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Nathalie Sarraute

Née en 1902 à Ivanova en Russie. Vient en France dès l’âge de deux ans. Elle fera ses études à Paris, obtenant dès 1920 licences de droit et de lettres. Elle fait aussi un séjour à Oxford et à Berlin où elle étudie la sociologie. Sa « vie » littéraire ne commencera qu’en 1939, date à laquelle elle abandonne son métier d'avocate pour se consacrer à son œuvre. Cette année-là, son premier livre Tropismes passe à peu près inaperçu. En 1948, Jean-Paul Sartre préface son second livre, Portrait d’un inconnu, annonçant la naissance de l’« antiroman ». Dès lors, et surtout après la parution de son essai L’Ere du soupçon (1956), Nathalie Sarraute sera considérée comme l’une des figure marquantes du « Nouveau Roman ». Ses livres seront traduits en une vingtaine de langues et en 1964, elle recevra le Prix international de Littérature pour Les Fruits d’Or, prix qui connut une existence éphémère mais qui eut le temps de consacrer quelques uns des plus grands noms de la littérature contemporaine :Beckett, Borges et Bellow.
L’œuvre de Nathalie Sarraute est le prototype de l’œuvre de recherche contemporaine. Elle se situe par rapport à la littérature qui l’a précédée ou l’accompagne et se tient elle-même pour sujet. Pourtant, la réflexion critique qui la fonde, loin de conduire à une théorisation formaliste, a donné naissance à des textes à la fois anodins et essentiels. Ce paradoxe constitue la pierre de touche de l’univers sarrautien. Il s’établit dès Tropismes, roman en avance sur son temps qui annonce, contient aussi toute l’œuvre de Sarraute à venir. Qu’est-ce qu’un tropisme ? Au sens propre, une réaction d’orientation ou de locomotion causée par des agents physiques ou chimiques. Chez Sarraute, il s’agira de tous les mouvements (attirances, désirs, reculs, dégoûts) élémentaires ou réflexes derrières lesquels se masquent (ou par lesquels se révèlent) les conflits du quotidien. Le point central, c’est la disparition du personnage, de l’action, de la psychologie au sens traditionnel du terme. Le paradoxe (encore) sur lequel repose toute sa démarche consiste à nier l’intrigue et tout jugement de l’auteur, à produire un regard « objectif » et en même temps, comme elle le dit dans L’Ere du soupçon, à reconnaître que « l’écrivain, en toute honnêteté, parle de soi. » Sartre, dans la préface à Portrait d’un inconnu, indiquait que Nathalie Sarraute utilise « une technique qui permet d’atteindre par-delà le psychologique la réalité humaine et son existence même. » A première vue, pourtant, les « intrigues » (si du moins, ce mot a encore quelque sens ici) ne touchent qu’à de futiles palabres situées dans une société jugée tout aussi futile : la bourgeoisie cultivée. Et peu importe dans un premier temps que Sarraute vise à une certaine « satire » du milieu concerné. Les personnages de Portrait d’un inconnu ou de Martereau sont bien trop flous, sans « personnalité », pour que l’essentiel puisse être une quelconque topologie sociale. Nathalie Sarraute écrit dans L'Ere du soupçon : « Non seulement le romancier ne croit plus guère à ses personnages, mais le lecteur, de son côté, n'arrive plus à y croire. » Lorsqu’on écrit après Joyce, Proust et Freud, comment prêter foi au temps linéaire et à la psychologie d’apparence individualisée. « Nathalie Sarraute décrit les mouvements des forces vivantes, d’appétits ou de désirs qui s’affrontent, tantôt s’agglomèrent, tantôt se divisent » (Maurice Nadeau). On a affaire à une démarche « abstraite » au sens pictural du terme. Il ne s’agit pas, même si Sarraute a été d’emblée rangée aux côtés de Robbe-Grillet, d’un attachement à la description de la surface des choses et des êtres comme chez l’auteur des Gommes. Chez Sarraute, au contraire, tout concourt à percer le mur des apparences, à plonger sous la surface, pour révéler le sous-monde qui, en-deça la banalité de l’expérience commune, parle le non-dit, le non-exprimé, le non-avoué (ou avouable). Le refus du conflit psychologique n’exclut pas du tout, bien au contraire, les luttes sans merci, les affrontements souterrains à l’intérieur desquels les individus se meuvent, enfermés dans l’incommunicabilité de systèmes qui s’attirent et se repoussent tels les astres autonomes d’un Planétarium. A propos du Nouveau Roman on a parlé et à tort, de « néo-réalisme ». Or, et c’est là son originalité, Nathalie Sarraute remet en cause la notion de « réalisme ». Pour elle, les vrais « réalistes » chez qui elle trouve quelque rapport avec sa propre œuvre, ce sont précisément les écrivains de la « sous-conversation » : à savoir, Virginia Woolf, Henry Green ou Ivy Compton-Burnett. L’abondance des points de suspension suggère chez Sarraute ce que Woolf nommait l’« entre-les-actes ». La matière psychologique ne constitue pas un corpus disponible a priori pour l’analyse, mais elle se construit, existe au fur et à mesure qu’elle est donnée, par bribes de monologues intérieurs. Il ne s’agit pas tant de « créer » que de montrer comment tout se défait, se détruit, s’émiette tout en venant au jour. Sartre avait dès Portrait d’un inconnu situé la portée de cette œuvre qui tend à « contester le roman par lui-même, (...) le détruire sous nos yeux dans le temps qu’on semble l’édifier, (...) écrire le roman d’un roman qui ne se fait pas, qui ne peut se faire. » Entre la vie et la mort (à nouveau « entre-les-actes »), des « inconnus (on, il, elle) s’interrogent sur la création littéraire. Jusqu’à ce que le « bavardage » s’éteigne comme la buée se dégageant de la bouche du mourant pour se déposer, mince pellicule, sur le miroir qu’on lui tend. Dans Vous les entendez ?, l’on retrouve la même « humanité de lieux communs ». Au départ, il s’agit d’un banal incident de famille dans une maison de campagne. Sur une cheminée, un objet indéfini va provoquer les plus profondes fêlures dans le cercle familial. Le narrateur dispute avec un visiteur de savoir si cet objet est une œuvre d’art ou pas. Les enfants qui ont assisté à la scène montent se coucher. On entend leurs rires, leurs rires qui ne cessent pas. Rires sacrilèges qui vont provoquer chez le narrateur une avalanche de questions, une série de syncopes interrogatives. Assailli de fantasmes d’exécutions, de luttes sanglantes, d’assassinats, il sera mis en cause dans son intégralité, dans ce qui semblait donner quelque « sens » à son existence. Une fois le vernis craquelé, la monstruosité refait surface et sape les fondements tant de l’individu que de la société, voir de la civilisation qui les porte. De même, dans C’est beau, pièce publiée en 1973 et montée en 1975 par Claude Régy au Petit-Orsay, ce qui parle c’est l’interdit, tout ce qui se dissimule. On retrouve le contexte familial, un père, une mère, un fils. Ce dernier représentant encore une fois la menace, le danger, celui par qui le scandale arrive, ainsi que le choc entre les valeurs de deux générations. Le dernier roman publié par Nathalie Sarraute en 1976, «disent les imbéciles », explore les mêmes tropismes. Une grand-mère vit au milieu de l’affection de sa famille, jusqu’à l’instant où l’un de ses petits-fils vient détruire l’image parfaite que chacun se faisait de l’aïeule. Faut-il, peut-on « sortir » de son personnage sans que le monde, la société ne s’écroulent ? Est mise en cause l’intégrité de l’être réel et singulier, « Moi je ne suis rien... » Finalement, Nathalie Sarraute, bien davantage que telle ou telle classe sociale, fait le procès des modèles, de l’uniformisation, de l’orthodoxie, des codes et des institutions qui menacent l’individu. En ce sens, Ludovic Janvier a bien dit que Les Fruits d’or n’est pas « un ouvrage sur la littérature, ce qui serait parfaitement vain. Mais, appliqué à la littérature, parce que c’est là qu’il s’y applique peut-être le mieux, un essai sur le jugement utilisé comme terreur ».
SARRAUTE Nathalie. Ecrivain français. Née au début de ce siècle à Ivanovo Voznes-sensk en Russie, issue d’intellectuels juifs. Le père, docteur es sciences, fonde une fabrique de matières colorantes. Il se sépare de sa femme. De deux à cinq ans, l’enfant réside avec sa mère, à Paris. De six à huit ans, c’est le va-et-vient entre la France et la Russie. Toutes les études seront faites en français, mais le russe sera parlé dans la famille. La mère, remariée, retourne en Russie, mais c’est alors le père qui s’établit à Paris, où la fillette poursuit ses études à l’école communale (Certificat d’études), au lycée Fénelon, ensuite, où elle découvre son amour de la littérature. Elle obtient une Licence d’anglais à la Sorbonne, puis va étudier l’histoire à Oxford (1921). Elle entreprend des études de lettres et de sociologie à Berlin. De retour à Paris, elle s’inscrit à la Faculté de Droit où elle rencontre Raymond Sarraute, qu’elle épousera deux ans plus tard. Ensemble, les jeunes avocats s'inscrivent au barreau. Ils partagent un même goût pour la littérature et les arts plastiques. C’est encouragée par son mari et soutenue par son jugement que Nathalie Sarraute, renouant avec ses rêves d’enfance et d’adolescence, écrit ses premiers Tropismes (1932) qui contiennent en germe l’essentiel de son œuvre. Entre-temps, le couple a eu deux filles : Claude et Anne. Il en aura une troisième, Dominique. Tropismes paraît en 1939 et ne rencontre que peu d’écho. La guerre, l’occupation obligent Nathalie Sarraute à se réfugier à la campagne, à prendre une fausse identité et à se faire passer pour l’institutrice de ses propres enfants. C’est alors qu’elle commence la rédaction de son premier chef-d’œuvre, Portrait d’un inconnu , où elle affirme sa poétique et sa vision, non tant des hommes et des choses que de leurs relations. Achevé en 1946, Portrait d’un inconnu, malgré une préface de Sartre, devra attendre deux ans et essuyer plusieurs refus avant de voir le jour. Le livre passe inaperçu, mais, soutenue par l’admiration de ceux qu’elle estime, Nathalie Sarraute poursuit son œuvre : Martereau (1953) et, en 1956, L’Etre du soupçon , essai où elle formule sa critique de la littérature conventionnelle, sa conception du personnage et de l’intrigue, expose le sens et la vocation qu’elle attribue à l’écriture et qui serviront de fondement à l’école du Nouveau Roman. Elle se trouvera associée à ce groupe : Robbe-Grillet, Michel Butor, Claude Simon. En 1959, Le Planétarium consacre sa situation littéraire. En 1964, Les Fruits d’or sera couronné par le Prix international de littérature. L’œuvre se développe : Entre la vie et la mort (1968), Vous les entendez ? (1972), Disent les imbéciles (1976). Cependant, Nathalie Sarraute développe les qualités dramatiques de sa vision dans des pièces radiophoniques qui seront ensuite portées à la scène : Le Silence (1967) Le Mensonge (1967), Isma (1973), C’est beau (1975), Elle est là (1978). Elle fait des conférences dans le monde entier. L’œuvre de Nathalie Sarraute a connu un destin paradoxal. L’une des plus aiguës, aventureuses, originales et, en conséquence, difficiles de notre temps, elle est aussi l’une des mieux connues et aimées de notre littérature, puisqu’elle circule dans le monde en vingt-deux langues et plus d’un million d’exemplaires. C’est que dans « la parcelle de réalité encore inconnue » qu’elle arrachait à la nuit se trouvaient les « levains d’émancipation et de progrès » que l’écrivain souhaitait apporter. Car la critique de Nathalie Sarraute est beaucoup plus radicale qu’il n’y paraît et sa vision, loin de se fonder sur l’observation au microscope des menus incidents, prend sa source dans une conception aussi neuve qu’englobante du psychisme humain. A travers le personnage du roman classique, c’est une conception de l’homme, avec son caractère vérifié, son autonomie et ses valeurs institutionnalisées qu’elle entend attaquer; à travers l’intrigue romanesque, une conception de la vie et du destin; à travers la rhétorique, une forme de la communication entre les hommes qui fait l’économie de la vérité. S’il est vrai qu’elle a trouvé une inspiration et un soutien dans les dialogues déracinés de Dostoïevski, les analyses de Proust ou le monologue de Joyce, c’est pour une autre fin : le psychisme humain et sa vérité ne se découvrent pas dans l’homme, mais entre les hommes. Dostoïevski a dit : « Je peins l’homme dans l’homme. » On pourrait dire de Sarraute qu’elle peint l’humanité avant qu’elle ne se diversifie et ne se constitue en hommes. Sa vision a pour secret, moins sa situation dans l’espace que dans le temps : il ne s’agit pas de voir de plus près, mais bien avant... avant que tel mouvement psychique ne prenne forme et ne se fige dans l’inauthenticité d’un caractère ou d’un milieu, avant qu’il ne se transforme en une pulsion identifiable. C’est pourquoi le temps des récits et romans de cet écrivain est toujours le présent, l'instant même ou plutôt ce qui le précède et va le constituer. Leurs sujets seront des psychismes collectifs : la famille (Martereau, Le Planétarium), un milieu (Les Fruits d’or), des relations archétypales (Portrait d’un inconnu), le conflit des sensibilités (Vous les entendez) une culture (Disent les imbéciles) ou bien la généralité de l’espèce, ses craintes et angoisses fondamentales (Entre la vie et la mort). Le personnage ? Ce sera le mouvement psychique qui naît autour d’un conflit, d’une ambition, d’un livre et dont les ondes atteignent père et fille, oncles et neveux, ou bien ces rôles dérisoires que sont critiques à la mode ou romancières à succès; ils vont devenir le support ou l’antenne de cette onde psychique. L’intrigue ? Ce sera l’errance de cette onde et de ce mouvement, ses progrès, sa régression et ses métamorphoses, a travers lesquels, on recherchera un même but : celui d’une fusion pure et intacte avec autrui et avec le monde ; une communication parfaite par laquelle serait réalisé l’absolu que cette œuvre recherche. Les objets qui jouent ici un rôle essentiel n’ont pourtant ni poids, ni densité. Obsessionnels, ils révèlent seulement l’orientation du mouvement, signalent sa progression vers l’absolu et la transparence qui se dérobent. L’admirable souplesse de la langue de Nathalie Sarraute a été forgée afin d’exprimer et de mimer cet ondoiement et cette errance psychique de l’humanité en quête de son unité, le « bouillonnement confus où nos actes et nos pensées s’élaborent », de désigner et donner a sentir cette « substance anonyme dont serait faite l’humanité entière ». Par un retournement nécessaire, cette œuvre, attachée à décrire les lymbes permanentes et créatrices d’un monde perpétuellement naissant, a découvert son langage inouï : la prose à l’état naissant. Par son originalité, par tout ce qui, dans sa critique comme dans son affirmation, la rapproche et l’éloigne des principales tendances de notre temps, freudisme, structuralisme, marxisme, cette œuvre qui se poursuit doit figurer parmi celles qui auront donné à l’époque son visage particulier. ♦ « Cet art, exercé maintenant par un métier infiniment poussé, est incomparable pour faire émerger tout l’inquiet et l’inquiétant d’une vie... Sur le chemin de l’inavoué au déclaré, les brûlots en marche ont mille bons endroits pour éclater en paroles, en silence, en demi-silence, en vociférations intérieures, dans cet échange de flammèches qui harcèle de petites vies aux abois. » André Rousseaux ♦ « Ici, chacun est à chaque instant un autre, partageant l’anonyme, l’universelle indécision. Chaque conscience est un ciel vide où défilent des nuées adverses... Que la conscience soit ce qu’elle n ’est pas, ne soit pas ce qu’elle est, nous le savions. Mais de cette métamorphose et de cette ambiguïté, nous n’avions jamais eu un spectacle aussi précis et riche...» Gaétan Picon ♦ « ... Parole discontinue, brève et infinie, parole des pensées qui ne se développent pas et pourtant plus propre qu’aucune autre à nous faire entrer, par l'interruption et en même temps par la répétition, dans ce mouvement de l’interminable qui se fait entendre au-dessous de toute littérature.» Maurice Blanchot.