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lmyo

Publié le 06/12/2021

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Suzanne Collins














Hunger Games
Traduit de l'anglais (États-Unis)
par Guillaume Fournier




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POCKET





À James Proimos






Première partie

Les tributs

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1

À mon réveil, l'autre côté du lit est tout froid. Je tâtonne, je cherche
la chaleur de Prim, mais je n'attrape que la grosse toile du matelas. Elle
a dû faire un mauvais rêve et grimper dans le lit de maman. Normal : c'est
le jour de la Moisson. Je me redresse sur un coude. Il y a suffisamment de
lumière dans la chambre à coucher pour que je les voie. Ma petite s?ur
Prim, pelotonnée contre ma mère, leurs joues collées l'une à l'autre. Dans
son sommeil, maman paraît plus jeune, moins usée. Le visage de Prim est
frais comme la rosée, aussi adorable que la primevère qui lui donne son
nom. Ma mère aussi était très belle, autrefois. À ce qu'on dit. Couché sur
les genoux de Prim, protecteur, se tient le chat le plus laid du monde. Il
a le nez aplati, il lui manque la moitié d'une oreille et ses yeux sont
couleur de vieille courge. Prim a insisté pour le baptiser Buttercup -
Bouton-d'Or -, sous prétexte que son poil jaunâtre lui rappelait cette
fleur. Il me déteste. En tout cas, il ne me fait pas confiance. Même si ça
remonte à plusieurs années, je crois qu'il n'a pas oublié que j'ai tenté de
le noyer quand Prim l'a rapporté à la maison. Un chaton famélique, au
ventre ballonné, infesté de puces. Je n'avais vraiment pas besoin d'une
bouche de plus à nourrir. Mais Prim a tellement supplié, pleuré, que j'ai
dû céder. Il n'a pas si mal grandi. Ma mère l'a débarrassé de sa vermine,
et c'est un excellent chasseur. Il lui arrive même de nous faire cadeau
d'un rat. Parfois, quand je vide une prise, je jette les entrailles à
Buttercup. Il a cessé de cracher dans ma direction. Des entrailles. Pas de
crachats. C'est le grand amour. Je balance mes jambes hors du lit et me
glisse dans mes bottes de chasse. Le cuir souple épouse la forme de mes
pieds. J'enfile un pantalon, une chemise, je fourre ma longue natte brune
dans une casquette et j'attrape ma gibecière. Sur la table, sous un bol en
bois qui le protège des rats affamés et des chats, m'attend un très joli
petit fromage de chèvre, enveloppé dans des feuilles de basilic. C'est mon
cadeau de la part de Prim pour le jour de la Moisson. Je le range dans ma
poche en me glissant dehors. À cette heure de la matinée, notre quartier du
district Douze, surnommé la Veine, grouille généralement de mineurs en
chemin pour le travail. Des hommes et des femmes aux épaules voûtées, aux
phalanges gonflées, dont la plupart ont renoncé depuis longtemps à gratter
la poussière de charbon incrustée sous leurs ongles ou dans les sillons de
leurs visages. Mais, aujourd'hui, les rues cendreuses sont désertes, les
maisons grises ont les volets clos. La Moisson ne commence pas avant deux
heures. Autant dormir jusque-là pour ceux qui le peuvent. Notre maison se
trouve presque à la limite de la Veine. Je n'ai que quelques porches à
passer pour atteindre le terrain vague qu'on appelle le Pré. Un haut
grillage surmonté de barbelés le sépare de la forêt. Il encercle
entièrement le district Douze. En théorie, il est électrifié vingt-quatre
heures sur vingt-quatre pour éloigner les prédateurs - les meutes de chiens
sauvages, les pumas solitaires, les ours - qui menaçaient nos rues,
autrefois. Mais, comme on peut s'estimer heureux quand on a deux ou trois
heures d'électricité dans la soirée, on le touche généralement sans danger.
Malgré ça, je prends toujours le temps de m'assurer de l'absence de
bourdonnement révélateur. Pour l'instant, le grillage est plus silencieux
qu'une pierre. Dissimulée par un buisson, je me couche sur le ventre et
rampe à travers une déchirure de soixante centimètres, que j'ai repérée il
y a des années. Il existe d'autres entailles dans le grillage, mais celle-
ci est la plus proche de chez nous, et c'est presque toujours par là que je
me faufile dans les bois. Une fois sous les arbres, je récupère mon arc et
mon carquois dans un tronc creux. Électrifié ou non, le grillage tient les
carnassiers à distance du district Douze. Dans la forêt, en revanche, ils
abondent, et leur menace s'ajoute à celle des serpents venimeux, des
animaux enragés ainsi qu'à l'absence de sentiers. Mais on y trouve aussi de
la nourriture, si on sait où chercher. Mon père savait, et il me l'a appris
avant d'être pulvérisé par un coup de grisou. Il ne restait plus rien à
enterrer. J'avais onze ans à l'époque. Cinq ans après, je me réveille
encore en lui criant de s'enfuir. Même si pénétrer dans les bois est
illégal et que le braconnage est puni de la façon la plus sévère, nous
serions davantage à prendre le risque si les gens possédaient des armes.
Mais la plupart n'ont pas le courage de s'aventurer à l'extérieur rien
qu'avec un couteau. Mon arc, confectionné par mon père, comme quelques
autres que je dissimule dans les bois, soigneusement enveloppés dans de la
toile imperméable, est une rareté. Mon père aurait pu en tirer un très bon
prix, mais, si les autorités l'avaient découvert, on l'aurait exécuté en
public pour incitation à la rébellion. En règle générale, les Pacificateurs
ferment les yeux sur nos petites expéditions de chasse parce qu'ils
apprécient la viande fraîche autant que les autres. En fait, ils comptent
parmi nos meilleurs clients. Cependant ils n'auraient pas toléré que l'on
puisse armer la Veine. En automne, quelques courageux se hasardent dans les
bois pour cueillir des pommes. Mais toujours en vue du Pré. Toujours
suffisamment près pour regagner au pas de course la sécurité du
district Douze en cas de mauvaise rencontre.


- Le district Douze : on y meurt de faim en toute sécurité, je
grommelle. Puis je jette un rapide coup d'?il autour de moi. Même ici, au
milieu de nulle part, on s'inquiète constamment à l'idée que quelqu'un nous
entende. Quand j'étais plus petite, je terrorisais ma mère par mes propos
sur le district Douze, sur les gens qui dirigent nos vies depuis le
Capitole, la lointaine capitale de ce pays, Panem. J'ai fini par comprendre
que cela ne nous attirerait que des ennuis. J'ai appris à tenir ma langue,
à montrer en permanence un masque d'indifférence afin que personne ne
puisse jamais deviner mes pensées. À travailler en silence à l'école. À me
limiter aux banalités d'usage sur le marché, à ne discuter affaires qu'à la
Plaque, le marché noir d'où je tire l'essentiel de mes revenus. Même à la
maison, où je suis moins aimable, j'évite d'aborder les sujets sensibles.
Comme la Moisson, la disette ou les Hunger Games - les Jeux de la faim.
Prim risquerait de répéter mes paroles, et nous serions dans de beaux
draps. Dans la forêt m'attend la seule personne avec laquelle je peux être
moi-même. Gale. Les muscles de mon visage se détendent, et je presse le pas
en grimpant la colline vers notre point de rendez-vous, une corniche
rocheuse surplombant une vallée. D'épais buissons de mûres la mettent à
l'abri des yeux indiscrets. En découvrant Gale, je souris. Gale prétend que
je ne souris jamais, sauf dans la forêt.
- Salut, Catnip, me dit-il. En réalité je m'appelle Katniss - le nom
indien du Sagittaire -, seulement, à notre première rencontre, je l'ai dit
trop bas. Il a cru entendre Catnip - herbe aux chats. Et puis, un cinglé de
lynx s'est mis à me suivre dans la forêt pour récupérer les restes, et le
surnom est devenu officiel. Plus tard, j'ai dû abattre le lynx, qui faisait
fuir le gibier. Je l'ai un peu regretté, car sa compagnie n'était pas
désagréable ; mais j'ai quand même négocié sa fourrure un bon prix.


- Regarde ce que j'ai tiré ! triomphe Gale en brandissant une miche de
pain traversée par une flèche. Je ris. C'est du vrai pain de boulanger, pas
l'un de ces pains plats et trop denses que nous préparons avec nos rations
de blé. Je le prends, je retire la flèche et j'approche la croûte de mon
nez afin de humer l'odeur qui s'échappe du trou. J'en ai tout de suite
l'eau à la bouche. Du bon pain comme ça, c'est pour les occasions
spéciales.
- Miam, encore chaud, dis-je. (Il a dû se rendre à la boulangerie à
l'aurore.) Qu'est-ce que ça t'a coûté ?
- Juste un écureuil. J'ai eu l'impression que le vieux était d'humeur
sentimentale, ce matin, ajoute Gale. Il m'a même souhaité bonne chance.
- Oh, on se sent tous plus proches les uns des autres aujourd'hui, non ?
dis-je sans même me donner la peine de lever les yeux au ciel. Prim nous a
laissé un fromage. Je le sors de ma poche. Le visage de Gale s'illumine
quand il le découvre.
- Hé, merci, Prim ! On va se régaler. (Il prend soudain l'accent du
Capitole pour imiter Effie Trinket, l'irréductible optimiste qui vient
chaque année lire à haute voix les noms pour la Moisson.) J'allais presque
oublier ! Joyeux Hunger Games ! (Il rafle quelques mûres sur un buisson
voisin.) Et puisse le sort...Il lance une mûre dans ma direction. Je la
rattrape au vol et la crève entre mes dents. Son acidité sucrée m'explose
sur la langue.
- ... vous être favorable ! dis-je avec une verve identique. Nous
préférons en rire plutôt qu'avoir une frousse de tous les diables. Et puis,
l'accent du Capitole est si outré que la moindre phrase devient comique
avec lui. Je regarde Gale sortir son couteau et découper des tranches. Il
pourrait être mon frère. Mêmes cheveux bruns et raides, même teint olivâtre
et mêmes yeux gris. Pourtant nous ne sommes pas apparentés, du moins pas
directement. La plupart des familles qui travaillent à la mine se
ressemblent plus ou moins. C'est pourquoi maman et Prim, avec leurs cheveux
blonds et leurs yeux bleus, ont toujours paru déplacées. Elles le sont. Les
parents de notre mère appartenaient à cette classe de petits commerçants
qui fournit les représentants de l'autorité, les Pacificateurs et quelques
clients issus de la Veine. Ils tenaient une pharmacie dans le meilleur
quartier du district Douze. Comme personne ou presque n'a les moyens de
s'offrir un médecin, ce sont les pharmaciens qui nous soignent. Mon père a
connu ma mère parce que, au cours de ses chasses, il ramassait parfois des
herbes médicinales, qu'il venait vendre à sa boutique. Elle devait être
très amoureuse pour quitter son foyer et venir s'installer dans la Veine.
Je m'efforce de m'en souvenir quand je vois la femme qu'elle est devenue,
apathique et indifférente, pendant que ses filles mouraient de faim sous
ses yeux. Je tente de lui pardonner, au nom de mon père. Mais, en toute
franchise, le pardon n'est pas une chose qui me vient facilement. Gale
étale le fromage de chèvre sur le pain, en posant avec délicatesse une
feuille de basilic sur chaque tranche, pendant que je ramasse une brassée
de mûres dans les buissons. On s'installe dans un creux des rochers. De là-
haut, nous sommes invisibles, mais nous avons une vue dégagée sur la
vallée. L'endroit grouille de vie estivale, de plantes et de racines
comestibles, de poissons qui scintillent au soleil. C'est une journée
magnifique, avec un grand ciel bleu, une brise légère. La nourriture est
délicieuse, le fromage fond sur le pain chaud, les mûres éclatent dans la
bouche. Tout serait parfait s'il s'agissait vraiment d'un jour férié, si
nous avions la journée devant nous pour courir la montagne et chasser le
dîner de ce soir. Au lieu de quoi, nous serons debout sur la grand-place à
deux heures pile, à guetter l'annonce des noms.
- On pourrait le faire, tu sais, dit Gale d'une voix douce.
- Quoi donc ?
- Quitter le district. Nous enfuir. Vivre dans les bois. Ensemble, on
pourrait réussir. Je ne sais pas quoi répondre. L'idée est tellement
absurde.
- S'il n'y avait pas les enfants, s'empresse-t-il d'ajouter. Ce ne sont
pas nos enfants, bien sûr. Mais cela revient au même. Les deux petits
frères et la s?ur de Gale. Prim. Auxquels on peut rajouter nos mères,
aussi, parce que comment se débrouilleraient-elles sans nous ? Qui
nourrirait toutes ces bouches affamées ? Nous avons beau chasser tous les
jours, il y a quand même des soirs où il faut troquer notre gibier contre
du lard, des lacets de chaussures, de la laine, et même des nuits où nous
allons nous coucher l'estomac vide.
- Je n'aurai jamais d'enfants, dis-je.
- Moi, j'aimerais bien. Si je vivais ailleurs, répond Gale.
- Sauf que tu vis ici.
- Laisse tomber. Cette discussion ne rime à rien. Nous enfuir ? Comment
pourrais-je abandonner Prim, la seule personne au monde que je sois sûre
d'aimer ? Et Gale est entièrement dévoué à sa famille. Nous ne pouvons pas
partir, alors à quoi bon en parler ? Et même... en admettant que nous le
fassions... d'où sort-il cette idée d'avoir des enfants ? Il n'y a jamais
eu le moindre soupçon de romance entre Gale et moi. À notre première
rencontre, j'étais une petite maigrichonne de douze ans, alors que lui,
bien qu'il n'ait que deux ans de plus, avait déjà l'air d'un homme. Il nous
a fallu du temps pour devenir amis, pour cesser de nous disputer les prises
et commencer à nous entraider. Par ailleurs, s'il veut vraiment des
enfants, Gale n'aura aucun mal à se trouver une femme. Il est séduisant,
assez fort pour survivre à la mine, et il sait chasser. On voit bien, à la
manière dont elles en parlent à l'école, que les filles s'intéressent à
lui. Cela me rend jalouse, mais pas dans le sens auquel on s'attendrait.
C'est juste que les bons partenaires de chasse sont rares.
- Qu'as-tu envie de faire ? je lui demande. On peut chasser, pêcher ou
ramasser des baies.
- Allons pêcher au lac. Ensuite, on n'aura qu'à laisser nos cannes pour
faire un peu de cueillette. Comme ça, on rapportera quelque chose de
chouette pour ce soir. Ce soir. Après la Moisson, tout le monde est censé
faire la fête. Beaucoup la font, d'ailleurs, soulagés de savoir que leurs
enfants seront épargnés un an de plus. Mais deux familles au moins ferment
leurs volets, verrouillent leur porte et cherchent un moyen d'affronter les
semaines douloureuses qui s'annoncent. La récolte est bonne. Les prédateurs
nous laissent tranquilles car, par une si belle journée, ils trouvent en
abondance des proies plus faciles et plus goûteuses. À la fin de la
matinée, nous avons une douzaine de poissons, quelques plantes comestibles
et, surtout, un énorme sac de fraises. J'ai découvert le champ de fraises
il y a quelques années, mais c'est Gale qui a eu l'idée de l'entourer d'un
grillage pour tenir les animaux à l'écart. Sur le chemin du retour, nous
faisons un crochet par la Plaque, le marché noir qui se tient dans l'ancien
entrepôt de charbon désaffecté. Quand on a découvert un système plus
efficace pour transporter le charbon directement de la mine au train, la
Plaque s'est approprié peu à peu tout l'espace. La plupart des commerces
sont fermés à cette heure-ci, le jour de la Moisson, mais le marché noir
reste ouvert. Sae Boui-boui, la vieille femme décharnée qui vend des bols
de soupe chaude derrière son grand chaudron, nous débarrasse de la moitié
de nos plantes en échange de deux blocs de paraffine. Nous en tirerions
peut-être davantage ailleurs, mais nous faisons un effort pour rester en
bons termes avec Sae. Elle seule est toujours prête à nous acheter du chien
sauvage. On ne les chasse pas spécialement mais, quand ils nous attaquent
et qu'on peut en abattre un ou deux, eh bien, la viande, c'est de la
viande.
- Dans ma soupe, ça devient du b?uf, prétend Sae Boui-boui avec un clin
d'?il. Dans la Veine, on ne cracherait pas sur un cuissot de chien sauvage,
mais les Pacificateurs qui viennent à la Plaque ont les moyens de se
montrer un peu plus difficiles. Après le marché, nous allons frapper à la
porte de service de la maison du maire pour lui vendre la moitié de nos
fraises, sachant qu'il les adore et qu'il peut se les offrir. Sa fille,
Madge, vient nous ouvrir. À l'école, on est dans la même classe. Vu que
c'est la fille du maire, on s'attendrait à une pimbêche, mais pas du tout.
Elle évite simplement de se mêler aux autres. Comme moi. Du coup, aucune de
nous deux n'a vraiment d'amis, et nous nous retrouvons souvent ensemble à
l'école. À l'heure du déjeuner, lors des assemblées, ou encore quand il
faut se trouver un binôme en cours de sport. Nous ne parlons pas beaucoup,
et cela nous convient à merveille. Aujourd'hui, elle a troqué son uniforme
d'écolière contre une belle robe blanche et noué un ruban rose dans ses
cheveux blonds. Parée pour la Moisson.
- Jolie robe, remarque Gale. Madge lui jette un regard perçant, l'air de
se demander si c'est un compliment sincère ou s'il est ironique. Sa robe
est jolie, mais elle ne l'aurait jamais mise sans une occasion
extraordinaire. Elle pince les lèvres et sourit.
- Bah, si je dois partir pour le Capitole, autant paraître à mon
avantage, non ? C'est maintenant au tour de Gale de rester perplexe. Est-
elle sérieuse ? Ou est-ce une manière de flirter avec lui ? Je pencherais
pour la seconde solution.
- Tu n'iras pas au Capitole, riposte Gale d'un ton froid. (Son regard se
pose sur la petite broche ronde qui orne la robe de Madge. En or massif. Un
bijou magnifique. De quoi nourrir une famille pendant des mois.) Tu as
combien d'inscriptions ? Cinq ? Moi, j'en avais déjà six à douze ans.
- Elle n'y est pour rien, dis-je.
- Non, personne n'y est pour rien. C'est comme ça, admet Gale. Le visage
de Madge s'est durci. Elle dépose l'argent des fraises dans ma main.
- Bonne chance, Katniss.
- À toi aussi. La porte se referme. Nous regagnons la Veine en silence.
Gale n'aurait pas dû s'en prendre à Madge, mais il a raison, bien sûr. Le
système de la Moisson est injuste, car il pénalise les pauvres. On devient
éligible à l'âge de douze ans. Cette année-là, votre nom est inscrit une
fois. À treize ans, deux fois. Et ainsi de suite jusqu'à vos dix-huit ans,
dernière année d'éligibilité, où votre nom est inscrit sept fois. C'est
vrai pour chaque citoyen des douze districts du pays de Panem. Seulement,
il y a un truc. Imaginons que vous soyez pauvre et que vous creviez de
faim, comme nous. Vous pouvez choisir de faire inscrire votre nom plusieurs
fois en échange de tesserae. Un tessera représente l'équivalent d'un an
d'approvisionnement en blé et en huile pour une personne. Vous pouvez faire
cela pour chacun des membres de votre famille. Si bien que, à l'âge de
douze ans, j'ai fait inscrire mon nom quatre fois. Une fois parce que j'y
étais obligée, et trois autres en échange de tesserae pour ma mère, Prim et
moi. En fait, j'ai dû recommencer chaque année. Et toutes ces inscriptions
s'additionnent. De sorte qu'aujourd'hui, à seize ans, mon nom figurera
vingt fois dans le tirage au sort. Gale, qui a dix-huit ans et fait vivre à
lui tout seul une famille de cinq personnes depuis sept ans, aura quarante-
deux chances d'être choisi. On comprend qu'une fille comme Madge, qui n'a
jamais eu besoin du moindre tessera, puisse l'agacer. Le risque que son nom
soit tiré au sort est bien mince comparé à ceux d'entre nous qui vivent
dans la Veine. Pas inexistant, mais mince. Et même si les règles sont
fixées par le Capitole et non par les districts, et encore moins par la
famille de Madge, il est difficile de ne pas en vouloir aux privilégiés du
système. Gale sait que sa colère se trompe de cible. L'autre jour, dans la
forêt, je l'ai écouté pester longuement contre les tesserae qui ne seraient
qu'un instrument de plus pour semer la discorde au sein de notre district.
Un moyen d'alimenter la haine entre les mineurs affamés de la Veine et ceux
qui ont de quoi dîner tous les soirs, afin de s'assurer que les uns et les
autres ne puissent jamais s'entendre. « Le Capitole a tout intérêt à
entretenir nos divisions «, dirait peut-être Gale, si personne ne risquait
de l'écouter. Si ce n'était pas le jour de la Moisson. Si une fille avec
une broche en or et sans tessera n'avait pas lâché un commentaire
malheureux, dont je suis persuadée qu'il était sans malice. Tout en
marchant, je glisse un coup d'?il vers Gale, lequel continue à fulminer
sous son air impassible. Sa colère me paraît futile, même si je ne dis
rien. Non pas que je ne sois pas d'accord avec lui. Je le suis. Mais à quoi
bon crier contre le Capitole au milieu de la forêt ? Cela ne changera rien.
Cela ne rendra pas le système plus juste. Cela ne remplira pas nos
estomacs - ça ferait plutôt fuir le gibier. Je le laisse crier néanmoins.
Mieux vaut qu'il le fasse dans les bois qu'en pleine rue. Gale et moi
partageons notre butin, soit deux poissons, deux tranches de pain, quelques
légumes, un quart des fraises, un peu de sel, de paraffine et d'argent pour
chacun.
- À tout à l'heure, sur la place, dis-je.
- Mets-toi sur ton trente et un, répond-il sèchement. Chez moi, je
retrouve ma mère et ma s?ur fin prêtes. Maman a passé une jolie robe du
temps de la pharmacie. Prim porte la tenue de ma première Moisson, une jupe
avec un chemisier à jabot. Elle est un peu grande pour elle, mais maman l'a
resserrée avec des épingles. Même ainsi, ma s?ur a bien du mal à empêcher
le chemisier de pendre dans son dos. Elles m'ont préparé une baignoire
d'eau chaude. Je me débarrasse de la terre et de la sueur amassées dans les
bois, et me lave même les cheveux. À ma grande surprise, maman a sorti une
de ses robes à mon intention. Très jolie, bleue, avec des chaussures
assorties.
- Tu es sûre ? je lui demande. J'essaie de ne plus rejeter
systématiquement son aide. À une époque, j'étais si en colère que je ne
voulais rien accepter d'elle. Cette fois, il s'agit de quelque chose de
spécial. Ses habits d'autrefois sont précieux pour elle.
- Oui. On va aussi s'occuper de tes cheveux, dit-elle. Je la laisse me
sécher les cheveux et les remonter en tresses sur ma tête. Je me reconnais
à peine dans le miroir fendu appuyé contre le mur.
- Tu es drôlement belle, souffle Prim, intimidée.
- Méconnaissable, dis-je. Je la serre dans mes bras, parce que je sais
que les prochaines heures seront terribles pour elle. Sa première Moisson.
Elle ne risque pratiquement rien, son nom n'a été inscrit qu'une fois. Je
n'ai pas voulu qu'elle prenne le moindre tessera. En revanche, elle
s'inquiète pour moi. Elle redoute l'impensable. Je protège Prim autant que
je le peux, mais je suis impuissante face à la Moisson. L'angoisse que je
ressens chaque fois que ma s?ur tombe malade me noue la gorge, menace de
s'afficher sur mon visage. Je remarque le dos de son chemisier, encore une
fois sorti de sa jupe, et je m'astreins au calme.
- Rentre ta queue, petit canard, lui dis-je en glissant le chemisier à
l'intérieur de la jupe. Prim glousse.
- Coin, coin, fait-elle.
- Coin toi-même, je réponds avec un rire léger. (Le genre de rire que
Prim est seule à savoir m'arracher.) Allez, passons à table, dis-je en lui
plantant un baiser sur le crâne. Le poisson et les légumes sont déjà en
train de mijoter en ragoût, mais ce sera pour ce soir. Nous décidons de
garder les fraises et le pain de boulangerie pour le dîner, afin de marquer
l'occasion. En attendant, nous déjeunons du lait de la chèvre de Prim,
Lady, et du pain dur obtenu avec le blé des tesserae. Personne n'a beaucoup
d'appétit, de toute façon. À une heure pile, nous prenons la direction de
la grand-place. La participation est obligatoire, à moins de se trouver aux
portes de la mort. Ce soir, les autorités passeront vérifier si c'est bien
le cas. Sinon, on vous jette en prison. C'est dommage, vraiment, que la
Moisson se tienne sur la grand-place - l'un des rares endroits agréables du
district Douze. Elle est bordée de boutiques, et les jours de marché,
surtout quand il fait beau, il y flotte comme un air de vacances. Mais
aujourd'hui, en dépit des bannières éclatantes accrochées aux immeubles,
l'atmosphère est lugubre. Les équipes de tournage, perchées comme des
busards au sommet des toits, soulignent encore plus cette impression. Les
gens font la queue en silence et signent le registre. La Moisson est aussi
l'occasion pour le Capitole de procéder à un recensement. Les enfants de
douze à dix-huit ans sont regroupés par tranches d'âge dans un secteur
délimité par des cordons, les plus vieux devant, les plus jeunes, comme
Prim, vers le fond. Les membres de leurs familles se pressent sur le
périmètre en se tenant très fort par la main. D'autres, dont les proches ne
sont pas menacés, ou qui semblent indifférents au sort des leurs, se
glissent au premier rang et prennent des paris sur les deux malheureux qui
seront désignés. On propose de miser sur leur âge, leurs origines - la
Veine ou la classe commerçante ? -, ou encore de parier qu'ils
s'effondreront en larmes à l'annonce de leur nom. La plupart des gens
déclinent ces offres, mais doucement, poliment. Ces bookmakers sont souvent
des informateurs, et qui n'a jamais enfreint la loi ? On pourrait
m'exécuter chaque jour pour braconnage, si je n'étais pas couverte par
l'appétit des responsables. Tout le monde ne peut pas en dire autant. De
toute façon, Gale et moi sommes d'accord : entre crever de faim et recevoir
une balle dans la tête, mieux vaut une mort rapide. La foule se fait plus
dense, plus oppressante, à mesure que les gens arrivent. La grand-place est
vaste, mais quand même pas au point d'accueillir les quelque huit mille
habitants du district. Les retardataires se pressent dans les rues
adjacentes, où ils pourront suivre l'événement sur écran géant, car l'État
en assure la retransmission en direct. Je me retrouve au milieu d'un groupe
de jeunes gens de la Veine de seize ans. Nous échangeons des hochements de
tête anxieux avant de tourner notre regard vers l'estrade érigée devant
l'hôtel de justice. Elle soutient trois fauteuils, un podium, ainsi que
deux grandes boules de verre, l'une pour les garçons et l'autre pour les
filles. Je fixe les papiers pliés dans la boule des filles. Sur vingt
d'entre eux se trouve inscrit le nom de Katniss Everdeen, d'une écriture
soignée. Deux des fauteuils sont occupés par le père de Madge, le maire
Undersee, grand, le crâne dégarni, et par Effie Trinket, l'hôtesse du
district Douze, fraîchement débarquée du Capitole avec son sourire d'une
blancheur effrayante, ses cheveux roses et son tailleur vert pomme. Ils
échangent des messes basses en lorgnant le siège vide d'un air soucieux.
Quand l'horloge de la ville sonne deux heures, le maire s'avance sur le
podium et entame son discours. C'est le même chaque année. Il rappelle
l'histoire de Panem, le pays qui s'est relevé des cendres de ce qu'on
appelait autrefois l'Amérique du Nord. Il énumère les catastrophes
naturelles, sécheresses, ouragans, incendies, la montée des océans qui a
englouti une si grande partie des terres, la guerre impitoyable pour les
maigres ressources restantes. Voilà d'où vient Panem, un Capitole rayonnant
bordé de treize districts, qui a apporté paix et prospérité à ses citoyens.
Puis sont venus les jours obscurs, le soulèvement des districts contre le
Capitole. Douze ont été vaincus, le treizième a été éliminé. Le traité de
la Trahison nous a accordé de nouvelles lois pour garantir la paix et, pour
rappeler chaque année que les jours obscurs ne devaient pas se reproduire,
il nous a donné les Hunger Games. Les règles des Hunger Games sont simples.
Pour les punir du soulèvement, chacun des douze districts est tenu de
fournir un garçon et une fille, appelés « tributs «. Les vingt-quatre
tributs sont lâchés dans une immense arène naturelle pouvant contenir
n'importe quel décor, du désert suffocant à la toundra glaciale. Ils
s'affrontent alors jusqu'à la mort durant plusieurs semaines. Le dernier
survivant est déclaré vainqueur. Arracher des enfants à leurs districts,
les obliger à s'entretuer sous les yeux de la population : c'est ainsi que
le Capitole nous rappelle que nous sommes entièrement à sa merci et que
nous n'aurions aucune chance de survivre à une nouvelle rébellion. Quelles
que soient les paroles, le message est clair : « Regardez, nous prenons vos
enfants, nous les sacrifions, et vous n'y pouvez rien. Si vous leviez
seulement le petit doigt, nous vous éliminerions jusqu'au dernier. Comme
nous l'avons fait avec le district Treize. « Pour ajouter l'humiliation à
la torture, le Capitole nous impose de considérer les Jeux comme un
spectacle, un événement sportif opposant les districts les uns aux autres.
Le vainqueur rentre chez lui mener une vie facile, et son district est
inondé de cadeaux, principalement sous forme de nourriture. Chaque année,
le Capitole nous montre les généreuses allocations de blé et d'huile,
parfois même de sucre, attribuées au district vainqueur, tandis que les
autres continuent à lutter contre la famine.
- C'est à la fois le temps du repentir et le temps de la gratitude,
entonne le maire. Puis il énonce la liste des vainqueurs du district Douze.
En soixante-quatorze ans, il n'y en a eu que deux. Un seul est toujours en
vie. Haymitch Abernathy, un quadragénaire ventripotent qui apparaît à
l'instant en grommelant des propos inintelligibles. On le voit grimper en
titubant sur l'estrade et s'écrouler dans le troisième fauteuil. Il a bu.
Beaucoup. La foule l'accueille par quelques applaudissements symboliques,
mais il se méprend et tente de serrer dans ses bras Effie Trinket, qui
parvient à l'esquiver de justesse. Le maire a l'air embêté. L'événement est
retransmis en direct, le district Douze est maintenant la risée de Panem,
et il le sait. Il s'efforce de ramener rapidement l'attention générale sur
la Moisson en présentant Effie Trinket. Plus gaie et pimpante que jamais,
Effie Trinket s'avance à petits pas jusqu'au podium et lance son
traditionnel :
- Joyeux Hunger Games ! Et puisse le sort vous être favorable ! Ses
cheveux roses sont sûrement une perruque, car ses boucles sont légèrement
de travers depuis qu'Haymitch a essayé de la prendre dans ses bras. Elle
s'étend un peu sur la fierté qu'elle éprouve à se trouver là, même si tout
le monde sait bien qu'elle n'espère qu'une chose, être promue dans un
meilleur district, avec des vainqueurs dignes de ce nom et non pas des
ivrognes qui vous embarrassent devant la nation entière. À travers la
foule, je repère Gale, qui me fait un mince sourire. Au moins, cette
Moisson-ci a quelque chose de drôle. Mais, soudain, je pense à Gale et aux
quarante-deux papiers pliés qui portent son nom dans la grosse boule de
verre, et je me dis que le sort ne lui est pas favorable. Beaucoup moins
qu'à la plupart des garçons. Et peut-être pense-t-il la même chose à mon
sujet, car son visage s'assombrit et il tourne la tête. « Il y a quand même
plusieurs milliers de petits papiers «, voudrais-je pouvoir lui glisser à
l'oreille. C'est le moment de procéder au tirage. Effie Trinket annonce,
comme elle le fait toujours :
- Les dames, d'abord ! Et elle s'avance vers la grosse boule qui
contient les noms des filles. Elle enfonce profondément le bras dans la
masse des papiers et en tire un sans regarder. La foule retient son
souffle, on pourrait entendre une mouche voler, je me sens mal et je prie
désespérément pour que ce ne soit pas moi, pas moi, pas moi. Effie Trinket
retourne vers le podium, déplie le papier et lit le nom à haute voix. Ce
n'est pas le mien. C'est celui de Primrose Everdeen.






2

Un jour, alors que je guettais le passage du gibier, cachée dans un
arbre, je me suis assoupie et j'ai fait une chute de trois mètres avant
d'atterrir sur le dos. C'était comme si l'impact avait chassé tout l'air de
mes poumons. Je suis restée allongée là, m'efforçant d'inhaler, d'exhaler,
de faire quelque chose. Voilà ce que je ressens en ce moment. Je tâche de
me souvenir de respirer, incapable de parler, totalement abasourdie tandis
que le nom résonne dans mon crâne. Quelqu'un me serre le bras, un garçon de
la Veine, comme si j'avais commencé à défaillir et qu'il m'avait retenue.
Il doit s'agir d'une erreur. Ce n'est pas possible. Le papier de Prim était
enfoui parmi des milliers d'autres ! Le risque qu'elle soit désignée était
si mince que je n'étais même pas inquiète pour elle. J'ai pourtant fait ce
qu'il fallait. J'ai pris les tesserae, refusé qu'elle le fasse. Un seul
papier. Un seul parmi des milliers. Le sort lui était on ne peut plus
favorable. Et ça n'a fait aucune différence. Quelque part, très loin,
j'entends la foule gronder, comme elle le fait toujours quand un enfant de
douze ans est choisi, parce que tout le monde trouve ça injuste. Et puis je
la vois, blanche comme un linge, les poings crispés, qui s'avance avec
raideur vers l'estrade, me dépasse, et je vois le dos de son chemisier qui
pend par-dessus sa jupe. C'est ce petit détail, ce coin de tissu formant
une queue de canard, qui me ramène à la réalité.
- Prim ! Je crie d'une voix étranglée, tandis que mes muscles se
remettent à fonctionner.
- Prim ! Je n'ai pas besoin de me frayer un chemin à travers la foule.
Les autres enfants s'écartent immédiatement, m'ouvrant un passage jusqu'à
l'estrade. Je rattrape Prim alors qu'elle s'apprête à gravir les marches.
D'un geste du bras, je la repousse derrière moi.
- Je suis volontaire ! m'écrié-je. Je me porte volontaire comme tribut !
Voilà qui provoque une certaine confusion sur l'estrade. Le district Douze
n'a plus connu de volontaires depuis des décennies, et le protocole est
quelque peu rouillé. Quand un tribut est désigné par le sort, la règle
autorise un autre enfant à le remplacer, tant qu'il est éligible et du même
sexe. Dans certains districts, où remporter la Moisson est considéré comme
un immense honneur, beaucoup sont prêts à risquer leur vie, et le processus
peut se révéler compliqué. Mais dans le district Douze, où le mot de
« tribut « rime avec « vaincu «, les volontaires sont une espèce disparue
depuis longtemps.
- C'est trop chou ! minaude Effie Trinket. Mais je crois qu'en principe
on doit d'abord annoncer le vainqueur de la Moisson, puis demander s'il y a
des volontaires, et ensuite seulement, si quelqu'un se propose, euh... Elle
hésite, visiblement peu sûre d'elle.
- Quelle importance ? intervient le maire. Il me regarde avec une
expression navrée. Il ne me connaît pas, pas vraiment, mais je vois qu'il
se souvient de moi. Je suis la fille qui lui apporte les fraises. Avec
laquelle sa propre fille discute de temps en temps. Celle qui, cinq ans
plus tôt, s'est tenue devant lui, entre sa mère et sa s?ur, quand il lui a
présenté, à elle, l'aînée de la famille, la médaille du courage. Une
médaille posthume pour son père volatilisé dans la mine. Se souvient-il de
cela ?
- Quelle importance ? répète-t-il d'une voix bourrue. Qu'elle s'avance
donc. Prim pousse des hurlements hystériques derrière moi. Elle m'enserre
comme dans un étau entre ses petits bras osseux.
- Non, Katniss ! Non ! Tu ne peux pas !
- Prim, lâche-moi ! lui dis-je brutalement, parce que je suis
bouleversée et que je ne veux surtout pas pleurer. (Car lors de la
rediffusion des meilleurs moments de la Moisson, ce soir, tout le monde
remarquerait mes larmes, et je serais désignée comme une proie facile. Une
pleurnicharde. Je ne donnerai cette satisfaction à personne.) Lâche-moi !
Je sens qu'on l'arrache à moi. Je me retourne et vois Gale qui l'a soulevée
du sol, et Prim qui se débat entre ses bras.
- Vas-y, Catnip, dit-il d'une voix qu'il s'efforce de maîtriser. Puis il
emporte Prim vers ma mère. Je redresse le buste et gravis les marches.
- Eh bien, bravo ! s'écrie Effie Trinket. C'est l'esprit des Jeux !
(Elle semble heureuse d'avoir enfin un district où il se passe quelque
chose.) Comment t'appelles-tu ? J'avale ma salive.
- Katniss Everdeen.
- Je parie qu'il s'agissait de ta petite s?ur. Tu ne voulais pas te
laisser voler la vedette, hein ? Allez, tout le monde ! Je vous demande
d'applaudir bien fort notre nouveau tribut ! Mais - et j'en serai
éternellement reconnaissante aux gens du district Douze - personne
n'applaudit. Pas même parmi ceux qui prennent les paris, ceux qui,
d'ordinaire, se moquent bien de ce genre de choses. Peut-être parce qu'ils
m'ont vue à la Plaque, ou ont connu mon père, ou rencontré Prim, que tout
le monde adore. De sorte qu'au lieu de recevoir des applaudissements je
reste là, immobile, pendant qu'ils affichent leur désapprobation de la
manière la plus courageuse. Par le silence. Qui signifie que nous ne sommes
pas d'accord. Que nous n'excusons rien. Que tout cela est mal. Il arrive
alors une chose inattendue. Pour moi, en tout cas, parce que je ne pensais
pas compter dans le district Douze. Mais il s'est produit un changement
quand je me suis avancée pour prendre la place de Prim, et on dirait
désormais que je suis devenue quelqu'un de précieux. Une personne, puis
deux, puis quasiment toute la foule porte les trois doigts du milieu de la
main gauche à ses lèvres avant de les tendre vers moi. C'est un vieux geste
de notre district, rarement utilisé, qu'on voit parfois lors des
funérailles. Un geste de remerciement, d'admiration, d'adieu à ceux que
l'on aime. Me voilà maintenant au bord des larmes, mais, heureusement,
Haymitch choisit ce moment pour traverser l'estrade en titubant afin de me
congratuler.
- Regardez-la ! Regardez cette fille ! braille-t-il en m'attrapant par
les épaules. (Il est d'une force étonnante pour une épave pareille.) Elle
me plaît ! (Son haleine empeste l'alcool, et son dernier bain doit remonter
à longtemps.) Elle a des... (Il hésite un instant sur le mot.)... des
tripes ! achève-t-il avec un accent triomphal. Plus que vous ! (Il me lâche
et s'approche du bord de l'estrade.) Plus que vous tous ! crie-t-il en
pointant le doigt vers la caméra. S'adresse-t-il aux spectateurs, ou bien
est-il soûl au point d'insulter le Capitole ? Je ne le saurai jamais car,
alors même qu'il ouvre la bouche pour développer son propos, Haymitch
dégringole de l'estrade et tombe par terre, assommé. Il a beau être
pathétique, je lui suis reconnaissante. Grâce aux caméras qui braquent sur
lui un ?il narquois, j'ai juste le temps de lâcher le petit sanglot que
j'avais dans la gorge, et de reprendre mon sang-froid. Je croise les mains
derrière le dos et je fixe mon regard au loin. J'aperçois les collines que
j'ai gravies ce matin en compagnie de Gale. Pendant un moment, j'éprouve
une pointe de regret... à l'idée que nous aurions pu fuir le district,
disparaître dans la forêt... mais je sais que j'ai eu raison de rester. Car
qui d'autre se serait porté volontaire pour Prim ? On emporte Haymitch sur
une civière, et Effie Trinket tente de réchauffer l'ambiance.
- Quelle journée incroyable ! roucoule-t-elle en essayant de redresser
sa perruque, qui penche sérieusement sur la droite. Mais nous n'en avons
pas encore terminé ! Il est temps de choisir notre tribut masculin ! (Ses
cheveux glissent. Dans l'espoir de sauver la situation, elle les plaque sur
sa tête, marche jusqu'à la boule contenant les noms des garçons et attrape
le premier papier qui lui tombe sous la main. Elle s'empresse alors de
regagner le podium, et je n'ai même pas le temps de prier pour Gale qu'elle
annonce déjà le nom.) Peeta Mellark ! Peeta Mellark ! « Oh non, pensé-je.
Pas lui. « Parce que je connais ce nom, même si je n'ai jamais parlé
directement à celui qu'il désigne. Peeta Mellark. Décidément, le sort ne
m'est pas favorable, aujourd'hui. Je le regarde s'approcher de l'estrade.
Taille moyenne, trapu, des cheveux blond cendré qui ondulent sur son front.
Le choc de l'annonce s'affiche sur son visage, on voit qu'il lutte pour
demeurer impassible, mais ses yeux bleus trahissent la même frayeur que
celle que j'ai vue si souvent chez le gibier. Pourtant, il grimpe sur
l'estrade d'un pas ferme et prend sa place. Effie Trinket demande s'il y a
des volontaires, mais personne ne s'avance. Il a deux frères aînés, je le
sais, je les ai vus à la boulangerie, mais l'un est probablement trop âgé
désormais pour se porter volontaire et l'autre ne le fera pas. C'est
normal. La dévotion familiale montre ses limites le jour de la Moisson. Ma
réaction était tout à fait exceptionnelle. Le maire entame la longue et
fastidieuse lecture du traité de la Trahison, comme il le fait chaque année
à ce stade - c'est la loi -, mais je n'en écoute pas un mot. « Pourquoi
lui ? « me dis-je. Je tente de me convaincre que cela n'a pas d'importance.
Peeta Mellark et moi ne sommes pas amis. Pas même voisins. Nous ne nous
sommes jamais adressé la parole. Notre seule rencontre remonte à des
années. Il l'a probablement oubliée. Moi pas, cependant, et je sais que je
ne l'oublierai jamais...C'était durant la pire période. Mon père était mort
trois mois plus tôt dans ce coup de grisou, au cours du mois de janvier le
plus froid qu'on ait jamais connu. L'engourdissement du premier choc était
passé, et la douleur de sa perte me frappait n'importe où, me pliait en
deux, le corps secoué de sanglots. « Où es-tu ? m'écriai-je dans ma tête.
Pourquoi es-tu parti ? « Mais, bien sûr, je n'avais jamais aucune réponse.
Le district nous avait remis une petite somme d'argent à titre de
compensation, de quoi couvrir le mois de deuil à l'issue duquel on
attendait de notre mère qu'elle reprenne un travail. Sauf qu'elle n'en a
rien fait. Elle n'a rien fait du tout, sinon rester assise sur une chaise
ou, le plus souvent, pelotonnée dans son lit sous les couvertures, le
regard perdu dans le vague. De temps en temps elle remuait, se redressait
brusquement, puis retombait dans la prostration. Les supplications de Prim
semblaient la laisser indifférente. J'étais terrifiée. Aujourd'hui, je
suppose que ma mère était en quelque sorte prisonnière de sa tristesse,
mais, sur le moment, je voyais seulement que je ne pouvais plus compter sur
aucun de mes deux parents. À onze ans, alors que Prim n'en avait que sept,
j'ai pris notre famille en charge. Je n'avais pas le choix. J'achetais à
manger au marché, je préparais nos repas du mieux que je pouvais, tout en
veillant à ce que Prim et moi restions présentables. Car, si l'on avait su
que notre mère n'était plus en état de s'occuper de nous, le district lui
aurait retiré notre garde et nous aurait confiées au foyer communal.
J'avais grandi au contact de tels enfants, à l'école. Leur tristesse, les
marques de coups sur leur visage, le désespoir qui leur voûtait les
épaules. Pas question qu'une chose pareille arrive à Prim. La gentille
petite Prim qui fondait en larmes dès qu'elle me voyait pleurer, sans même
en connaître la raison, qui brossait les cheveux de notre mère avant notre
départ pour l'école, qui continuait à nettoyer tous les soirs le miroir
devant lequel se rasait notre père, parce qu'il avait horreur de cette
poussière de charbon qui se déposait partout dans la Veine. Le foyer
communal l'aurait broyée comme un rien. Alors, je gardais le secret sur nos
soucis. L'argent a fini par s'épuiser, et nous avons commencé à dépérir. Il
n'y a pas d'autre mot. Je n'arrêtais pas de me dire que si je pouvais tenir
jusqu'en mai, jusqu'au 8 mai, j'aurais douze ans, je pourrais signer pour
les tesserae et obtenir ce blé et cette huile tant convoités. Mais il
restait encore plusieurs semaines. Nous serions peut-être mortes toutes les
trois d'ici là. Mourir de faim n'a rien de rare, dans le district Douze.
Qui n'en a jamais vu les victimes ? Des vieux trop faibles pour travailler.
Des enfants d'une famille comptant trop de bouches à nourrir. Des gens
devenus invalides dans la mine. Qui se traînent dans la rue. Et qu'on
retrouve un beau jour affalés contre un mur, ou étendus dans le Pré, à
moins que l'on n'entende juste sangloter dans une maison. On appelle alors
les Pacificateurs pour enlever le corps. La faim n'est jamais la cause
officielle du décès. C'est toujours la grippe, le froid, la pneumonie. Mais
cela ne trompe personne. L'après-midi de ma rencontre avec Peeta Mellark,
une pluie glaciale tombait à verse. J'étais sortie vendre de vieux
vêtements de bébé de Prim sur le marché, mais sans trouver preneur. Et même
si j'avais déjà accompagné mon père plusieurs fois à la Plaque, j'avais
bien trop peur pour me rendre seule dans cet endroit lugubre. La pluie
avait détrempé la veste de chasse de mon père, et j'étais glacée jusqu'aux
os. Depuis trois jours, nous n'avalions plus que de l'eau chaude avec
quelques vieilles feuilles de menthe que j'avais trouvées au fond d'un
placard. À la fermeture du marché, je tremblais si fort que j'en ai lâché
mes vêtements de bébé dans une flaque de boue. Je ne les ai pas ramassés.
Je craignais de trébucher et d'être incapable de me relever. De toute
façon, personne n'en voulait, de ces habits. Je ne pouvais pas retourner à
la maison. Parce qu'à la maison m'attendaient ma mère avec ses yeux
éteints, ma petite s?ur avec ses joues creuses et ses lèvres gercées. Dans
une pièce enfumée, à cause du bois humide que je ramassais à la lisière de
la forêt depuis que nous étions à court de charbon. Je ne pouvais pas
rentrer les mains vides. Je me suis retrouvée à patauger dans une ruelle
boueuse, derrière les boutiques destinées à la frange aisée de la
population. Les marchands vivaient au-dessus de leur commerce, de sorte que
je me tenais pour ainsi dire dans leur arrière-cour. Je me souviens des
jardins en friche, d'une chèvre ou deux dans un enclos, d'un chien trempé
de pluie attaché à un piquet, couché dans la boue comme une âme en peine.
Le vol est strictement interdit dans le district Douze. Passible de la
peine de mort. Mais l'idée m'est venue que cette loi ne s'appliquait pas au
contenu des poubelles, dans lesquelles je trouverais peut-être quelque
chose. Un os derrière la boucherie, des légumes pourris derrière
l'épicerie, des restes que seule ma famille serait suffisamment désespérée
pour manger. Malheureusement, le ramassage des ordures venait d'avoir lieu.
Au niveau de la boulangerie flottait une odeur de pain frais, si forte que
j'en ai eu le vertige. Les fours donnaient derrière, et une lumière dorée
s'échappait de la porte ouverte de la cuisine. Je suis restée là, fascinée
par la chaleur et l'arôme capiteux, jusqu'à ce que la pluie s'en mêle et
que ses doigts glacés au creux de mon dos me ramènent à la réalité. J'ai
soulevé le couvercle de la poubelle du boulanger : elle était vide -
impitoyablement vide. Une voix brutale m'a soudain aboyé dessus, et j'ai
relevé la tête pour découvrir la femme du boulanger. Elle me criait de
déguerpir si je ne voulais pas qu'elle appelle les Pacificateurs, et
qu'elle en avait assez de surprendre ces sales gamins de la Veine à
fouiller dans ses ordures. Dures paroles, auxquelles je n'avais rien à
répondre. Alors que je reposais le couvercle et battais en retraite, je
l'ai vu, un jeune garçon aux cheveux blonds qui m'observait dans le dos de
sa mère. Je l'avais aperçu à l'école. Il était dans la même classe que moi,
mais j'ignorais son nom. Il était toujours fourré avec les enfants de la
ville, comment l'aurais-je connu ? Sa mère est retournée à l'intérieur en
fulminant, mais il avait dû me voir contourner l'enclos de leur cochon et
m'adosser au tronc d'un vieux pommier. J'ai fini par me résigner à l'idée
de rentrer bredouille. Mes genoux m'ont trahie, et je me suis laissée
glisser au sol le long du tronc. C'en était trop. Je me sentais mal, faible
et fatiguée, oh, si fatiguée. « Qu'on appelle donc les Pacificateurs et
qu'on nous emmène au foyer communal, ai-je pensé. Ou, mieux encore, que je
crève ici même, sous la pluie. « Des bruits sont sortis de la boulangerie.
J'ai entendu la femme hurler de plus belle, puis un bruit de coup, et je me
suis demandé vaguement ce qui se passait. Des pas ont clapoté vers moi dans
la boue, et je me suis dit : « C'est elle. Elle vient me chasser à coups de
bâton. « Je me trompais, cependant. C'était le garçon. Il tenait dans les
bras deux grosses miches, qui avaient dû tomber dans le feu à en juger par
leur croûte noircie.
- Jette-les donc au cochon, crétin ! a hurlé sa mère. À qui veux-tu
qu'on vende du pain brûlé ? Il a arraché quelques morceaux calcinés, qu'il
a lancés dans l'enclos. Puis le carillon de la porte d'entrée a tinté, et
la mère a disparu pour servir un client. Le garçon ne m'a pas accordé un
regard. Moi, en revanche, je l'observais. À cause du pain, à cause de la
marque rouge sur sa pommette. Avec quoi l'avait-elle frappé ? Mes parents
ne nous avaient jamais battues. C'était inimaginable, pour moi. Le garçon a
jeté un coup d'?il derrière lui, comme pour s'assurer que la voie était
libre, puis, se retournant vers le cochon, a lancé l'une des miches dans ma
direction. La seconde a suivi aussitôt, après quoi il a regagné la
boulangerie en refermant soigneusement la porte de la cuisine derrière lui.
J'ai fixé les miches avec incrédulité. Elles étaient très bien, parfaites,
même, à part la croûte brûlée. Avait-il voulu me les offrir ? Sans doute,
parce qu'elles gisaient à mes pieds. Avant qu'on me surprenne, je les ai
fourrées sous ma chemise, j'ai refermé les pans de ma veste de chasse et
déguerpi promptement. La chaleur des pains me brûlait la peau, mais je les
ai serrés encore plus fort, comme on se cramponne à la vie. Le temps que je
rentre, les miches avaient un peu refroidi, mais restaient tièdes à
l'intérieur. En me voyant les poser sur la table, Prim a tout de suite
voulu en prendre un morceau. Je l'ai obligée à s'asseoir, j'ai forcé ma
mère à nous rejoindre à table et je nous ai versé du thé chaud. J'ai gratté
la croûte noircie puis coupé le pain. Nous avons dévoré une miche entière,
tranche après tranche. C'était de l'excellent pain, aux raisins et aux
noix. J'ai étendu mes vêtements près du feu, je me suis glissée dans le lit
et me suis endormie d'un sommeil sans rêves. C'est seulement le lendemain
matin que m'est venue l'idée que le garçon avait pu brûler ses pains
exprès. Peut-être qu'il les avait lâchés dans le feu, sachant qu'il serait
puni, pour me les donner ensuite. Mais non, c'était forcément un accident.
Pourquoi aurait-il agi ainsi ? Il ne me connaissait même pas. Malgré tout,
le seul fait de me les avoir lancés constituait déjà un sacré cadeau, qui
lui vaudrait sûrement une correction sévère si on l'apprenait. Je ne
m'expliquais pas son comportement. Nous avons encore mangé du pain au petit
déjeuner et sommes parties pour l'école. On aurait dit que le printemps
était arrivé en l'espace d'une nuit. L'air était tiède et parfumé, les
nuages paraissaient floconneux. À l'école, j'ai croisé le garçon dans le
couloir ; sa joue avait enflé, et il avait un ?il au beurre noir. Il se
trouvait en compagnie de ses amis et n'a pas semblé me remarquer. Mais, en
passant chercher Prim pour rentrer chez nous, cet après-midi-là, je l'ai vu
qui m'observait de l'autre côté de la cour. Nous nous sommes regardés une
seconde, puis il a tourné la tête. J'ai baissé les yeux, gênée, et là, j'ai
vu le premier pissenlit de l'année. J'ai eu un déclic. J'ai repensé aux
heures passées dans les bois avec mon père, et j'ai su comment nous allions
nous en sortir. Aujourd'hui encore, je ne peux m'empêcher de faire le lien
entre ce garçon, Peeta Mellark, le pain qui m'a redonné espoir, et le
pissenlit qui m'a rappelé que je n'étais pas condamnée. Plus d'une fois,
dans le couloir de l'école, je l'ai surpris qui regardait dans ma direction
avant de se détourner aussitôt. J'ai la sensation d'avoir une dette envers
lui, ce que je déteste. Peut-être que si j'avais pu le remercier, je me
sentirais moins mal aujourd'hui. J'ai voulu le faire parfois, mais sans
jamais trouver le bon moment. Ce moment ne se présentera plus désormais.
Parce qu'on va nous lâcher dans une arène afin que nous nous y affrontions
jusqu'à la mort. Je vois mal comment glisser un « merci «, là-dedans. Ça
n'aura pas l'air sincère si je m'efforce en même temps de lui trancher la
gorge. Le maire achève son interminable traité de la Trahison et nous fait
signe de nous serrer la main. Celle de Peeta est chaude et ferme comme du
bon pain. Il me regarde droit dans les yeux, et j'ai l'impression qu'il me
presse les doigts avec douceur, pour me rassurer. Peut-être s'agit-il d'un
spasme nerveux. Nous nous retournons vers la foule tandis que retentit
l'hymne de Panem. « Oh, et puis zut, me dis-je. Nous serons quand même
vingt-quatre. Avec un peu de chance, quelqu'un d'autre l'éliminera avant
moi. « Il est vrai que la chance n'a pas l'air de mon côté, ces derniers
temps.






3

Dès l'instant où l'hymne prend fin, nous sommes placés en détention. Je
ne veux pas dire qu'on nous met les menottes ni rien de ce genre, mais un
groupe de Pacificateurs nous escorte à l'intérieur de l'hôtel de justice.
Peut-être que des tributs ont tenté de s'échapper autrefois. Même si ça ne
s'est jamais produit de mon vivant. Une fois à l'intérieur, on me conduit
dans une pièce et on m'y laisse seule. C'est l'endroit le plus luxueux
qu'il m'ait été donné de voir, avec des tapis moelleux, un canapé en
velours et des fauteuils. Je sais reconnaître le velours parce que ma mère
possède une robe avec un col de cette étoffe. En prenant place sur le
canapé, je ne peux m'empêcher de le caresser à plusieurs reprises. Ça
m'aide à me calmer, tandis que je me prépare à l'heure qui va suivre. Le
temps alloué aux tributs pour faire leurs adieux à leurs proches. Je ne
peux pas me permettre d'avoir l'air bouleversée, de ressortir de cette
pièce avec les yeux gonflés et le nez rouge. Pleurer m'est interdit. Il y
aura d'autres caméras à la gare. Ma s?ur et ma mère sont les premières à
entrer. Je tends les bras à Prim, et elle grimpe sur mes genoux, les bras
autour de mon cou, la tête contre mon épaule, comme quand elle était encore
gamine. Ma mère s'assied à côté et nous entoure de ses bras. Pendant de
longues minutes, personne ne dit rien. Ensuite, je commence à leur énumérer
tout ce qu'elles vont devoir faire, vu que je ne serais plus là pour m'en
charger. Prim ne doit pas prendre de tesserae. Si elles font attention,
elles s'en sortiront en vendant le lait et le fromage de chèvre de Prim, et
grâce au petit commerce pharmaceutique que tient ma mère pour les habitants
de la Veine. Gale lui trouvera les herbes qui ne poussent pas dans son
jardin, mais il lui faudra se montrer très précise en les lui décrivant,
car il ne les connaît pas aussi bien que moi. Il leur apportera également
du gibier - lui et moi avons passé un pacte en ce sens il y a plus d'un an
désormais - et ne leur réclamera vraisemblablement rien en échange, mais ce
serait bien qu'elles le remercient d'une manière ou d'une autre, par
exemple avec du lait ou des remèdes. Je ne conseille pas à Prim de se
mettre à chasser. J'ai essayé de le lui apprendre une fois ou deux, avec un
résultat désastreux. La forêt la terrorise, et lorsque j'abattais une
proie, elle se mettait à pleurer, à dire que nous pourrions peut-être la
sauver en la ramenant très vite à la maison. Comme elle se débrouille bien
avec sa chèvre, je me concentre là-dessus. Après leur avoir donné des
instructions concernant le bois de chauffage, le troc, et insisté sur la
nécessité de rester à l'école, je me tourne vers ma mère et lui empoigne le
bras avec force.
- Écoute-moi. Tu m'écoutes ? (Elle acquiesce, alarmée par l'intensité de
mon regard. Elle doit sentir ce qui va suivre.) Pas question de te dérober
encore une fois. Maman baisse les yeux au sol.
- Je sais. Ça n'arrivera pas. C'était malgré moi, je...
- Eh bien, il s'agira d'être plus forte, cette fois-ci. Tu ne peux pas
t'effondrer et laisser Prim livrée à elle-même. Je ne serai plus là pour
vous garder en vie toutes les deux. Peu importe ce qui arrive. Peu importe
ce que vous voyez à l'écran. Je veux que tu me promettes de te battre pour
vous en sortir ! Je hausse le ton malgré moi. Dans ma voix vibre toute la
colère, toute la frayeur que j'ai pu éprouver devant son abandon. Elle
dégage son bras et se défend.
- J'étais malade ! J'aurais pu me soigner si j'avais eu les remèdes que
je possède aujourd'hui. Il y a peut-être du vrai, là-dedans. Je l'ai vue,
depuis, soigner des gens qui souffraient eux aussi d'une langueur
paralysante. C'est peut-être une maladie, mais que nous ne pouvons pas nous
permettre.
- Dans ce cas, prends-les. Et veille sur elle ! dis-je.
- Ne t'en fais pas pour moi, Katniss, m'assure Prim en me prenant le
visage entre les mains. Pense plutôt à toi. Tu es rapide et courageuse.
Peut-être que tu peux gagner. Je ne peux pas gagner. Prim le sait sûrement
au fond d'elle. La compétition dépasse largement mes capacités. Des enfants
issus de districts mieux lotis, où gagner est un immense honneur,
s'entraînent depuis toujours en vue de cet événement. Des garçons deux ou
trois fois plus forts que moi. Des filles qui connaissent vingt manières de
tuer avec un couteau. Oh, il y aura aussi des gens comme moi. Des
adversaires à éliminer avant que les choses sérieuses ne commencent pour de
bon.
- Peut-être, dis-je, parce que je peux difficilement demander à ma mère
de s'accrocher si je capitule de mon côté. (Par ailleurs, ce n'est pas dans
mes habitudes de m'avouer vaincue sans combattre, même quand la situation
paraît insurmontable.) On deviendrait aussi riches qu'Haymitch.
- Je me fiche qu'on soit riches. Je veux juste que tu reviennes. Tu
essaieras, hein ? Tu essaieras vraiment ? insiste Prim.
- Vraiment. Je te le jure, lui dis-je. Et je sais que, pour Prim, je le
ferai. Puis le Pacificateur apparaît dans l'encadrement de la porte, nous
fait signe que le temps imparti est écoulé, et on se serre dans les bras à
s'étouffer. Je ne trouve rien d'autre à dire que :
- Je vous aime. Je vous aime toutes les deux. Elles m'en disent autant,
puis le Pacificateur les pousse dehors, et la porte se referme sur elles.
J'enfouis la tête dans l'un des coussins de velours, comme si cela pouvait
bloquer tout le reste. Quelqu'un d'autre fait son entrée et, en levant la
tête, j'ai la surprise de découvrir le boulanger, le père de Peeta Mellark.
Je n'arrive pas à croire qu'il vienne me rendre visite. Après tout, je
chercherai bientôt à tuer son fils. Mais il est vrai qu'on se connaît un
peu, et qu'il connaît Prim encore mieux. Quand elle vend ses fromages de
chèvre à la Plaque, elle lui en met chaque fois deux de côté, qu'il lui
échange contre une généreuse quantité de pain. Nous attendons toujours que
sa sorcière de femme soit occupée ailleurs pour négocier avec lui, car il
est beaucoup plus gentil. Je suis à peu près certaine qu'il n'aurait jamais
frappé son fils pour ces deux pains brûlés. Mais pourquoi vouloir me voir ?
Le boulanger s'assoit avec gêne sur le bord d'un fauteuil. C'est un homme
solide, large d'épaules, dont les cicatrices de brûlures rappellent les
années de travail au four. Il a déjà sans doute dit adieu à son fils. Il
sort un sachet en papier blanc de la poche de son blouson et me le tend. Je
l'ouvre et découvre des cookies. Voilà un luxe que nous n'avons jamais pu
nous offrir.
- Merci, dis-je. (Le boulanger est rarement loquace ; aujourd'hui, il
est carrément muet.) J'ai mangé l'un de vos pains, ce matin. Mon ami Gale
vous avait donné un écureuil en échange. (Il acquiesce, comme s'il se
rappelait l'écureuil.) Je vous ai connu plus dur en affaires. Il hausse les
épaules, comme si rien de tout cela n'avait plus d'importance. Je ne trouve
rien à ajouter, et nous demeurons silencieux jusqu'au retour du
Pacificateur. Le boulanger se lève alors, se racle la gorge et dit :
- Je garderai un ?il sur la petite. Je m'assurerai qu'elle mange à sa
faim. Ces mots me soulagent un peu. Les gens traitent avec moi, mais ils
aiment Prim. Peut-être l'aimeront-ils suffisamment pour qu'elle reste en
vie. Ma visiteuse suivante est tout aussi inattendue. Madge entre et marche
droit sur moi. Sans larmoyer ni tourner autour du pot ; au contraire, elle
parle avec un ton d'urgence qui me surprend.
- On te laisse garder un objet personnel, dans l'arène. Quelque chose
qui rappelle ton district. Voudrais-tu porter ça ? Elle me tend la broche
en or que j'ai vue sur sa robe ce matin. Je n'y avais pas vraiment fait
attention, mais je remarque maintenant qu'elle représente un oiseau en
plein vol.
- Ta broche ? dis-je. Porter un emblème de mon district est bien la
dernière de mes préoccupations.
- Tiens, laisse-moi l'épingler sur ta robe, d'accord ? (Elle n'attend
pas ma réponse, mais se penche et fixe le bijou en place.) Promets-moi de
la porter dans l'arène, Katniss. C'est promis ?
- Mais oui. Des cookies. Une broche. Je reçois toutes sortes de cadeaux,
aujourd'hui. Madge m'en fait un dernier. Un baiser sur la joue. Puis elle
disparaît, et me voilà en train de me demander si, après tout, elle
n'aurait pas toujours été mon amie. Pour finir, Gale fait son entrée. Peut-
être qu'il n'y a pas la moindre romance entre nous mais, quand il m'ouvre
les bras, je cours m'y blottir. Son corps m'est familier - sa façon de
bouger, l'odeur du feu de bois, et même son pouls, que j'entends parfois
dans les périodes d'attente, lors de nos chasses -, mais c'est la première
fois que je le sens vraiment, mince et musclé contre le mien.
- Écoute, commence-t-il. Te procurer un couteau ne devrait pas poser de
difficultés, mais il faut que tu mettes la main sur un arc. C'est ta
meilleure chance.
- Il n'y en a pas toujours, dis-je en me rappelant l'année où les seules
armes fournies aux tributs avaient été d'horribles massues hérissées de
pointes.
- Dans ce cas, fabriques-en un, insiste Gale. Un arc de fortune vaudra
toujours mieux que pas d'arc du tout. J'ai déjà essayé de reproduire les
armes de mon père, sans grand succès. Ce n'est pas si facile. Même lui
devait parfois abandonner et tout recommencer de zéro.
- Je ne sais même pas s'il y aura du bois. Une autre année, on a largué
les concurrents dans un paysage de désolation, rien que du sable et des
rochers avec quelques épineux. J'avais particulièrement détesté cette année-
là. Bon nombre de tributs étaient morts à la suite d'une morsure de
serpent, quand la soif ne les avait pas rendus fous.
- Il y en a presque toujours, rétorque Gale. Depuis l'année où la moitié
des joueurs sont morts de froid. Ce qui n'avait pas grand intérêt. C'est
vrai. Une fois, nous avons regardé les joueurs des Hunger Games geler sur
place, à la nuit tombée. On les distinguait à peine, recroquevillés sur eux-
mêmes, sans bois pour se chauffer ni s'éclairer. Le spectacle de ces morts
silencieuses avait beaucoup déçu le Capitole. Depuis, on trouve
généralement de quoi faire du feu.
- Oui, il y en aura sûrement.
- Catnip, ce n'est que de la chasse. Tu es la meilleure à ce jeu-là, dit
Gale.
- Ce n'est pas de la chasse. Ils sont armés. Ils réfléchissent.
- Toi aussi, remarque-t-il. Et tu as une expérience qu'ils n'ont pas.
Une expérience pratique. Tu as déjà tué.
- Pas des gens.
- Quelle différence ça peut bien faire ? demande Gale d'un ton cynique.
Le plus terrible, c'est qu'il a raison. Si je pouvais oublier qu'il s'agit
de gens comme moi, cela ne ferait aucune différence. Les Pacificateurs
reviennent, trop vite. Gale leur demande plus de temps, mais ils le
poussent vers la sortie, et je me mets à paniquer.
- Ne les laisse pas mourir de faim ! m'écrié-je en le retenant par la
main.
- Compte sur moi ! Tu sais que tu peux compter sur moi ! Catnip,
souviens-toi de... commence-t-il. Ils l'entraînent de force et claquent la
porte derrière eux. Je ne saurai jamais ce qu'il tenait à me rappeler. Le
trajet depuis l'hôtel de justice jusqu'à la gare n'est pas bien long. C'est
la première fois que je monte dans une voiture. Je suis même rarement
montée dans un chariot. Dans la Veine, on se déplace à pied. J'ai eu raison
de ne pas pleurer. La gare grouille de reporters, leurs caméras insectoïdes
braquées sur mon visage. Mais j'ai appris depuis longtemps à réprimer toute
émotion, et c'est ce que je fais, à présent. Je m'aperçois brièvement sur
l'écran géant de la gare qui retransmet mon arrivée en direct. À ma grande
satisfaction, je donne presque l'impression de m'ennuyer. Peeta Mellark, à
l'inverse, a manifestement pleuré et, curieusement, il ne semble pas
chercher à s'en cacher. Je me demande si ce ne serait pas une stratégie
pour les Jeux. Paraître faible et terrorisé afin de convaincre les autres
tributs qu'il ne représente aucun danger. Ç'a fonctionné pour une fille du
district Sept, Johanna Mason, voilà quelques années. Elle était passée pour
une telle froussarde, pleurnicharde et sans cervelle, que les autres
l'avaient ignorée jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'une poignée de
concurrents. On s'était alors aperçu qu'elle pouvait tuer, et sans
scrupule. Une stratégie plutôt maligne. Mais qui semble moins convaincante
de la part de Peeta Mellark, car c'est un fils de boulanger. Toutes ces
années à manger à sa faim, à porter des plateaux de pains, l'ont rendu fort
et large d'épaules. Il lui faudra pleurer beaucoup avant de persuader
quiconque de le négliger. On nous fait patienter quelques minutes devant le
train afin d'être filmés par les caméras, puis on nous laisse embarquer, et
les portes se referment sur nous. Le train s'ébranle aussitôt. Au début, la
vitesse me coupe le souffle. Je n'ai jamais pris de train, naturellement,
puisque les déplacements entre districts sont interdits en dehors du
service officiel. Pour nous, le rail sert surtout à convoyer le charbon. Ce
train-ci n'a rien d'un convoi de charbon, néanmoins. C'est un transport à
grande vitesse du Capitole capable d'atteindre les quatre cents kilomètres-
heure de moyenne. Notre voyage jusqu'au Capitole durera moins d'une
journée. À l'école, on nous enseigne que le Capitole est construit dans une
région appelée autrefois les Rocheuses. Le district Douze était jadis connu
sous le nom d'Appalaches. On y extrayait déjà du charbon voilà des siècles.
Ce qui explique pourquoi nos mineurs doivent creuser aussi profond. À
l'école, presque tout se ramène au charbon. Hormis l'apprentissage de la
lecture et des mathématiques, l'essentiel de notre instruction est lié au
charbon. À l'exception du sermon hebdomadaire concernant l'histoire de
Panem, dans lequel on nous rabâche tout ce que nous devons au Capitole. Je
sais qu'on ne nous dit pas tout, qu'il a dû se produire autre chose durant
la rébellion. Mais j'y réfléchis rarement. Quelle que soit la vérité, ce
n'est pas elle qui m'aidera à mettre de la nourriture sur la table. Le
train des tributs est encore plus luxueux que l'hôtel de justice. Nous
bénéficions chacun d'un appartement privé, avec une chambre à coucher, un
dressing et une salle de bains individuelle, avec eau courante chaude et
froide. Pour avoir de l'eau chaude, chez moi, il faut la faire bouillir. Je
découvre des tiroirs entiers remplis de beaux habits, et Effie Trinket me
dit de me servir, de porter ce que je veux, que tout est à ma disposition.
Que je sois simplement prête pour le dîner, dans une heure. J'enlève la
robe bleue de ma mère et je m'offre une douche brûlante. Je n'en avais
encore jamais pris jusqu'ici. On a l'impression de se retrouver sous une
averse d'été, mais plus chaude. J'enfile un pantalon et une chemise vert
foncé. Je me rappelle alors la petite broche en or de Madge. Je l'étudie de
près pour la première fois. Elle représente un oiseau d'or entouré d'un
anneau. L'oiseau ne touche l'anneau que par le bout des ailes. Je reconnais
sa silhouette. Un geai moqueur. C'est un drôle d'oiseau, qui représente une
forme de camouflet pour le Capitole. Pendant la rébellion, ce dernier avait
modifié génétiquement plusieurs espèces animales afin de s'en servir comme
armes. L'une d'elles, le geai bavard, avait la faculté de mémoriser et de
reproduire des discussions entières. Exclusivement mâle, il regagnait
toujours son gîte à la manière d'un pigeon voyageur. Le Capitole en a lâché
un grand nombre au-dessus des régions où se cachaient ses ennemis. Les
oiseaux recueillaient ce qu'ils entendaient, puis regagnaient leurs centres
pour le répéter. Les gens ont mis un moment à comprendre ce qui se passait
dans les districts, comment leurs conversations étaient espionnées.
Ensuite, bien sûr, les rebelles se sont amusés à inonder le Capitole de
mensonges invraisemblables, et tout le monde en a fait des gorges chaudes.
Puis les centres ont été fermés, et les oiseaux abandonnés dans la nature
pour y mourir. Sauf qu'au lieu de s'éteindre, les geais bavards se sont
accouplés à des moqueurs femelles, engendrant ainsi une nouvelle espèce
capable d'imiter aussi bien le chant des oiseaux que la voix humaine. S'ils
avaient perdu la faculté de prononcer des mots, ils parvenaient encore à
reproduire différents sons humains, du gazouillis léger d'un bébé au
baryton sonore d'un adulte. Et ils pouvaient retenir des chants. Pas
uniquement quelques notes, mais des chansons entières, avec plusieurs
couplets, quand on avait la patience de leur en chanter et qu'ils
appréciaient votre voix. Mon père adorait les geais moqueurs. Quand nous
partions chasser, il leur sifflait ou leur chantait des airs complexes et,
après une pause polie, ils les lui chantaient en retour. Tout le monde
n'est pas traité avec autant de respect. Mais, chaque fois que mon père
chantait, les oiseaux du voisinage se taisaient pour l'écouter. Il avait
une voix magnifique, haute et claire, si pleine de vie qu'elle pouvait vous
tirer des rires et des larmes à la fois. Je n'ai jamais pu me résoudre à
reprendre le flambeau après sa mort. Néanmoins, je trouve un certain
réconfort dans ce bijou. Comme si j'emportais un peu de mon père avec moi,
pour me protéger. Je fixe la broche à ma chemise. Sur l'étoffe vert foncé,
on pourrait presque s'imaginer le geai moqueur en train de voler entre les
branches. Effie Trinket passe me prendre pour le dîner. Je l'accompagne le
long d'un couloir étroit et cahotant, jusqu'à une salle à manger aux
cloisons vernies. Une vaisselle délicate a été disposée sur la table. Peeta
Mellark est déjà assis à nous attendre, à côté d'une chaise vide.
- Haymitch n'est pas là ? lance gaiement Effie.
- La dernière fois que je l'ai vu, il a dit qu'il comptait piquer un
roupillon, répond Peeta.
- Il faut dire que nous avons eu une journée fatigante, concède Effie
Trinket. J'ai l'impression que l'absence d'Haymitch la soulage, et qui l'en
blâmerait ? Le dîner comporte plusieurs plats. D'abord une soupe de
carottes épaisse, puis une salade verte, des côtelettes d'agneau avec de la
purée de pommes de terre, du fromage, des fruits et un gâteau au chocolat.
Tout le long du repas, Effie Trinket ne cesse de nous répéter de garder de
la place pour la suite. Je m'empiffre néanmoins, car on ne m'avait encore
jamais présenté de nourriture pareille, aussi bonne et en telle quantité,
sans compter que prendre quelques kilos avant les Jeux est probablement la
meilleure chose à faire.
- Au moins, vous savez vous tenir à table, observe Effie vers la fin du
plat principal. Les deux de l'an dernier mangeaient avec leurs mains, de
vrais sauvages. Ils m'avaient complètement coupé l'appétit. Ceux de l'an
dernier étaient deux enfants de la Veine qui n'avaient jamais mangé à leur
faim. Et lorsqu'ils avaient de la nourriture sur leur table, les bonnes
manières étaient sûrement le cadet de leurs soucis. Peeta est le fils d'un
boulanger. Maman nous a enseigné à manger proprement, à Prim et à moi, de
sorte que, oui, je sais me servir d'une fourchette et d'un couteau. Mais le
commentaire d'Effie me rend si furieuse que je mets un point d'honneur à
finir le repas avec mes doigts. Puis je m'essuie sur la nappe. Effie pince
les lèvres devant ce spectacle. Le repas terminé, je dois lutter pour
conserver tout ce que j'ai avalé. Peeta semble un peu pâle, lui aussi.
Notre estomac n'est pas habitué à un traitement pareil. Mais, si je peux
garder la mixture de Sae Boui-boui à base de viande de rat, d'entrailles de
porc et d'écorce - sa spécialité de l'hiver -, je ne vais certainement pas
rendre ce festin. Nous passons dans un autre compartiment afin de regarder
un résumé des Moissons à travers tout Panem. Leur programmation s'échelonne
le long de la journée afin qu'il soit possible de les suivre toutes en
direct, mais seuls les habitants du Capitole le peuvent vraiment,
puisqu'ils ne sont tenus d'assister à aucune. Les Moissons se succèdent une
à une, avec l'appel des noms et, parfois - rarement -, les volontaires qui
s'avancent. Nous étudions les visages de nos futurs adversaires. Quelques-
uns se détachent du lot. Un garçon monstrueux qui se porte volontaire pour
le district Deux. Une rousse au visage de renard dans le district Cinq. Un
garçon affligé d'un pied bot dans le district Un. Et, le pire, une gamine
de douze ans du district Onze. Elle a la peau brune et les yeux marron
mais, pour le reste, elle ressemble beaucoup à Prim. Sauf que, quand elle
grimpe sur l'estrade et qu'on demande des volontaires, on n'entend que le
vent qui siffle à travers les immeubles délabrés tout autour. Personne
n'est disposé à prendre sa place. Vient enfin le tour du district Douze.
L'appel de Prim, moi qui me précipite. Ma voix se brise un peu lorsque je
pousse Prim derrière moi, comme si je craignais que personne ne m'entende
et qu'on ne la prenne malgré tout. Mais, bien sûr, tout le monde m'entend.
Je vois Gale soulever ma petite s?ur, je me vois gravir les marches. Les
commentateurs ne savent pas trop comment interpréter le refus d'applaudir
de la foule. Son salut silencieux. L'un d'eux fait observer que le
district Douze a toujours été un peu fruste, mais que ses coutumes sont
parfois bien pittoresques. Comme pour illustrer son propos, Haymitch
choisit ce moment pour basculer de l'estrade. Ils se désolent de manière
cocasse. On tire le nom de Peeta, qui rejoint calmement sa place. Nous
échangeons une poignée de main. On rejoue l'hymne encore une fois, puis
l'émission s'achève. Effie Trinket boude à cause de l'état dans lequel se
trouvait sa perruque.
- Votre mentor aurait beaucoup à apprendre en matière de présentation.
De comportement télévisuel. Peeta s'esclaffe.
- Il était soûl, dit-il. Il est soûl chaque année.
- Chaque jour, ajouté-je. Je ne peux réprimer un petit sourire narquois.
Dans la bouche d'Effie Trinket, on dirait qu'Haymitch a simplement de
mauvaises manières, que quelques conseils de sa part permettraient de
corriger.
- Oui, répond sèchement Effie Trinket. Et je ne vois vraiment pas ce
qu'il y a de drôle. Votre mentor est votre unique bouée de sauvetage, lors
de ces Jeux. C'est lui qui vous conseille, qui vous cherche des sponsors,
qui organise la présentation des cadeaux quand il y en a. Il pourrait bien
représenter votre seule chance de vous en sortir vivants ! À cet instant
précis, Haymitch débouche en titubant dans le compartiment.
- J'ai loupé le dîner ? demande-t-il d'une voix pâteuse. Puis il vomit
partout sur le tapis et s'écroule par terre.
- Eh bien, riez donc ! s'écrie Effie Trinket. Elle contourne la flaque
de vomi sur la pointe de ses escarpins et prend la fuite.






4

Peeta et moi observons un moment, sans bouger, notre mentor vautré dans
le contenu de son estomac. La puanteur de vomi et d'alcool fort manque de
me faire rendre mon dîner. Nous échangeons un regard. Haymitch ne vaut sans
doute pas grand-chose, mais Effie Trinket a raison sur un point : une fois
dans l'arène, il sera notre seul allié. Sans nous consulter, Peeta et moi
l'attrapons chacun par un bras et l'aidons à se relever.
- J'suis tombé ? demande Haymitch. Ça pue. Il s'essuie le nez en se
barbouillant de vomi.
- On va vous ramener dans votre chambre, dit Peeta. Vous nettoyer un
peu. Nous le portons à moitié jusqu'à son compartiment. Comme il n'est pas
question de l'allonger dans cet état sur le couvre-lit brodé, nous le
hissons dans la baignoire et le passons au jet. À peine s'il s'en aperçoit.
- C'est bon, me dit Peeta. Je prends le relais à partir de là. Je ne
peux me défendre d'éprouver une certaine gratitude, car déshabiller
Haymitch, laver le vomi dans les poils de son torse et le fourrer au lit,
voilà bien la dernière chose dont j'aie envie. Peeta essaie peut-être de
faire bonne impression sur lui, d'être son favori quand les Jeux auront
commencé. Mais, à en juger par son état, Haymitch ne gardera aucun souvenir
de cette soirée.
- D'accord, dis-je. Je peux t'envoyer quelqu'un du Capitole pour
t'aider. Il y a beaucoup de personnel dans le train. Pour nous faire la
cuisine. Nous servir. Nous protéger. C'est son travail de s'occuper de
nous.
- Non. Je ne veux pas d'eux, répond Peeta. J'acquiesce et je retourne
dans ma propre chambre. Je comprends ce que ressent Peeta. Moi-même, je ne
supporte pas la vue des gens du Capitole. Leur balancer Haymitch dans les
bras aurait néanmoins constitué une certaine forme de revanche. Si bien que
je me demande pourquoi Peeta insiste pour s'en occuper tout seul et,
subitement, je me dis : « C'est par gentillesse. Comme quand il m'a donné
les pains. « Cette idée me glace le sang. Gentil, Peeta Mellark est
beaucoup plus redoutable pour moi que s'il était méchant. Les personnes
gentilles ont le chic pour m'attendrir. Je ne peux pas me le permettre. Pas
là où nous allons. Je décide donc, à partir de cet instant, d'avoir le
moins de contacts possible avec le fils du boulanger. Le train s'arrête.
J'ouvre ma fenêtre, je jette au-dehors les cookies que m'a donnés le père
de Peeta, puis je referme brutalement. Assez. Je ne veux plus penser ni à
l'un ni à l'autre. Malheureusement, le sachet de cookies se déchire, et les
gâteaux se répandent dans un bouquet de pissenlits sur le bord de la voie.
L'image s'éloigne bientôt, car le train repart, mais c'est suffisant.
Suffisant pour me rappeler cet autre pissenlit dans la cour de l'école, des
années plus tôt... Je venais de me détourner de Peeta Mellark et de son
bleu sur le visage quand j'ai aperçu le pissenlit et su que tout espoir
n'était pas perdu. Je l'ai arraché avec soin et me suis empressée de le
rapporter à la maison. J'ai pris un seau, attrapé Prim par la main, et je
l'ai entraînée dans le Pré qui, effectivement, était couvert de fleurs
jaunes. Après avoir ramassé ceux-là, nous avons continué le long de la
grille sur plus d'un kilomètre, jusqu'à ce que notre seau déborde de
pissenlits, de feuilles comestibles, de bourgeons et de fleurs. Ce soir-là,
nous avons festoyé de salade de pissenlits et du reste de pain.
- Et sinon ? m'a demandé Prim. Quel genre de nourriture peut-on encore
trouver ?
- Toutes sortes de choses, ai-je répondu. Il faudra juste que je m'en
souvienne. Notre mère possédait un livre qu'elle avait rapporté de la
pharmacie. Les pages en parchemin jauni étaient couvertes de dessins de
plantes tracés à la plume. Une écriture soignée indiquait leurs noms, où
les récolter, l'époque de leur floraison, leur usage médicinal. Mon père
avait ajouté des notes de sa main. Concernant des plantes comestibles, et
non médicinales. Pissenlits, raisin d'Amérique, oignons sauvages, pignons.
Prim et moi avons passé le reste de la soirée à parcourir ces pages. Le
lendemain, nous n'avions pas école. J'ai rôdé un moment aux abords du Pré
avant de trouver le courage de me faufiler sous la grille. C'était la
première fois que j'y allais seule, sans les armes de mon père pour me
protéger. J'ai quand même récupéré dans le tronc d'un arbre creux le petit
arc et les flèches qu'il m'avait fabriqués. Je n'ai pas dû faire plus de
vingt mètres dans la forêt, ce jour-là. Je suis restée pratiquement tout le
temps dans les branches d'un vieux chêne, à espérer qu'un gibier se
présente. Au bout de plusieurs heures, j'ai eu la chance d'abattre un
lapin. J'en avais déjà tiré quelques-uns avec mon père. Mais j'avais abattu
celui-ci toute seule. Nous n'avions pas mangé de viande depuis des mois. La
vue du lapin a paru sortir ma mère de sa léthargie. Elle s'est levée, l'a
écorché et a préparé un ragoût avec la viande ainsi que quelques feuilles
comestibles que Prim avait ramassées. Ensuite, elle a perdu le fil de ce
qu'elle faisait et elle est retournée se coucher, mais, quand le ragoût a
été prêt, nous lui en avons servi une assiette. La forêt est devenue notre
providence. Chaque jour, je m'enfonçais un peu plus profondément entre ses
bras. Ç'a été laborieux au début, mais j'étais bien décidée à nous nourrir.
Je volais des ?ufs dans les nids, je prenais des poissons dans la nasse, je
parvenais parfois à tirer sur un écureuil ou un lapin, et je ramassais
toutes sortes de plantes. Il faut être prudent avec les plantes. Beaucoup
sont comestibles, mais une seule mauvaise bouchée peut suffire à vous tuer.
Je les vérifiais et revérifiais plusieurs fois en me servant des notes de
mon père. Je nous gardais en vie. Au début, le moindre signal de danger -
un hurlement lointain, une branche qui se cassait soudain - me faisait
regagner le grillage au pas de course. Puis j'ai commencé à grimper aux
arbres pour échapper aux chiens sauvages, lesquels ne tardaient pas à se
lasser et à s'en aller. Les ours et les félins vivaient plus loin dans la
forêt. Sans doute n'appréciaient-ils guère la puanteur de suie de notre
district. Le 8 mai, je me suis rendue à l'hôtel de justice, j'ai signé pour
mes tesserae et j'ai rapporté à la maison ma première ration de blé et
d'huile dans le petit chariot de Prim. Et je pouvais recommencer le 8 de
chaque mois. Je n'ai pas cessé de chasser et de ramasser des plantes, bien
sûr. Le blé n'aurait pas suffi à nous nourrir, et il y avait d'autres
choses à acheter, du savon, du lait, du fil. Je me suis mise à revendre à
la Plaque toute la nourriture dont nous pouvions nous passer. C'était un
peu effrayant de pénétrer dans cet endroit sans mon père, mais les gens
l'avaient respecté et ils m'ont acceptée. Le gibier restait du gibier,
après tout ; peu importe qui l'avait abattu. Je vendais également à la
porte de service des plus riches maisons de la ville, en tâchant de me
rappeler ce que mon père m'avait appris tout en retenant quelques nouveaux
trucs au passage. Le boucher me prenait mes lapins, mais pas mes écureuils.
Le boulanger aimait l'écureuil, mais ne m'en achetait qu'en l'absence de sa
femme. Le chef des Pacificateurs raffolait du dindon sauvage. Le maire
avait une passion pour les fraises. À la fin de l'été, alors que je me
lavais dans un étang, j'ai remarqué les plantes qui poussaient autour de
moi. Grandes, avec des feuilles en forme de pointes de flèche. Des fleurs
blanches à trois pétales. Je me suis agenouillée dans l'eau, j'ai enfoncé
les doigts dans la boue et ramené des poignées de racines. De petits
tubercules bleuâtres qui ne payaient pas de mine mais qui, une fois cuits
ou bouillis, sont aussi bons que des pommes de terre.
- Des katniss, ai-je dit à voix haute. C'est la plante qui m'a donné mon
prénom. J'entendais encore mon père me dire en riant : « Tant que tu
arrives à te trouver, tu ne mourras pas de faim ! « J'ai passé plusieurs
heures à gratter le fond de l'étang avec mes orteils et un long bâton, et à
rassembler les tubercules qui remontaient à la surface. Ce soir-là, nous
avons fait un festin de poisson et de racines de katniss jusqu'à ce
qu'enfin, pour la première fois depuis des mois, nous soyons rassasiées. Ma
mère a repris pied peu à peu. Elle s'est mise à nettoyer, à cuisiner, à
conserver une partie de la nourriture que je rapportais en prévision de
l'hiver. Des gens faisaient du troc avec nous, ou lui achetaient ses
remèdes pharmaceutiques. Un jour, je l'ai entendue chanter. Prim était aux
anges, mais je restais vigilante, guettant le moment où notre mère nous
abandonnerait de nouveau. Je ne lui faisais plus confiance. Et au fond de
moi, dans un recoin sombre et tourmenté, je la haïssais pour sa faiblesse,
sa négligence, les mois d'épreuve qu'elle nous avait fait endurer. Prim lui
avait pardonné, mais, pour ma part, je m'étais détachée de ma mère. J'avais
érigé un mur entre nous deux, comme pour affirmer que je n'avais plus
besoin d'elle, et rien n'a plus jamais été pareil entre elle et moi. Et
voilà que je vais mourir sans avoir eu l'occasion de réparer cela. Je
repense à ce que je lui ai crié aujourd'hui, à l'hôtel de justice. Je lui
ai quand même dit que je l'aimais. Ça compense, peut-être. Je reste un long
moment à regarder par la fenêtre. Je voudrais bien l'ouvrir, mais je ne
sais pas trop ce qui se passerait à cette vitesse. On distingue au loin les
lumières d'un autre district. Le Sept ? Le Dix ? Je n'en sais rien. Je
pense aux gens chez eux, en train de se mettre au lit. J'imagine ma maison,
avec les volets clos. Que font Prim et ma mère ? Ont-elles trouvé le
courage de manger ? De profiter du ragoût de poisson, des fraises ? Ou bien
ont-elles laissé refroidir leur nourriture dans leur assiette ? Ont-elles
suivi la rediffusion des meilleurs moments de la journée sur notre vieux
téléviseur ? Sans doute ont-elles pleuré. Ma mère tient-elle le coup ? Se
montre-t-elle forte pour Prim ? Ou bien a-t-elle déjà commencé à se replier
sur elle-même, à laisser le poids du monde sur les frêles épaules de ma
s?ur ? Prim dormira certainement avec ma mère, cette nuit. L'idée de ce bon
vieux Buttercup couché sur le lit afin de veiller sur elle me réconforte.
Si elle se met à pleurer, il viendra se lover entre ses bras et ronronnera
jusqu'à ce qu'elle se calme et s'endorme. Je suis bien contente de ne pas
l'avoir noyé. Penser à ma famille me fait ressentir douloureusement ma
solitude. La journée a été interminable. J'ai du mal à croire que ce matin
encore je mangeais des mûres en compagnie de Gale. J'ai l'impression que ça
remonte à une éternité. Comme un long rêve qui aurait viré au cauchemar.
Peut-être que si je m'endors, je me réveillerai chez moi, au
district Douze. J'imagine que les tiroirs contiennent toutes sortes de
chemises de nuit, mais je me contente de me déshabiller et de me glisser
dans le lit en sous-vêtements. Les draps sont doux, soyeux. Un édredon
épais me procure une chaleur immédiate. Si je dois pleurer, c'est le moment
ou jamais. Demain matin, j'effacerai les traces en faisant ma toilette.
Mais aucune larme ne me vient. Je suis trop fatiguée ou trop engourdie pour
pleurer. Je n'ai qu'une envie : être ailleurs. Alors je me laisse bercer
par le train et sombrer dans l'oubli. Une lumière grise filtre entre les
rideaux quand de petits coups frappés à la porte me réveillent. J'entends
la voix d'Effie Trinket m'appeler à travers :
- Debout, debout, debout ! Ça va être une grande, grande, grande
journée ! J'essaie brièvement de me mettre dans la peau de cette femme. Que
peut-elle bien avoir dans la tête ? À quoi rêve-t-elle, une fois la nuit
tombée ? Je n'en ai aucune idée. Je remets mon ensemble vert foncé, vu
qu'il n'est pas vraiment sale, juste un peu froissé après avoir passé la
nuit par terre. Mon doigt effleure le cercle autour du petit geai moqueur
en or, et je repense aux bois, à mon père, à Prim et à ma mère, qui doivent
être en train de se réveiller, qui doivent avoir plein de choses à faire.
J'ai dormi sur la coiffure que m'a tressée ma mère pour la Moisson, et le
résultat ne me paraît pas trop mal, alors je n'y touche pas. De toute
manière, peu importe. Nous serons bientôt au Capitole. Et une fois là,
c'est mon styliste qui décidera de mon allure pour la cérémonie
d'ouverture. J'espère qu'il ne sera pas de ceux qui ne jurent que par la
nudité. En entrant dans la voiture-salon, je croise Effie Trinket, une
tasse de café noir à la main. Elle marmonne des obscénités. Haymitch, le
visage bouffi et rougeaud après ses excès de la veille, est en train de
glousser. Peeta tient un petit pain et affiche un air gêné.
- Assieds-toi ! Assieds-toi ! lance Haymitch en me faisant signe
d'approcher. À l'instant où je me glisse sur ma chaise, on me sert un
énorme plateau de nourriture. Des ?ufs, du jambon, un monceau de pommes de
terre sautées. Une coupe de fruits frais posés sur de la glace. Les paniers
de petits pains placés devant moi suffiraient à nourrir toute ma famille
pour une semaine. Il y a même un élégant verre de jus d'orange. Enfin, je
crois que c'est du jus d'orange. Je n'ai goûté une orange qu'une fois, au
nouvel an. Mon père m'en avait acheté une en cadeau. Une tasse de café. Ma
mère adore le café, que nous n'avions presque jamais les moyens de nous
offrir, mais j'ai toujours trouvé ça amer, trop clair. Je vois aussi un bol
d'un liquide épais qui m'est inconnu.
- Ça s'appelle du chocolat chaud, m'explique Peeta. C'est délicieux. Je
goûte une gorgée de ce breuvage chaud, sucré, crémeux, et un frisson me
parcourt de la tête aux pieds. J'ignore le reste du repas jusqu'à ce que
j'aie vidé mon bol. Ensuite seulement je m'empiffre tant que je peux, en
prenant garde de ne pas abuser des trucs trop riches. Ma mère m'a dit un
jour que je dévorais comme si je n'espérais pas revoir de la nourriture.
« Je n'en reverrai que si j'en rapporte moi-même à la maison «, ai-je
rétorqué. Ça lui a cloué le bec. Quand je me sens sur le point d'éclater,
je me renverse en arrière et me tourne vers mes compagnons de table. Peeta
continue à grignoter de petits bouts de pain, qu'il trempe dans son
chocolat chaud. Haymitch n'a pratiquement pas touché à son assiette mais
sirote une bouteille contenant un jus rouge. Il ne cesse de l'allonger avec
un liquide clair qu'il verse d'une flasque. À en juger par l'odeur, c'est
de l'alcool. Je ne connais pas Haymitch, mais je l'ai souvent croisé à la
Plaque et vu déposer des poignées de pièces sur le comptoir de la femme qui
vend de l'alcool pur. Il sera ivre mort le temps qu'on atteigne le
Capitole. Je réalise que je déteste Haymitch. Pas étonnant que les tributs
du district Douze ne s'en sortent jamais. Ce n'est pas uniquement que nous
soyons mal nourris et mal entraînés. Certains étaient suffisamment forts,
ils auraient dû avoir leur chance. Mais nous trouvons rarement des
sponsors, et c'est en grande partie sa faute. Les gens riches qui
soutiennent un tribut - parce qu'ils ont parié sur lui, ou simplement pour
pouvoir se vanter d'avoir contribué à sa victoire - veulent traiter avec un
intermédiaire un peu plus distingué.
- Vous êtes censé nous donner des conseils, je crois, dis-je à Haymitch.
- En voilà un, de conseil : restez en vie, répond Haymitch, qui éclate
de rire. J'observe Peeta avant de me rappeler que je ne veux plus avoir
affaire à lui. Je suis surprise par la dureté de son regard. Lui qui paraît
toujours si doux.
- Vous trouvez peut-être ça très drôle, gronde-t-il. (Il renverse
brusquement le verre qu'Haymitch tient dans sa main. Le verre s'écrase par
terre, et son contenu rouge sang s'écoule vers la queue du train.) Mais pas
nous. Haymitch réfléchit un moment, puis frappe Peeta à la mâchoire en le
faisant basculer de sa chaise. Quand il se retourne vers son verre, je
plante mon couteau dans la table entre sa main et la flasque. Je rate ses
doigts d'un cheveu. Je me prépare à recevoir un coup, moi aussi, mais rien
ne vient. Au contraire, il se rassoit et nous dévisage en plissant les
yeux.
- Tiens, tiens, dit-il. M'aurait-on dégoté de vrais combattants, cette
année ? Peeta se relève et ramasse une poignée de glace dans la coupe de
fruits. Il s'apprête à l'appliquer contre la marque rouge sur son menton.
- Non, l'arrête Haymitch. Qu'on voie le bleu, au contraire. Le public
s'imaginera que tu t'es battu avec un autre tribut avant même votre entrée
dans l'arène.
- Les règles l'interdisent, grogne Peeta.
- Seulement si tu te fais prendre. Ce bleu montrera que tu t'es battu et
que tu ne t'es pas fait prendre, c'est encore mieux. (Haymitch se tourne
vers moi.) Tu pourrais atteindre autre chose qu'une table, avec ce
couteau ? L'arc reste mon arme de prédilection. Mais je me suis pas mal
entraînée à lancer le couteau, également. Parfois, quand on blesse un
animal avec une flèche, il vaut mieux lui planter un couteau dans la
couenne avant de s'approcher. Je réalise que, si je veux impressionner
Haymitch, c'est le moment ou jamais. J'arrache le couteau de la table, je
l'empoigne par la lame et je le jette contre la cloison, à l'autre bout de
la salle. Je voulais juste le planter correctement, mais il se loge pile
entre deux planches, ce qui me fait paraître bien meilleure que je ne le
suis.
- Venez vous placer là, tous les deux, dit Haymitch en indiquant le
milieu de la salle du menton. (Nous obéissons, et il tourne autour de nous,
nous palpant comme à la foire, nous pinçant les muscles, nous examinant le
visage.) Ma foi, ça pourrait être pire. Vous m'avez l'air en forme. Et, une
fois passés entre les mains des stylistes, vous devriez avoir votre petit
succès. Peeta et moi comprenons ça. Les Hunger Games ne sont pas un
concours de beauté, mais les tributs les plus séduisants attirent toujours
plus de sponsors que les autres.
- Très bien, je vous propose un marché. Vous me laissez boire à ma
guise, et je resterai suffisamment sobre pour vous aider, promet Haymitch.
Seulement, il faudra faire exactement tout ce que je dis. Ce n'est pas
mirobolant, mais ça représente un pas de géant par rapport à tout à
l'heure, où nous n'avions même pas de mentor.
- Ça me va, fait Peeta.
- Alors aidez-nous, dis-je. Quand nous arriverons à l'arène, quelle est
la meilleure stratégie à la Corne d'abondance pour quelqu'un qui...
- Une chose à la fois, répond Haymitch. D'ici quelques minutes, nous
entrerons en gare. On vous confiera à vos stylistes. Vous n'allez pas aimer
ce qu'ils vous feront. Mais quoi qu'ils décident, ne vous y opposez pas.
- Mais... dis-je.
- Pas de « mais «. Ne discutez pas, insiste Haymitch. Il rafle sa
flasque d'alcool sur la table et quitte le wagon. Au moment où la porte se
referme sur lui, le noir se fait ; quelques lampes continuent d'éclairer le
salon, mais, au-dehors, on dirait que la nuit vient de tomber. Nous sommes
probablement entrés dans un tunnel. Le Capitole est séparé des districts de
l'Est par de hautes montagnes. Impossible d'y accéder autrement que par les
tunnels. Cette barrière naturelle a joué un rôle décisif dans la défaite
des districts, responsable de ma situation actuelle. Faute d'un moyen de
franchir les montagnes, les rebelles constituaient une proie facile pour
les forces aériennes du Capitole. Peeta Mellark et moi demeurons silencieux
pendant que le train prend de la vitesse. Le tunnel est immense, je songe
aux tonnes de roc qui me séparent du ciel et je sens comme un poids sur ma
poitrine. Je déteste l'idée de m'enfoncer dans la pierre. Ça me rappelle
mon père piégé dans la mine, incapable de remonter à l'air libre, enfoui à
tout jamais dans l'obscurité. Le train finit par ralentir, et soudain le
soleil inonde le salon. C'est plus fort que nous, Peeta et moi courons à la
fenêtre pour découvrir ce que nous n'avons vu qu'à la télévision : le
Capitole, la ville dirigeante de Panem. Les caméras n'ont pas exagéré sa
grandeur. En fait, elles auraient plutôt atténué la magnificence de ses
tours aux façades irisées, des voitures étincelantes qui roulent dans ses
larges avenues goudronnées, de tous ces gens bien nourris aux costumes
somptueux, aux coiffures étranges et au visage peint. Ces couleurs
paraissent artificielles, les roses trop vifs, les verts trop intenses, les
jaunes douloureux pour les yeux, comme sur ces disques en sucre d'orge que
nous n'avons jamais les moyens de nous offrir dans la minuscule échoppe de
friandises du district Douze. Les passants nous montrent du doigt en
reconnaissant notre train. Je m'écarte de la fenêtre, éc?urée par leur
excitation, sachant qu'ils attendent avec impatience de nous voir mourir.
Mais Peeta, lui, ne bouge pas ; il sourit et salue de la main la foule des
badauds. Il ne s'arrête que lorsque le train entre en gare et nous
dissimule à leur vue. Voyant que je le regarde, il hausse les épaules.
- On ne sait jamais, explique-t-il. L'un d'entre eux est peut-être
riche. Je l'ai mal jugé. Je revois tout ce qu'il a fait depuis le début de
la Moisson. Sa pression amicale de la main. Son père qui m'apporte des
cookies, qui promet de s'occuper de Prim... Est-ce Peeta qui le lui a
demandé ? Ses larmes, à la gare. S'offrir à laver Haymitch, puis le
provoquer ce matin en constatant qu'apparemment l'approche amicale ne
donnait rien. Et maintenant, ce numéro à la fenêtre, pour tenter de se
mettre la foule dans la poche. Certaines pièces manquent encore mais je
sens qu'il est en train d'élaborer un plan. Il ne se résigne pas à mourir.
Il se bat déjà d'arrache-pied pour survivre. Ce qui veut dire que Peeta
Mellark, le gentil garçon qui m'a donné du pain, se bat d'arrache-pied pour
me tuer.






5

Scrrrratch ! Je serre les dents pendant que Venia, une femme aux cheveux
bleus avec des tatouages dorés au-dessus des sourcils, arrache la bande de
cire sur mon mollet.
- Désolée ! minaude-t-elle avec ce ridicule accent du Capitole. Mais tu
es tellement velue ! Pourquoi ces gens ont-ils tous une voix aussi aiguë ?
Pourquoi ouvrent-ils à peine la bouche quand ils parlent ? Pourquoi
haussent-ils le ton à la fin de chaque phrase comme s'ils posaient une
question ? Drôles de voyelles, mots écorchés, et toujours ce sifflement sur
la lettre « s «... Pas étonnant qu'on ne puisse s'empêcher de les parodier.
Venia affiche une expression qui se voudrait compatissante.
- La bonne nouvelle, c'est qu'il n'en reste plus qu'une. Prête ? Je me
cramponne au bord de la table et j'acquiesce. La dernière rangée de poils
se décolle de mes jambes en m'arrachant un tressaillement de douleur. Je me
trouve au centre de Transformation depuis plus de trois heures et je n'ai
pas encore rencontré mon styliste. Apparemment, cela ne l'intéresse pas de
me voir avant que Venia et les autres membres de mon équipe de préparation
aient réglé certains problèmes évidents. On m'a donc frotté avec une mousse
exfoliante afin de me débarrasser non seulement de ma crasse, mais aussi de
trois bonnes épaisseurs de peau, on m'a taillé soigneusement les ongles et,
surtout, on m'a arraché tous les poils du corps. Mes jambes, mes bras, mon
torse, mes aisselles et une partie de mes sourcils ont eu droit à ce
traitement qui me laisse comme un oiseau plumé, prêt à passer à la broche.
Je déteste ça. Ma peau rougie me picote de partout, me donne une sensation
de vulnérabilité. Mais j'ai rempli ma part du marché conclu avec Haymitch,
et aucune objection n'a franchi mes lèvres.
- Tu t'en sors très bien, me complimente un certain Flavius. (Il fait
bouffer ses anglaises orange et se repasse un peu de rouge à lèvres
violet.) S'il y a bien une chose que nous ne supportons pas, ce sont les
pleurnicheries. Appliquez-lui la crème ! Venia et Octavia, une femme
grassouillette teinte de la tête aux pieds en vert pomme, m'enduisent d'une
lotion qui commence par piquer avant d'apaiser ma peau à vif. Elles
m'écartent ensuite de la table pour m'ôter mon peignoir transparent. Je me
tiens là, nue comme un ver, pendant qu'ils tournent autour de moi tous les
trois, à traquer les derniers poils récalcitrants avec leurs pinces à
épiler. Je sais que je devrais me sentir gênée, mais ils sont si
caricaturaux que je ne fais pas plus attention à eux qu'à un trio d'oiseaux
multicolores qui viendrait picorer entre mes chevilles. Ils s'éloignent un
peu pour admirer leur travail.
- Excellent ! Tu as presque retrouvé figure humaine ! dit Flavius, ce
qui les fait rire tous les trois. Je me force à sourire pour témoigner ma
reconnaissance.
- Merci, dis-je avec douceur. Nous avons rarement l'occasion de nous
faire belles, dans le district Douze. J'achève ainsi de les attendrir.
- Non, bien sûr, ma pauvre chérie ! s'exclame Octavia, émue, en se
tordant les mains.
- Mais ne t'en fais pas, me rassure Venia. Quand Cinna en aura terminé
avec toi, tu seras à couper le souffle !
- C'est sûr ! Tu sais, sans cette crasse et tous ces poils, tu n'es pas
vilaine du tout ! ajoute Flavius d'un ton encourageant. Appelons Cinna !
Ils s'égaillent hors de la pièce. Difficile de détester mes préparateurs.
Ils sont d'une telle stupidité. Pourtant je sais qu'à leur manière ils
s'efforcent sincèrement de m'aider. Je contemple les murs et le sol, blancs
et froids, et je résiste à l'envie de renfiler mon peignoir. Cinna, mon
styliste, me le ferait sûrement retirer aussitôt. Je lève plutôt les mains
vers mes cheveux, la seule partie de mon anatomie qu'on ait demandé à mes
préparateurs de ne pas toucher. Je caresse les mèches soyeuses que ma mère
a disposées avec tant de soin. Ma mère... J'ai laissé sa robe bleue et ses
chaussures dans mon compartiment, sans même penser à les récupérer, à
tenter de conserver un souvenir d'elle, de chez moi. Je le regrette, à
présent. La porte s'ouvre, et un homme jeune, qui doit être Cinna, fait son
entrée. La banalité de son aspect me prend au dépourvu. La plupart des
stylistes interviewés à la télévision sont teints, maquillés et retouchés
au point d'en paraître grotesques. Mais on dirait que ses cheveux en brosse
ont conservé leur couleur châtain naturelle. Il est vêtu avec simplicité,
chemise et pantalon noirs. Sa seule concession à la coquetterie semble être
une touche d'eye-liner doré, appliqué d'une main légère. Cela fait
ressortir les paillettes d'or de ses yeux. Malgré ma répugnance pour le
Capitole et ses modes affreuses, je ne peux m'empêcher de lui trouver
beaucoup de charme.
- Bonjour, Katniss. Je suis Cinna, ton styliste, déclare-t-il d'une voix
dépourvue de l'affectation habituelle des gens du Capitole.
- Bonjour, dis-je prudemment.
- Donne-moi juste un instant, d'accord ? demande-t-il. (Il tourne autour
de moi, sans me toucher, mais en détaillant chaque centimètre carré de mon
corps nu. Je résiste à l'envie de croiser les bras sur ma poitrine.) Qui
s'est occupé de tes cheveux ?
- Ma mère.
- C'est magnifique. Vraiment. Et ça souligne ton profil à merveille.
Elle est très douée de ses mains, approuve-t-il. Je m'attendais à quelqu'un
de flamboyant, de plus âgé, qui tenterait désespérément de paraître jeune,
quelqu'un qui m'examinerait comme un morceau de viande. Cinna n'est rien de
tout cela.
- Vous êtes nouveau ? Je ne me souviens pas de vous avoir déjà vu, dis-
je. Les stylistes ont souvent des visages familiers, immuables, parmi les
tributs sans cesse renouvelés. Certains étaient déjà là avant ma naissance.
- Oui, c'est ma première année aux Jeux, reconnaît Cinna.
- C'est pour ça qu'on vous a attribué le district Douze. C'est
généralement aux nouveaux qu'on nous confie, nous, le moins désirable des
districts.
- Non, je l'avais demandé, répond-il sans autre explication. Pourquoi ne
pas enfiler ton peignoir, qu'on puisse avoir une petite conversation ? Je
m'exécute et le suis dans le salon voisin. Deux canapés se font face, de
part et d'autre d'une table basse. Trois des murs sont nus, le quatrième
est une baie vitrée ouverte sur la ville. D'après la lumière, il doit être
aux alentours de midi, même si un plafond nuageux est venu masquer le
soleil. Cinna m'invite à m'asseoir et prend place en face de moi. Il presse
un bouton sur le côté de la table. Le plateau s'ouvre, et un second plateau
en émerge, contenant notre déjeuner. Du poulet aux quartiers d'orange cuit
dans une sauce crémeuse, sur un lit de céréales d'un blanc nacré,
agrémentées de petits pois et d'oignons, avec des pains en forme de fleurs
et en dessert, un pudding couleur de miel. J'essaie d'imaginer comment je
pourrais réunir chez moi les ingrédients d'un festin pareil. Le poulet
coûte trop cher, mais je m'accommoderais d'un dindon sauvage. Je devrais en
abattre un second pour m'offrir une orange. Je prendrais du lait de chèvre
en guise de crème. Nous ferions pousser des petits pois dans le jardin. Je
trouverais des oignons sauvages dans les bois. Je ne reconnais pas la
céréale, le blé de nos tesserae donne plutôt une sorte de bouillie brunâtre
peu appétissante. Les pains fantaisie nécessiteraient un autre arrangement
avec le boulanger, deux ou trois écureuils, au bas mot. Quant au pudding,
je ne veux même pas savoir ce qu'il y a dedans. Des jours de chasse et de
cueillette pour préparer un seul repas, qui ne serait de toute façon qu'un
piètre substitut de cette version du Capitole. Quelle impression cela fait-
il de vivre dans un monde où la nourriture apparaît sur simple pression
d'un bouton ? À quoi utiliserais-je les heures que je consacre à courir les
bois si ma subsistance était assurée aussi facilement ? Que font-ils de
leurs journées, ces gens du Capitole, à part orner leur corps et attendre
une nouvelle cargaison de tributs pour se distraire par le spectacle de
leur mort ? Je lève la tête et croise le regard de Cinna.
- Nous devons te paraître bien méprisables, dit-il. A-t-il lu cela dans
mon expression ? A-t-il deviné mes pensées ? Il a raison. Je les trouve
méprisables, tous autant qu'ils sont.
- Mais peu importe, continue Cinna. Bien, passons à la question de ta
tenue pour la cérémonie d'ouverture. Ma collègue Portia s'occupe de ton
partenaire, Peeta. Et nous avons pensé vous présenter de manière
complémentaire. Comme tu le sais, la coutume consiste à refléter votre
district d'origine. Lors de la cérémonie d'ouverture, chaque tribut doit
porter quelque chose en rapport avec l'économie principale de son district.
Pour le district Onze, l'agriculture. Pour le Quatre, la pêche. Pour le
Trois, les usines. Ce qui veut dire que Peeta et moi, venant du
district Douze, sommes tenus d'évoquer les mines de charbon. Notre tenue de
travail n'étant pas particulièrement seyante, nos tributs finissent
généralement en combinaison fendue avec un casque surmonté d'une lampe. Une
année, ils étaient entièrement nus et recouverts d'une poudre noire censée
figurer la poussière de charbon. Quel que soit le résultat, il est toujours
épouvantable et ne fait rien pour nous gagner les faveurs des sponsors. Je
me prépare au pire.
- Ça veut dire que je serai en tenue de mineur ? demandé-je, en priant
pour qu'elle soit décente.
- Pas exactement, répond Cinna. Portia et moi pensons que le thème de la
mine est usé jusqu'à la corde. Ce n'est pas comme ça que les gens se
souviendront de vous. Or, nous considérons tous les deux qu'il est de notre
devoir de rendre les tributs du district Douze inoubliables. « Je serai
nue, ça ne fait pas un pli «, me dis-je.
- Si bien qu'au lieu de partir sur l'extraction du charbon, nous
préférons nous focaliser sur le charbon lui-même. « Nue et couverte de
poussière noire. «
- Et que fait-on avec le charbon ? On le brûle, achève Cinna. Tu n'as
pas peur du feu, hein, Katniss ? Mon expression le fait rire. Quelques
heures plus tard, je me retrouve dans le costume qui sera sans doute le
plus sensationnel ou le plus fatal de la cérémonie d'ouverture. C'est une
combinaison noire moulante qui va du cou à la cheville. J'ai aussi des
bottes en cuir à lacets qui montent jusqu'au genou. Mais c'est la cape
faite de lanières orange, jaunes et rouges, et la coiffe assortie qui font
tout l'intérêt de ce costume. Cinna prévoit de les enflammer juste avant
que notre chariot s'élance dans la rue.
- Ce ne seront pas de vraies flammes, bien sûr, rien qu'un petit feu
synthétique de notre composition, à Portia et à moi. Vous ne risquez
absolument rien. À coup sûr, je serai carbonisée avant d'atteindre le
centre de la ville. Je suis assez peu maquillée, à peine quelques touches
de fond de teint ici et là. Mes cheveux, soigneusement brossés, pendent en
tresses dans mon dos, comme d'habitude.
- Je veux que le public puisse te reconnaître quand tu seras dans
l'arène, explique Cinna d'une voix rêveuse. « Katniss, la fille du feu. «
L'idée me traverse l'esprit que son apparence calme et détendue dissimule
peut-être un fou dangereux. En dépit de ce que j'ai appris ce matin sur
Peeta, je suis soulagée de le voir me rejoindre, dans un costume identique
au mien. Le feu, ça doit le connaître. Il est fils de boulanger, après
tout. Il est accompagné de Portia, sa styliste, avec son équipe, tout le
monde frétillant d'excitation à l'idée du triomphe qui nous attend. À
l'exception de Cinna, lequel reçoit les compliments sans se départir de sa
réserve. On nous conduit tout en bas du centre de Transformation,
principalement constitué d'une gigantesque écurie. La cérémonie d'ouverture
va bientôt débuter. Les tributs embarquent deux par deux à bord de chariots
tirés par quatre chevaux. Notre attelage est noir comme du jais. Ces
chevaux sont si bien dressés qu'ils peuvent se passer de cocher. Cinna et
Portia nous font monter dans notre chariot et règlent avec soin notre
position, le drapé de nos capes, avant de s'éloigner en chuchotant.
- Qu'en penses-tu, toi ? Du feu ? dis-je à Peeta.
- Je t'arrache ta cape si tu m'arraches la mienne, répond-il entre ses
dents serrées.
- Marché conclu. (Peut-être qu'en étant assez rapides, nous éviterons de
trop graves brûlures. C'est moche, quand même. On nous jettera dans l'arène
quel que soit notre état.) Je sais qu'on a promis à Haymitch de faire
exactement ce qu'on nous dira, mais je ne crois pas qu'il ait considéré la
question sous cet angle.
- Où est-il passé, d'ailleurs ? Il n'est pas censé nous protéger de ce
genre de trucs ? s'étonne Peeta.
- Avec tout l'alcool qu'il a dû ingurgiter, mieux vaut qu'il reste loin
des flammes. Et soudain, nous éclatons de rire tous les deux. Je suppose
que la nervosité à l'approche des Jeux et, surtout, l'inquiétude à l'idée
de nous transformer en torches vivantes peuvent expliquer cette réaction.
La musique d'ouverture retentit. On ne peut pas la manquer, elle est
diffusée à travers tout le Capitole. Les portes massives s'ouvrent et
dévoilent des rues bordées par la foule. Le trajet, d'une vingtaine de
minutes, nous conduira au Grand Cirque, où nous serons accueillis. Après
avoir écouté l'hymne, on nous escortera au centre d'Entraînement, qui sera
notre résidence-prison jusqu'au début des Jeux. Les tributs du district Un
s'élancent à bord d'un chariot tiré par de magnifiques chevaux blancs. Ils
sont si beaux, peints à la bombe argentée, dans leurs élégantes tuniques
ornées de bijoux. Le district Un confectionne des objets de luxe à
l'intention du Capitole. On peut entendre les acclamations de la foule à
leur passage. Ils sont toujours très appréciés. Le district Deux s'avance
pour les suivre. Bientôt, c'est notre tour d'approcher de la sortie, et je
constate que, entre le ciel plombé et l'heure tardive, la lumière vire au
gris. Quand les tributs du district Onze jaillissent à leur tour, Cinna
nous rejoint avec une torche enflammée.
- C'est à nous, annonce-t-il. Et avant que nous puissions réagir, il met
le feu à nos capes. Je retiens mon souffle, je guette la sensation de
chaleur, mais je ne perçois qu'un léger picotement. Cinna grimpe sur le
chariot et enflamme nos coiffes. Il pousse un soupir de soulagement.
- Ça marche ! s'exclame-t-il. Puis il me redresse gentiment le menton.
- N'oubliez pas, tête haute ! Souriez. Ils vont vous adorer ! ajoute-t-
il. Cinna bondit à bas du chariot. Une dernière idée lui vient ; il tente
de nous la crier, mais sa voix est noyée par la musique. Il crie de plus
belle en faisant des gestes.
- Que dit-il ? demandé-je à Peeta. Je le regarde pour la première fois
et je réalise que, dans le halo des fausses flammes, il est éblouissant. Et
que je dois l'être, moi aussi.
- Je crois qu'il veut qu'on se tienne la main, répond Peeta. Sa main
gauche attrape ma main droite, et nous jetons un regard vers Cinna pour
avoir confirmation. Il hoche la tête, lève les deux pouces en l'air, et
c'est la dernière chose que je vois avant que nous nous élancions dans la
ville. Au premier mouvement d'inquiétude de la foule succèdent rapidement
des vivats et des cris : « District Douze ! « Toutes les têtes se tournent
vers nous, au détriment des trois chariots qui nous précèdent. Au début, je
reste pétrifiée, mais ensuite je nous aperçois sur un écran géant et je
suis frappée par le tableau que nous offrons. Dans le soir qui tombe, la
lumière des flammes illumine nos visages. Nos capes ondulantes semblent
suivies d'une traîne de feu. Cinna a eu raison concernant le maquillage
minimaliste : nous avons l'air plus beaux tous les deux, mais nous restons
parfaitement reconnaissables. « N'oubliez pas, tête haute ! Souriez. Ils
vont vous adorer ! « J'entends encore la voix de Cinna. Je lève un peu le
menton, j'affiche mon plus beau sourire et j'agite ma main libre. Je suis
heureuse de pouvoir m'appuyer sur Peeta, il est si fort, solide comme un
roc. En prenant de l'assurance, je me surprends même à adresser quelques
baisers à la foule. C'est le délire parmi les gens du Capitole. Ils nous
couvrent de fleurs, ils scandent nos prénoms, qu'ils ont cherchés sur le
programme. La musique qui résonne, les acclamations, l'admiration, tout
cela fait son effet sur moi et je ne peux contenir mon excitation. Cinna
m'a donné un grand avantage. Personne ne m'oubliera. Ni mon visage ni mon
prénom. Katniss. La fille du feu. Pour la première fois, je sens une pointe
d'espoir monter en moi. Après ça, il y aura certainement un sponsor pour
miser sur moi ! Et avec un petit coup de pouce, de la nourriture, une arme
appropriée, pourquoi devrais-je m'estimer vaincue d'avance ? On me lance
une rose rouge. Je l'attrape, la hume délicatement, puis souffle un baiser
dans la direction de celui qui me l'a offerte. Une centaine de mains se
lèvent pour saisir mon baiser, comme s'il s'agissait d'une chose réelle,
tangible.
- Kat-niss ! Kat-niss ! Mon prénom retentit partout. Ils veulent tous
mes baisers. C'est seulement au moment d'entrer dans le Grand Cirque que je
réalise que Peeta ne doit plus avoir une goutte de sang dans la main.
Tellement je la serre. Je regarde nos doigts entremêlés et je commence à
relâcher ma prise, mais il me retient.
- Non, ne me lâche pas, dit-il. (La lumière des flammes scintille dans
ses yeux bleus.) S'il te plaît. J'ai peur de dégringoler.
- D'accord, je réponds. Je garde donc sa main, mais je ne peux
m'empêcher de trouver un peu étrange la manière dont Cinna nous a liés l'un
à l'autre. À quoi bon nous présenter comme une équipe alors que nous allons
être enfermés dans l'arène pour nous entre-tuer ? Les douze chariots font
le tour du Grand Cirque. Le gratin du Capitole se presse à chaque fenêtre
des bâtiments environnants. Notre attelage s'arrête devant la demeure du
président Snow, et notre chariot s'immobilise. La musique s'achève sur un
finale majestueux. Le président, un petit homme mince aux cheveux très
blancs, nous accueille officiellement du haut de son balcon. La tradition
veut qu'on ne montre pas les visages des tributs pendant son discours. Mais
je peux voir à l'écran que nous avons beaucoup plus que notre part de temps
d'antenne. Plus il fait sombre, plus il devient difficile de détacher les
yeux de nos flammes. Quand l'hymne national s'élève, la réalisation fait un
effort pour s'intéresser rapidement aux autres couples de tributs, mais la
caméra s'attarde sur le chariot du district Douze. Un dernier tour
d'honneur dans le Grand Cirque, et nous disparaissons dans le centre
d'Entraînement. À peine les portes se sont-elles refermées derrière nous
que nous sommes assaillis par les équipes de préparation, qui ne tarissent
pas d'éloges. En jetant un coup d'?il autour de moi, je vois beaucoup
d'autres tributs nous lancer des regards noirs, ce qui confirme ce que je
pensais : nous avons éclipsé tout le monde. Puis Cinna et Portia nous
aident à descendre du chariot, et nous ôtent nos capes et nos coiffes.
Portia éteint les flammes en vaporisant dessus un produit spécial. Je
prends conscience que je n'ai toujours pas lâché Peeta et j'oblige mes
doigts raidis à se détendre. Nous nous massons la main tous les deux.
- Merci de m'avoir tenu. J'avais un peu la tremblote, me dit Peeta.
- Ça ne s'est pas vu. Je suis sûre que personne n'a rien remarqué.
- Ils avaient tous les yeux braqués sur toi. Tu devrais porter des
flammes plus souvent. Ça te va bien. Et il m'adresse un sourire qui paraît
si gentil, si sincère, avec une légère touche de timidité, que je sens une
chaleur inattendue monter en moi. Une alarme résonne dans ma tête. « Ne
sois pas stupide. Peeta a l'intention de te tuer. Il voudrait faire de toi
une proie facile. Plus il est amical, plus il devient dangereux. « Mais,
comme on peut être deux à s'amuser à ce jeu-là, je me dresse sur la pointe
des pieds et lui dépose un baiser sur la joue. En plein sur son bleu.






6

Le centre d'Entraînement comporte une tour exclusivement réservée aux
tributs ainsi qu'à leurs équipes. C'est là que nous serons installés
jusqu'au début des Jeux. Chaque district se voit attribuer un étage entier.
Il suffit d'appuyer sur le numéro de son district dans l'ascenseur. Facile
à se rappeler. J'ai déjà pris l'ascenseur dans l'hôtel de justice du
district Douze. Une première fois afin de recevoir la médaille pour la mort
de mon père, et puis hier, pour faire mes adieux à la famille et aux amis.
Mais c'est un appareillage sombre et brinquebalant qui se déplace comme un
escargot et empeste le lait caillé. Ici, au contraire, la cabine de
l'ascenseur est tout en verre, de sorte qu'en filant dans les airs on peut
voir les gens au rez-de-chaussée rapetisser telles des fourmis. C'est
grisant, et je suis tentée de demander à Effie Trinket s'il est possible de
refaire un voyage, mais je crains de paraître puérile. Il semble que la
mission d'Effie Trinket n'ait pas pris fin à la gare. Haymitch et elle nous
coacheront jusque dans l'arène. En un sens, c'est un atout, parce que au
moins nous pourrons compter sur elle pour nous emmener partout en temps et
en heure, au contraire d'Haymitch, que nous n'avons pas revu depuis qu'il a
promis de nous aider dans le train. Il est sans doute ivre mort dans un
coin. Effie Trinket, à l'inverse, est dans une forme éblouissante. Nous
sommes ses premiers tributs à avoir fait une telle impression lors de la
cérémonie d'ouverture. Elle nous abreuve de compliments sur nos costumes,
notre manière de nous comporter. À l'entendre, elle connaît tout le monde
au Capitole et a passé toute la journée à tenter de nous décrocher des
sponsors.
- Je suis restée très mystérieuse, nous assure-t-elle, les yeux mi-clos.
Parce que, naturellement, Haymitch ne m'a rien dit de votre stratégie. Mais
j'ai fait de mon mieux avec ce que j'avais. Le sacrifice de Katniss au
profit de sa s?ur. La manière dont vous avez su triompher de la barbarie de
votre district. La barbarie ? Voilà qui est comique, venant d'une femme qui
participe à notre préparation au massacre. Et sur quoi fonde-t-elle notre
triomphe ? Sur nos bonnes manières à table ?
- Les gens manifestent une certaine réticence, bien sûr. Vous venez
quand même du district du charbon. Mais j'ai répondu, vous allez voir comme
c'est fin : « Oh, si on applique une pression suffisante sur le charbon, il
se transforme en perles ! « Effie nous adresse un sourire si éclatant que
nous n'avons pas d'autre choix que de la féliciter pour sa finesse. Même si
elle raconte n'importe quoi. Les perles ne sont pas issues du charbon.
Elles se forment dans les huîtres. Effie voulait peut-être parler du
diamant, mais c'est faux également. Je crois savoir qu'il y a une machine,
dans le district Un, capable de changer le graphite en diamant. Sauf que
nous n'extrayons pas de graphite, dans le district Douze. Cela faisait
partie des attributions du district Treize, avant qu'il soit détruit. Je me
demande si les gens auprès desquels elle a t...

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