeure futur. » La source, elle, est ce qu’il faut rejoindre : géographiquement en amont, temporellement non dans le passé, mais au futur. Jonction qui ne suppose point régression mais postulation de ce lieu qui est au-delà du lieu, où l’être se déploie. Dans la Parole en archipel, Char écrit : « Faire un poème c’est prendre possession d’un au-delà nuptial qui se trouve bien dans cette vie, très rattaché à elle, et cependant à proximité des urnes de la mort. » L’éclair, la source : ouverture sur l’avenir et l’éternité. Cependant, si exigeante, si traversée d’absolu qu’elle soit, la poésie de Char n’ignore ni la patience ni la déchirure et elle sait être à hauteur d’homme, Feuillets d’Hypnos en témoigne. Elle a ses racines dans le sol, ses fondations dans la vie de tous les jours, dans « le temps divisé » où croissent les plantes, se tissent et se défont les amours, lés joies, les douleurs. Char postule l’éclair, mais connaît les vertus de l’attente, de la lenteur. Tous les chemins sont bons qui mènent à la source : « J’ai, captif, épousé le ralenti du lierre à l’assaut de la pierre de l’éternité », dit-il dans Fureur et mystères. L’expérience, l’existence poétique passent par la connaissance des contraires, du tremblement et de la sérénité, des pleurs et de l’allégresse. La parole accueille tout ce qui fait la vérité de la vie. « Homme de la pluie et enfant du beau temps, vos mains de défaite et de progrès me sont également nécessaires, dit-il encore dans Fureur et mystère. Toute quête politique comme toute action qui engage l’homme suppose un risque ainsi qu’il est dit dans Retour amont :

Qui a creusé le puits et hisse l’eau gisante Risque son cœur dans l’écart de ses mains.

Mais qu’il faut écrire dans le risque et l’écart, dans le temps et l’éparpillement, l’œuvre de Char le dit bien. Tout entière portée vers le même point — celui de la coïncidence du mot et du savoir —, vers ces « immenses étendues » que nous avons en nous mais que « nous n 'arriverons jamais à talonner », cette œuvre se présente non comme un grand poème mais sous les espèces d’une multitude de fragments. Mais si Char souffre de la division du temps vécu, «la parole en archipel » — ainsi il nomma un de ses recueils — lui paraît reproduire ces îlots de cristallisation, ces moments où quelque parcelle de l’absolu est saisie ; mais la parcelle est identique au tout. Aussi bien ses poèmes ont-ils moins à être lus et reçus dans leur ordre chronologique de création qu’à leur place dans cette configuration en archipel. Ainsi dans Commune Présence, qui reprend le titre d’un poème du Marteau sans maître, Char a présenté un choix de ses poèmes non sous forme d’anthologie, mais selon une distribution nouvelle, un éparpillement signifiant qui, tout en désignant les principales figures de l’œuvre, en fait un nouveau livre, cohérent dans son éclatement même. Mais cet éclatement comme la fulgurance du dire dans le vers sont les garants de ce saut au-delà de la logique dans un savoir où la parole du poète capte ce qui échappe au philosophe. Et Char affirme bien le pouvoir du poète selon Heidegger, quand il dit dans Fureur et Mystère :

A chaque effondrement des preuves, le poète répond par une salve d’avenir.




CHAR René 1907-1989 C'est dans la montagne de Lubéron, à l'Isle-sur-Sorgue qu'il voit le jour, dans cette Provence à laquelle toute sa vie il demeurera fidèle. D'abord membre du mouvement surréaliste — le fait qu'il était «costaud» le faisait fort apprécier de ses collègues surréalistes lors des actions de commando dont ils étaient coutumiers — il réunit dans Le Marteau sans Maître (1934) — que Boulez illustrera musicalement — ses premiers recueils. Ses recueils suivants, Placard pour un Chemin des Ecoliers et Dehors la Nuit est gouvernée (1938) sont encore d'obédience surréaliste. C'est en fait après l'expérience de la guerre — il la fait dans le maquis — que René Char va affirmer sa manière. Ce sont d'abord Le Soleil des Eaux (1946) puis Fureur et Mystère (1948). Retiré dans sa propriété de L'Isle-sur-Sorgue que, de son vivant, la municipalité acquerra pour la transformer en un musée du poète après sa mort. il va donner de nombreux et brefs recueils, notamment: Les Matinaux (1950), Lettera Amorosa (1953), Recherche de la Base et du Sommet (1955), Commune présence (1964), Dans la Pluie giboyeuse (1968), Le Nu perdu (1971), Chants de la Balandrane (1972). René Char a connu après guerre une vogue croissante qui a fait de lui, vers la fin de sa vie, un poète archi-reconnu, fêté par les instances officielles de la critique, de l'édition et de l'Université réunies. Aussi faudra-t-il laisser passer un peu de temps pour voir, dans l'œuvre de l'ancien surréaliste devenu poète quasi officiel et chantre obligatoire du terroir et des racines, de «la chenille bavarde devenue», selon l'expression de Pierre de Boisdeffre, «énigmatique papillon», ce qui subit avec succès l'impitoyable épreuve du temps.


Poète, né à L’Isle-sur-la-Sorgue, dans le Vaucluse. C’est en collaboration avec Éluard et Breton qu’il écrit sa première œuvre, Ralentir, travaux (1930). Dès avant la guerre, il rassemblera dans Le Marteau sans maître (1934) tous les acquis de cette expérience surréaliste ; qui sont, selon lui : d’une part, la redécouverte d’une forme aussi exquise qu’ambiguë, le poème en prose (lequel doit pourtant compenser l’absence d’architecture apparente par une tension d’autant plus grande) ; et, d’autre part, le recours constant à l’ellipse, qui est un véritable court-circuit d’images (éloignées ou incompatibles). Mais l’aventure de l’occupation allemande (il commande alors un maquis en Provence) est pour lui une expérience bien plus fondamentale encore (Feuillets d’Hypnos, 1946). Elle va métamorphoser tout ensemble l’homme et l’écrivain. La subjectivité ne lui apparaît plus comme une source d’inspiration digne du poète, qui a mieux à faire vraiment, sur cette planète, puisque désormais il n’apportera rien de moins que le sens de la vie ; il révélera la secrète fraternité des forces élémentaires et de l’homme : Fureur et mystère (1948), Le Soleil des eaux (1949), Les Matinaux (1950). Secrète fraternité, aussi, des hommes : voir son anthologie des poètes étrangers, La Planche de vivre (1981). À son goût pour l’image réelle, concrète, et brève comme l’éclair, Char ajoute bientôt, par exemple dans le recueil À une sérénité crispée (1951), une passion toute nouvelle pour l’image-idée. Ou plutôt : pour une sorte de maxime à signification multiple, qui renoue avec la poésie gnomique chère à Baïf et, au-delà, avec l’Antiquité méditerranéenne. Une telle conjonction du lyrisme et de la méditation pourrait sembler, en soi, formule bâtarde. Mais, à force de réussites accumulées en ce genre apparemment inaccessible, à force d’acuité et de densité, René Char nous prouve qu’il y a là une nouvelle voie possible pour l’art le plus exigeant. En outre, une pensée unique se dégage, chaque jour plus vive, de ces livres (dont le poète lui-même a composé un florilège dans Commune présence, 1964, auquel s’ajoutent Retour amont, 1965, et L’Age cassant, 1966), et c’est celle du pouvoir contagieux de l’eurythmie qui, dit-il, s’associe à l’homme acharné à tromper son destin avec son contraire indomptable, l’espérance. Char a la réputation d’être un poète difficile et même obscur : il est souvent difficile, mais le plaisir à le suivre mérite un détour ; et qui l’a lu vraiment conviendra qu’il n’est pas obscur (Parole, orage, glace et sang finiront par former un givre commun). Et ne nous donne-t-il pas la clé de ce malentendu classique, quand il nous dit qu’il recherche à la fois la transparence et l’éclat ? Car ces poèmes-aphorismes, taillés net comme les mille faces des cristaux, ne sont pas moins « transparents » lorsqu’en effet leur lumière éclatée les fait paraître, aux yeux du timide, impénétrables.

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