L'épisode des gouttes de sang sur la neige (Perceval ou le Roman de Graal de Chrétien de Troyes)

« L'épisode des gouttes de sang sur la neige ( Perceval ou le Roman de Graal de Chrétien de Troyes) L'épisode des gouttes de sang sur la neige marque dans le roman le passage de la partie Perceval à la partie Gauvain.

Or ce passage sefait au moment précis où Perceval, ayant atteint un point d'accomplissement courtois et chevaleresque, franchit une étape décisive dansson itinéraire. I.

Un accomplissement courtois Une rêverie amoureuse Perceval entre dans une rêverie amoureuse devant le spectacle de trois gouttes de sang tombées sur la neige, qui comme l'explique lenarrateur (p.

111) puis Perceval lui-même (p.

116), lui rappelle le visage de son amie.

La rêverie de Perceval tient surtout à la beauté duspectacle.

Il y retrouve la même combinaison de couleurs que sur le visage de Blanchefleur (« Sur son visage, le vermeil et le blancétaient plus beaux que le sinople sur l'argent'.

», p.

67).

Il y retrouve aussi la même fraîcheur : la neige est tombée le matin même, lesang vient juste d'être versé ; tout est encore dans l'éclat le plus pur.

Le contraste entre couleurs vives, en particulier le rouge et le blanc,est un motif traditionnel qui sert souvent dans les contes populaires à évoquer la beauté féminine.

La rêverie de Perceval tient cependantaussi aux circonstances à l'origine du spectacle.

Dans l'oie sauvage agressée par un faucon et blessée à sang, on peut en effet voir uneimage de Blanchefleur, assiégée par Clamadeu et courant le risque d'être violée dans sa virginité. Une rêverie courtoise Perceval entre ainsi dans une rêverie courtoise, atteignant un degré de raffinement dont il n'est pas conscient.

L'amour de Perceval pourBlanchefleur prend ici une forme spirituelle, les deux amants se trouvant loin l'un de l'autre.

L'« amour de loin », motif traditionnel de lapoésie courtoise, est la forme spirituelle de l'amour que l'amant éprouve pour sa dame qu'il ne connaît que de loin mais qui l'observe etdont tout lui rappelle le souvenir.

Perceval n'est cependant pas un amant courtois au sens de la poésie, puisque Blanchefleur n'est pasune femme inconnue, mais une femme qui l'aime.

Cette rêverie courtoise de Perceval est le signe d'une évolution capitale.

Pour lapremière fois, au lieu de poursuivre sa route en restant insensible au monde environnant, il s'arrête pour s'ouvrir à une autre réalité et «oublie tout » (p.

111).

De fait, cette rêverie apparaît à Gauvain comme le signe d'un accomplissement courtois : « Vraiment, cette penséen'avait rien de vilain, et au contraire elle était fort courtoise et douce.

» (p.

116) Il.

Un accomplissement chevaleresque Une maîtrise des armes Perceval manifeste dans cet épisode une parfaite maîtrise des armes.

Sagremor et Keu, qui viennent le déranger au cours de sa rêverieavant la venue de Gauvain, lui permettent de remporter une victoire éclatante.

La triple tentative est un motif traditionnel qui sert, dans la littérature épique et chevaleresque, à mettre en relief la détermination à atteindre un but en même temps que la résistancequi s'y oppose.

Ici cependant, seules les deux premières tentatives prennent la forme d'un combat, de sorte que l'épisode desgouttes de sang rappelle celui de Beaurepaire, le combat contre Sagremor puis Keu étant comme l'image en miniature ducombat contre Anguingueron puis Clamadeu.

La maîtrise de Perceval est d'ailleurs d'autant plus éclatante que l'attaque deSagremor et de Keu est subite et violente. Une maîtrise de la destinée Perceval manifeste du même coup une maîtrise de sa destinée.

Perceval avait promis qu'avant de revenir à la cour il vengeraitla demoiselle que Keu avait giflée, et le fou avait prédit qu'ainsi il lui délogerait la clavicule et lui briserait le bras droit avantquinze jours.

Or c'est exactement ce qui se réalise.

La prédiction et la promesse sont des motifs traditionnels de la littératurehéroïque ; elles sont les signes de l'élection et de la noblesse du héros.

Même si Perceval accomplit de telles paroles sans lesavoir, il manifeste la maîtrise qu'il a de sa destinée en s'enquérant, dès que Gauvain l'invite auprès du roi, de la présence deKeu à la cour : « Dites-moi donc d'abord, mon cher ami, si Keu le sénéchal y est.

» (p.

117) Lors de son entrée à la cour,Perceval, conscient que sa parole s'est accomplie, sait donc qu'il manifeste à tous son accomplissement chevaleresque. III.

Une étape décisive dans l'itinéraire de Perceval Une étape sur le chemin de la cour Pour Perceval, il s'agit donc clairement d'une étape décisive sur le chemin de la cour.

Cette deuxième rencontre de Perceval avecla cour est en effet exactement symétrique de la première.

Là, il s'était caractérisé par une attitude sauvage qui lui avait valud'être envoyé loin de la cour à cause de la malveillance de Keu ; ici, il se caractérise par une attitude courtoise qui lui vaut d'êtrereçu à la cour grâce à la bienveillance de Gauvain.

Sa victoire contre Keu n'est pas seulement de l'ordre du règlement de compte; elle est symboliquement une victoire contre la conception « démesurée » de la chevalerie et de la courtoisie que Keureprésente avec Sagremor.

Perceval est désormais un chevalier courtois, si différent du petit sauvage qu'il était quinze joursauparavant, qu'il reçoit naturellement les faveurs de Gauvain, qui lui offre son « accointance » (pp.

116-118), et d'Arthur, qui luiaccorde une place auprès de lui (p.

119). Une étape sur le chemin de la destinée Pour Perceval, il s'agit aussi, bien qu'obscurément, d'une étape sur le chemin de sa destinée.

L'épisode des gouttes de sang sur la neiges'articule en effet autour d'un motif, celui de la combinaison entre la couleur vermeille et la brillance éclatante, qui n'apparaît pas pour lapremière fois dans son itinéraire.

Il ne rappelle pas seulement Blanchefleur, mais aussi les chevaliers de la Gaste Forêt, le ChevalierVermeil, le pavillon de l'Orgueilleux de la Lande, et la Lance qui Saigne.

Ce motif semble donc se charger pour Perceval d'une significationà la fois chevaleresque et courtoise, mais aussi religieuse, ne serait-ce que parce que Perceval ressent face à cette beauté visuelle uneémotion religieuse.

Or c'est la première fois que Perceval a en face d'un tel spectacle une réaction adéquate : auparavant, il n'avait réagique par une violence ou par un silence également coupables.

Cet épisode laisse donc attendre de Perceval un accomplissement d'ordresupérieur, à la fois chevaleresque, courtois, et religieux.. »