Peut-on transformer le monde par les organisations internationales?
Peut-on transformer le monde par les organisations internationales?
Encadré : La Charte de l'ONU
Encadré : La question de la réforme de l'ONU et du Conseil de sécurité
Le cinquantième anniversaire de l'Organisation des Nations unies (ONU), et de nombreuses organisations mondiales créées peu avant ou peu après 1945, ne sera certainement l'occasion ni pour les gouvernements, ni pour les organisations elles-mêmes, de faire un bilan objectif, ou de remettre véritablement en question un ensemble pourtant vieilli et inadapté aux problèmes modernes. On s'est au contraire orienté vers des célébrations glorifiant ces organismes et leur souhaitant longue vie.
Ces célébrations promettaient d'être troublées par la profonde inquiétude des opinions publiques due à l'impuissance de l'ONU et de la communauté internationale, comme l'ont illustré les crises en Yougoslavie, en Somalie, au Rwanda, en Angola, en Haïti et autres lieux, aussi bien qu'à l'incapacité du FMI (Fonds monétaire international), du G-7 (Groupe des sept pays les plus industrialisés) ou de la nouvelle Organisation mondiale du commerce (OMC, qui succède au GATT - Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) à réduire la montée du chômage et à garantir la croissance de l'économie. Les institutions existantes, États-nations et organisations internationales, semblent de moins en moins capables de résoudre correctement les problèmes mondiaux. Les explications prodiguées ici et là pour justifier l'intolérable et apaiser l'inquiétude ne satisfont que très partiellement des opinions pourtant désabusées. Ainsi, la question peut se poser de savoir si une transformation institutionnelle au niveau mondial pourrait permettre de mieux gérer la planète. Cette interrogation reçoit aujourd'hui deux réponses opposées: l'une, conservatrice, qui traite d'utopie l'idée de concevoir des institutions entièrement nouvelles; l'autre, radicale, qui prétend que cette transformation - inévitable et dangereuse - doit être contrôlée. Ce débat, loin d'être purement institutionnel, se situe en fait entre deux conceptions du monde et deux explications différentes du changement en cours.
Fatalisme, ou intérêt bien compris des nantis?
Il existe plusieurs tendances conservatrices. Celle des dirigeants des États-Unis considère que le système actuel d'organisations internationales leur permet de renforcer leur position hégémonique, puisqu'ils dominent le Conseil de sécurité de l'ONU aussi bien que le FMI et que leur influence est prépondérante à la Banque mondiale, à l'OMC (Organisation de la coopération et du développement économique) ou au G-7. Pour sa part, le secrétaire général de l'ONU, Boutros Boutros-Ghali, dans son Agenda pour la paix présenté en juillet 1992, a préconisé de remettre en oeuvre le système de sécurité collective du chapitre VII de la Charte des Nations unies, qui n'a jusqu'ici jamais été utilisé, et de créer des unités spéciales capables d'imposer les cessez-le-feu dans les conflits où les belligérants ne respectent pas les accords passés. Divers milieux universitaires, enfin, combinent le scepticisme au sujet des possibilités de réformes avec des propositions d'aménagements limités. Toutes tendances confondues, les conservateurs institutionnels pensent que:
- l'ordre actuel du monde - qui coïncide avec les intérêts des peuples riches - est satisfaisant;
- le bilan des institutions mondiales, même si elles n'ont pas répondu aux ambitions initiales irréalistes sur le maintien de la paix universelle, n'est pas si mauvais dans l'ensemble;
- les difficultés rencontrées, aussi bien dans le domaine de la sécurité que dans celui de l'économie, ne seraient pas mieux surmontées par un autre système institutionnel, parce qu'elles seraient dues à la nature humaine et à l'état actuel de la société;
- la sécurité dans le monde ne peut être réellement assurée que par le maintien d'appareils militaires nationaux puissants et sophistiqués, complétés par une série d'arrangements - alliances, CSCE (Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe), ONU. Cela permet d'ailleurs de rendre à l'idée de "sécurité collective" un hommage théorique et non contraignant, dans la mesure où les dispositions de la Charte ne sont pas respectées, mais interprétées de manière à mobiliser le soutien de la communauté internationale pour la défense d'intérêts précis.
Ce conservatisme correspond à une conception du monde et du changement en cours qui relève de l'école "réaliste" (power politics, Hans J. Morgenthau et ses successeurs), à la croyance en la pérennité de l'État-nation comme catégorie universelle pertinente et à une explication du changement par la seule techno-économie. Il est donc en définitive peu désireux de réformer, même modestement, le système existant: l'ONU aurait sans doute besoin de quelques aménagements, mais ils devraient être limités, et concerner seulement un éventuel élargissement du Conseil de sécurité ou, surtout, une meilleure gestion.
Remettre en cause le système actuel
La thèse radicale, qui n'est pas seulement le fait d'intellectuels, mais aussi de praticiens mis dans des situations très difficiles sinon impossibles, et qui est parfois formulée très brutalement (ainsi cet officier de "casques bleus" proclamant en avril 1994: "L'ONU est morte sur les hauteurs de Gorazde"), rencontre quant à elle a beaucoup plus de difficultés à s'affirmer.
Elle est faite de la convergence d'analyses proposées par divers auteurs. Elle comprend à la fois une remise en question fondamentale des idées sur lesquelles le système actuel a été construit et une analyse du changement en cours qui s'écarte des lieux communs aujourd'hui répandus. Elle affirme qu'en raison des progrès faits sur le plan de l'analyse et de l'expérience accumulée depuis cinquante ans, l'aspect institutionnel des problèmes de sécurité, mal compris en 1919 et en 1945 lors des créations respectives de la Société des nations (SDN) et de l'ONU, est désormais non seulement compréhensible, mais maîtrisable. Il serait donc possible de changer le monde en changeant de système d'organisations internationales. Plusieurs arguments forts militent en faveur de cette thèse:
Le système de sécurité collective, sur lequel ont été établies la SDN puis l'ONU, n'a jamais fonctionné. Dans un monde fait d'États souverains, dotés d'armées nationales, la sécurité d'un État membre d'une organisation mondiale ne peut pas être assurée par l'action collective de tous les autres. Aucun gouvernement ne peut ni ne veut mettre en danger la vie de ses soldats si les intérêts vitaux de son pays ne sont pas directement menacés. Les deux seuls cas d'actions collectives patronnées par l'ONU, la guerre de Corée en 1950 et celle du Golfe en 1990-1991, n'ont pu exister que parce que les intérêts vitaux d'une puissance hégémonique étaient concernés. Aucune autre agression d'un pays contre un autre pays n'a été empêchée ou réprimée par ce moyen. A fortiori en va-t-il ainsi des conflits intraétatiques. La directive présidentielle n° 25 du 5 mai 1994, qui précise que l'envoi de "casques bleus" américains dans des opérations de maintien de la paix ne pourra se faire que si les intérêts des États-Unis sont directement menacés, ne dément pas cette analyse. Les autres grandes puissances adoptent des attitudes comparables. Les interventions de l'ONU pour apaiser les conflits internes qui se développent dans des pays de plus en plus nombreux vont être de plus en plus timides. Rien n'est par ailleurs fait pour traiter les causes profondes de leur prolifération.
De nécessaires abandons de souveraineté nationale
En fait, un système de sécurité collective ou coopérative ne peut fonctionner correctement que s'il s'accompagne d'un abandon partiel de souveraineté de la part des États membres qui le composent. Les exemples de succès de systèmes de ce type existent aujourd'hui. La construction de la Communauté, puis de l'Union européenne a résolu le problème de la paix entre ses États membres. La guerre n'est plus aujourd'hui concevable entre la France, l'Allemagne, l'Angleterre, l'Espagne ou l'Italie, alors que pendant des siècles ces pays avaient été en état de conflit quasi permanent. De son côté, la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) a démontré, dans un cadre intercontinental qui va du Canada et des États-Unis aux États successeurs de l'URSS en passant par tous les États européens, que des mesures de vérification réciproque des appareils et des activités militaires (Mesures de confiance et de sécurité des accords de Stockholm de septembre 1986, dans le cadre de la CDE - Conférence sur le désarmement en Europe -, complétées par le traité "Cieux ouverts") pouvaient permettre de s'engager dans un processus de réduction des armements et de supprimer pratiquement les risques d'agression. Les progrès ainsi faits dans les techniques de sécurité sont parfaitement transposables au niveau mondial. Un système de ce genre à l'échelle de la planète permettrait de réduire définitivement les risques de conflits interétatiques, et d'élaborer en commun des stratégies de prévention des conflits intraétatiques, dont la prolifération crée aujourd'hui des risques majeurs.
De plus en plus, les lieux communs sur l'après-"guerre froide", le "village mondial", "la fin de l'histoire", l'évolution de la technologie, l'économie de marché de type libéral, la globalisation des valeurs, qui servent aujourd'hui d'explication au phénomène de changement, sont remis en question. Le sentiment se développe qu'est en train de se produire une transformation de grande amplitude qui concerne non seulement la fin du communisme ou l'évolution de l'économie, mais la structure politique même de la société mondiale.
Le fait que des phénomènes fondamentaux - le développement des conflits, la montée des fascismes, la croissance continue du chômage - échappent désormais à tout contrôle laisse pressentir qu'il ne s'agit pas seulement d'"interdépendance", mais des conséquences de l'"intégration" économique, culturelle et politique d'une société mondiale qui n'est pas prête à l'accepter. Cela provoque des réactions de défense, notamment sur le plan identitaire, qui conduisent en fait à la désintégration. Le changement en cours n'est compréhensible que si l'on admet que c'est la configuration des unités politiques qui est en cours de mutation. Or l'histoire montre qu'une évolution de ce type et de cette ampleur est extrêmement dangereuse, sinon cataclysmique. En Europe, le passage du monde féodal à celui des États-nations s'est ainsi accompagné de guerres innombrables; le remplacement des États-nations par un système institutionnel mondial de type fédéral risque d'être aussi catastrophique.
Une révolution réaliste
Le contrôle de cette transformation est donc aujourd'hui un impératif. Or les moyens de l'assurer existent, parce que les causes de ces phénomènes - et notamment l'expansion planétaire d'un modèle de société occidental totalement inaccessible aux masses pauvres du tiers monde et les réactions identitaires qui en résultent - sont désormais compréhensibles. Mais, pour que ce contrôle puisse s'exercer, il est indispensable de créer au plus vite le système d'institutions mondiales dotées des moyens nécessaires à cette fin et disposant d'un certain degré de supranationalité.
De telles institutions ne sont pas inconcevables. Elles devraient être fondées sur des principes universels assortis d'un système de contrôle international de leur application. Elles pourraient comporter un directoire mondial représentatif des grandes puissances et de tous les autres États sur une base régionale, un Parlement mondial, et un secrétariat exécutif qui devrait disposer d'un personnel exceptionnellement compétent. Des ressources fiscales propres suffisamment importantes pour financer des fonds d'intégration à l'échelle mondiale et des stratégies de prévention devraient être mises à leur disposition.
La thèse radicale paraît encore utopique aujourd'hui. Il faudrait une révolution intellectuelle pour qu'elle soit acceptée par l'opinion. Pourtant, la civilisation occidentale, de la Renaissance et de la Réforme aux révolutions démocratique, scientifique, industrielle, a été façonnée par de telles mutations. Devant l'absurdité et les impasses croissantes des situations de cette fin de siècle, l'idée d'une révolution institutionnelle est donc peut-être la plus réaliste aujourd'hui.
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