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PAULHAN Jean

PAULHAN Jean. Ecrivain français. Né à Nîmes (Gard) le 2 décembre 1884, mort à Neuilly-sur-Seine le 9 octobre 1968. Fils de Frédéric Paulhan (1856-1931), bibliothécaire, auteur de La Morale de l'ironie (1909), de La Logique de la contradiction (1911) et de divers autres ouvrages philosophiques. Études à Paris (Lycée Louis-le-Grand, licence de lettres, études de chinois). Envoyé comme professeur de latin à Madagascar, il y exerce bien d’autres métiers, dont celui de chercheur d’or. Breveté de malgache (1910), il est chargé de cours à l’Ecole des Langues Orientales. La revue Le Spectateur accueille ses premiers essais littéraires (1911). En 1914, mobilisé dans les zouaves, il est blessé au bois de Saint-Mard. En 1920, il entre comme secrétaire à La Nouvelle Revue Française; cinq ans plus tard il y succède à Jacques Rivière comme directeur. De 1931 à 1940, il vit à Châtenay Malabry. En 1940, il s'installe à Paris, rue des Arènes. Ayant quitté la direction de la N.R.F., il fonde avec Jacques Decour une revue clandestine, Les Lettres françaises (1941). Se passionnant pour la peinture moderne, il découvre Fautrier, Dubuffet, dont il préface la première exposition (1944). II fonde Les Cahiers de la Pléiade, dont treize cahiers paraissent entre 1946 et 1951. En 1952, sa Lettre aux Directeurs de la Résistance provoque de violentes réactions. Lorsque la Nouvelle Revue Française reparaît sous le titre de Nouvelle Nouvelle Revue Française, il en assume avec Marcel Arland la co-direction (1953). En 1963, il est élu à l’Académie française. Ses œuvres ont été rassemblées en cinq volumes (1966-1970). Elles comprennent notamment : Les Hain-Tenys Merinas (1913), Le Guerrier appliqué (1917), Aytré qui perd l'habitude (1921), Jacob Cow le pirate ou si les mots sont des signes (1921), Le Pont traversé (1921), La Guérison sévère (1925), Les Fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les lettres (1941), Clef de la poésie (1944), F.F. ou Le Critique (1945), Braque le patron (1946), Guide d'un petit voyage en Suisse (1947), De la paille et du grain (1948), Fautrier l'enragé (1949), Les Causes célèbres (1950), Petite Préface à toute critique (1951), L'Aveuglette (1952),La Preuve par l’étymologie (1953), L’Art informel (1962).
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Il est aussi difficile aux hommes de comprendre un homme qu’au pluriel d’être singulier. L’ironie de Socrate consistait dans la Question; l’ironie de Jean Paulhan brillait dans la réponse. Il déconcertait ceux qui l’interrogeaient par la façon qu’il avait d’abonder dans leur musique et de prendre le contre-pied de leurs opinions. Lorsqu’on s’enquêtait, par exemple, de la ville de Nîmes, où il était né, il disait que son grand-père y jouait aux boules, que lui-même y avait une fois pissé d’ennui pendant la classe, et que d’ailleurs il n’avait découvert ce qu’on appelle l’esprit d’enfance qu’à l’âge de quarante ans. Si l’on s’informait du vent qui avait poussé sa jeunesse vers Madagascar, il répondait que le métier de chercheur d’or était celui d’un cul-de-plomb, et qu’on s’y enrichissait avec une patience de sablier, à condition de secouer chaque soir le chignon des ouvrières, qui dissimulaient dans leurs cheveux la précieuse poudre. Examinait-on devant lui ce qu’était une vocation, il avouait que celle de professeur, où il s’était cru appelé, n’était qu’un leurre, car ceux qui savent ne parlent pas, et ceux qui parlent ne savent pas. La foi manquait-elle donc à ce huguenot bizarre, qui mettait l’évangile de Thomas au-dessus des quatre autres, et qui préférait les juives aux chrétiennes ? Point du tout. Paulhan n’a jamais cessé de brûler d’amour pour la philosophie du langage, qui est précisément le contraire du langage de la philosophie. De quoi s’agit-il ? Du rapport qu’ont entre eux les idées et les mots. Là-dessus la poésie et la prose pourraient nous éclairer, mais, comme les femmes malgaches, elles cachent des larcins dans leur tête. Alain remonte à la source des vocables, et il tire de leur pureté première la vérité des pensées. Valéry ne s’appuie que sur les solidités de l’artifice et réduit les beaux sommeils de la Jeune Parque à l’huile de la Vierge Sage. Benda veut nous persuader que l'action salit la spéculation, que le sens intime a trahi le bon sens et les clercs la déesse Raison. Qui donc écouter ? Il faut écouter les gens qui écrivent. Où ? Dans une revue, où les talents s’enfantent. Cependant, vu que la nécessaire diversité des voix, dont la guerre est indispensable à l’harmonie, se terminerait dans le brouhaha, faute d’une baguette magique, Jean Paulhan la reçut un jour de Chesterton. C’était un Anglais, mi-théologien, mi-escamoteur, qui éclatait d’un rire pensant. Il tirait de la tiare un vol innombrable de colombes. Il y avait en lui du Thomas d'Assise et du François d’Aquin. Ce divin jongleur apprit au guerrier appliqué que le paradoxe était l’arme des orthodoxes. Puisque toute réflexion a deux anses, et que les argumenteurs ne l’attrapent ordinairement que par l’une de ses oreilles, si tu souhaites qu’une opinion lestée garde un pas leste, saisis-là par où elle surprend. Sers-toi de l’étonnement pour la réveiller, et de son ombre pour la rallumer. L’excellent moyen d’y parvenir est le choix heureux d’une métaphore. Ainsi, du temps de Georges V, l’égalité des sexes enflammait déjà les conversations. Chesterton dit qu’à son avis il manquait à l’homme une serrure, et à la femme une clef, pour que la perfection de chaque moitié rendît celle du couple indiscernable. C’est sur ce pied-là que, dans un débat entre la musique et la poésie, Jean Paulhan, soutînt de ce ton de petite flûte qui était le sien, qu’il aimait la poésie sans goûter la musique, mais que leur union était absurde comme l’adjonction d’un moteur à un oiseau. On voit aussitôt ce que la méthode a de plaisant, de profond, et, pour les apprentis sorciers, d’irritant. Car Paulhan ne se privait ni des charmes du désordre, ni de la fermeté des étriers. Il ne se pressait jamais de conclure, parce qu’il savait qu’après les ardeurs de l’école buissonnière, on trouve les Tables de la Loi. C’est d’après ce dogme de l’obliquité perpétuelle qu’il entra dans la ville de Tarbes et qu’il en sortit par le jardin. En ce temps-là, et en tout temps, la république des Lettres avait pour emblème une guillotine. Les sectateurs de Breton avaient inventé le naturel. Ces athées s’en rapportaient bizarrement à la Providence, et ils soutenaient que la machine avait du génie, pourvu que le pilote en fût absent. On s’aperçut toutefois que l’écriture des automates était inégale, et que les traits heureux d’un hasard invariable restaient le privilège de quelques poètes endormis. Paulhan, de qui la modestie était volontiers belliqueuse, eût osé remettre devant les yeux des enragés les vertus tranquilles de la rhétorique dans les limons de la syntaxe, si la cicéronerie elle-même se fût montrée plus hospitalière. Mais les énergumènes de l’art poétique élevaient autel contre autel. Ils juraient que le talent sortait de la grammaire et du dictionnaire comme Minerve était née d’une migraine de Jupiter. Paulhan ne pouvait permettre à ces combattants absurdes de jouer but à but. Il convenait que la raison gagnât, et que le silence ne fût pas la paix des morts. Les querelles des savants, non moins forcenées que celles des écrivains, s’achèvent dans la victoire de l’un des deux camps, et Pasteur a barre sur Pouchet. Pourquoi la littérature n’eût-elle pas à son tour relevé des nombres et des poids ? C’est que le philosophe ne l'emportait pas dans Paulhan sur le tâteur de sauces, ni la doctrine sur le goût. Il avait bien plus les idées de sa langue que la langue de ses idées. Examinez son style. Il joint à la rigueur de la Phrase la familiarité du ton et à la solidité de l'arbre une écorce de printemps, comme si le nécessaire s’y amusait du possible et la dévotion de la curiosité. Cet homme, qui parlait si peu, a une prose qui parle. La corde est raide, mais il y danse. L’encre n’est pas figée, mais le propos est moulé. Le plus conséquent des auteurs a l’air de s’amuser à la moutarde. Il est le magicien du lieu commun. Il ramasse sur le pont aux ânes les feuilles du chêne de la sibylle. Il était jeune et l'île de Madagascar était vieille où, comme chez les bergers de Virgile, celui des contestants qui avait pris les proverbes par le meilleur bout sortait vainqueur de la dispute. Heureux pays, où des phrases toutes faites, selon que les plaideurs savaient les placer, décidaient souverainement les querelles ! Paulhan ne cessa plus désormais d'inventorier la malle des dictons. Que voulons-nous dire quand nous croyons dire ce que nous voulons ? En d’autres termes, comment l'âme et le corps sont-ils cousus ensemble ? Je pense, donc je parle. Je parle, donc je pense. Qui est le perroquet de l’autre ? Relevons-nous de la physique ou de la métaphysique ? Paulhan aurait foi dans la raison, si le combat de Jacob contre l’ange ne laissait Jacob boiteux. Quant aux mystiques, d’après la source du mot grec, leur Dieu n’est visible qu’à nos yeux fermés et il n’occupe en nous que notre vide. Là-dessus, Rome et l’Inde, Jean de la Croix et Lao-Tseu, nos saints et les soufis s’accordent sur le rien. On refuserait de pénétrer dans ce que Paulhan a d’essentiellement équivoque si l'on séparait la clarté de ses ouvrages d avec leur obscurité. Non seulement nos ténèbres étaient sa tentation, mais il attribuait nos lumières à la tache noire de nos prunelles. La lampe a le pied dans l’ombre. J’ose avancer que Paulhan ne croyait pas, mais qu’il a toujours cru qu’on pouvait croire. Les limbes étaient son paradis. De là vient qu’en matière de littérature et de politique il tenait les deux bouts de la chaîne, et il y tenait beaucoup. Zouave à l’étroit dans la garance, puis conducteur obéissant de malgaches et de camions, blessé sur le mont Saint-Mard, près de Compiègne, il était sorti vivant de la boucherie. L’esprit de vertige avait frappé pour jamais la plupart des revenants. Le dada, à peine échappé à l’éperon, se jetait dans le précipice. Un Roumain de Zurich faisait la lecture à des culs-de-jatte. Certaine bizarrerie, qui était particulière à Paulhan, le rendait presque invulnérable à l’extravagance universelle. Il continua de jouer aux échecs sur le dos d’une baleine et il dépensa beaucoup de sagesse dans l’étude des fous. Le rouge et le blanc des étiquettes l’instruisaient sans l’engager. Il prenait parti contre les partis pris. Les rares hommes qui ne prêtent serment qu’à leur liberté scandalisent tout le monde. On s’en aperçut après la chute d’Hitler. Français devant l’Allemand, héros clandestin, imprimeur intrépide, Paulhan dénia aux citoyens le droit de se venger après coup sur des Français d’avoir été mieux Français qu’eux. La colombe est l'oiseau des tempêtes. On se déchaîna sur Paulhan. Ses ennemis ne sont pas tous morts. C'est aussi qu’on ne gouverne pas impunément une grande revue, eût-elle deux têtes. Le rebut d’un manuscrit, surtout quand il est assaisonné d’un bonbon, offense irrémédiablement la race chatouilleuse des auteurs. Avouons, au surplus, que la suavité de Paulhan n’était pas exempte d’une certaine cruauté. Il disait, après Saint-Réal, sinon d’après lui, qu’il y a dans l'homme un feu sous la lèvre et une charge de bile dont les combats de taureaux, par exemple, figurent l’indispensable épanchement. Je gage que Paulhan ne logeait pas innocemment dans la rue des Arènes. Peut-être, en effet, qu’une exquise férocité nous purge de nos diableries et que le péché originel n’est pas une chimère noire de Port-Royal. Quoi qu'il en soit, la bonté de Paulhan, mais à sa mode, et comme une manne un peu cachée, compte encore beaucoup de témoins. Un précieux monceau de lettres privées, bientôt publiques, mettra en vue le subtil amalgame d’un cœur et d’un esprit. Les lecteurs remarqueront, du même coup, que l’extrême diversité des correspondants n’en desserre pas le nœud. L’étendue du cercle n’en dissout pas le centre. Il y a deux écrivains, si différents qu’on hésite à les comparer, j’entends Montesquieu et Chateaubriand, l’un par le génie des lois, l’autre par celui du christianisme, dont la réflexion roule sur un seul pivot. Point d’opuscule de Paulhan qui ne se rapporte au grand œuvre. C’est en 1921 qu'il avait dédié à Paul Valéry, sous le titre de Jacob Cow, le pirate, quelque vingt pages où il doutait si les mots étaient des signes. Voilà l’infaillible boussole et le premier biscuit d’un infatigable explorateur. Si les vivants poursuivent leurs desseins dans la mort, Paulhan continue de découvrir l’île où Robinson et son perroquet s’enquièrent du pourquoi des pourquoi. Cette longue attention à un seul thème, cette passion tranquille et qui revient à la charge, si manifestes dans les corrections boudées, comme des copeaux sous le rabot, des pages et des épreuves de l’écrivain, découragent les esprits vifs, tranchants et clairs. Il faut entrer dans le labyrinthe comme un Thésée qui n’a d’épée, ni pour couper le fil, ni pour égorger le Minotaure. Certains amis de Paulhan, et quelquefois lui-même, aidé de Vailati et de la machine à compter les mots, ont tenté de réduire l’art de la critique à la science des nombres et les prestiges du langage à une métrique. Paulhan était composé d’un Boileau qui avait horreur de l’être, et d’un anti-Boileau que les ravissements intimidaient. On appelle aussi liberté ce désaccord parfait, et Paulhan fut l’une des têtes les plus libres qui aient pensé. ♦ « Si quelque chose le caractérise, c 'est bien la passion de l'incognito... Il n'a jamais l'air de partager son avis; ce qui n 'empêche pas, et c 'est miracle, l'autorité, le tranché dans le vif, la plus implacable dureté, les goûts les moins vagues... Je le crois profondément amoureux du génie... Combien d'écrivains ne seraient pas ce qu'ils sont sans l'appui attentif et généreux de cet homme de silence, qui semble en savoir plus long qu'eux sur eux-mêmes. » Georges Perros. ♦ « Jean Paulhan nous laisse libres. » Henri Thomas.