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Mouvements littéraires et lieux d’expression

LE NOUVEAU ROMAN

Le Nouveau Roman est né, entre 1950 et 1960, de la rencontre autour de Jérôme Lindon, directeur des Editions de Minuit, de quelques écrivains qui travaillaient quelquefois depuis longtemps à la mise en question du récit traditionnel ou « balzacien ». En 1971, au colloque de Cerisy-la-Salle, sorte de « réforme » qui, sous la direction de Jean Ricardou, instaura le passage du Nouveau Roman au Nouveau Nouveau Roman, la liste des nouveaux romanciers se trouva réduite à sept : Michel Butor, Alain Robbe-Grillet, Claude Ollier, Robert Pinget, Jean Ricardou, Nathalie Sarraute et Claude Simon. Vers 1950, au contraire les frontières qu’on aurait pu assigner au Nouveau Roman, si le terme avait alors existé, auraient été infiniment plus larges et auraient pu contenir des écrivains aussi différents que Samuel Beckett, Marguerite Duras, Jean Cayrol ou Pierre Klos-sowski. Elles l’étaient encore en 1960-1961 dans la mesure ou la jeune génération des écrivains du groupe Tel Quel affirmait alors sa filiation. Elles pourraient l’être encore aujourd’hui puisque, quelles que soient les coupures intervenues par avance ou par la suite avec le formalisme au sens strict, Tony Duvert, Louis-René des Forêts, Ludovic Janvier, Raymond Jean ou Jean Thibaudeau sont peu ou prou des « nouveaux romanciers ». Plutôt que de nous risquer ici à un classement exhaustif ou exclusif, nous nous efforcerons de dégager schématiquement le projet et quelques-unes des pratiques qui ont marqué cette mise en cause des fondements et des techniques du récit traditionnel. Si tant est d’ailleurs que la notion de « récit traditionnel » ne soit pas dans une très grande mesure une invention du Nouveau Roman lui-même, un concept stratégique et, d’une certaine façon, la première des fictions du Nouveau Roman. La mise en question des formes du roman traditionnel ne date pas de 1950. Proust, Gide et Valéry se sont tous trois attachés à dénoncer l’illusion réaliste ou référentielle, c’est-à-dire l’oubli de la condition verbale de la littérature. (Rappelons tout de même au passage que ni Balzac ni même Maupassant n’ont jamais été dupes de cette illusion). Pour le Nouveau Roman, comme pour Joyce, Kafka, Roussel surtout un des « pères » du Nouveau Roman, etc., la littérature n’est pas représentation du réel (qu’est-ce que « le réel » pour les mots ?) mais tissage d’un réseau de signes (lettres, mots, images) coupés de toute extériorité. A cet égard il est évident que la poétique de Mallarmé (les mots ne sont pas les choses, mais leur abolition, le mot est l’absence de la chose) est une constante référence pour toute la littérature moderne. Il ne s’agit donc plus d’instaurer un pacte hallucinatoire avec le réel à travers un récit euphorique où l’on croirait reconnaître les éléments du « réel » ainsi « exprimés » (l’euphorie naissant de cette reconnaissance et de cette hallucination réaliste), mais d’établir un pacte de production de sens à partir des signes. Le problème délibérément posé par le Nouveau Roman est donc celui du réalisme : si réalisme il y a, il ne peut pas être copie du « réel » mais production de formes qui auront avec « le réel » des relations d’analogie, des rapports métaphoriques. En un mot : on ne décrit pas le réel, on l’écrit. Au départ, donc, est le langage, on disait autrefois la rhétorique : le prétendu réalisme balzacien est un effet de rhétorique, une feinte. Ecrire un roman, ce ne sera plus « avoir l’idée d’une histoire, puis la disposer; c’est avoir l’idée d’une disposition, puis en déduire une histoire. »(Jean Ricardou). Comme le rappelle André Malraux dans L’homme précaire et la littérature, il n’y a pas de partition dont le roman serait en quelque sorte l’exécution. « Ce qui protège l’écrit du dilemne dont Pascal accable la peinture (admirer l’imitation des choses dont nous n’admirons pas les modèles) c’est son impossibilité d’imiter. La littérature est un imaginaire dans sa totalité, de quelque réalisme qu’elle se réclame». C’est ainsi que dans la Modification, Michel Butor part d’un problème simple : comment faire un roman avec deux villes ? Le roman va donc prendre pour point de départ un ordre défini arbitrairement qui va produire un trajet, lequel va déterminer des personnages, des sentiments, etc. C’est finalement par l’arbitraire érigé en principe que le Nouveau Roman va dépasser l’arbitraire de la fiction traditionnelle du type : la marquise sortit à cinq heures. Cette facticité, le Nouveau Roman entend la souligner pour se dégager de tout « réalisme » au moyen de procédures génératrices à la fois parfaitement inscrites et parfaitement occultes. Un des procédés les plus simples consiste à produire la fiction à partir d’une homophonie, comme le fait Alain Robbe-Grillet dans la Jalousie, jalousie désignant à la fois la passion du jaloux et le treillis de bois à travers lequel il peut voir sans être vu. La polysémie, la paronymie actualisent ainsi tous les possibles d’un ou de plusieurs mots dans une perpétuelle provocation à la fiction. De plus, les vocables producteurs peuvent instituer (procédé cher à Raymond Roussel) un système de rimes internes par quoi le texte se redouble lui-même et renvoie délibérément à ses propres matériaux et à ses propres structures. Ainsi, dans la Prise de Constantinople de Jean Ricardou, Silab Lee, la cité interdite, fait écho, en anagramme, à Isabelle, de même que les initiales S.L. seront reprises dans le mot aisselles, etc. De même, le titre de Claude Simon La Bataille de Pharsale laisse percevoir qu’il s’agit aussi, surtout, d’une Bataille de la Phrase. On voit que le Nouveau Roman entend combattre l’illusion réaliste par la réflexion, le retour sur soi. D’où l’importance du rôle conféré à la mise en abyme. Citation d’œuvres dans l’œuvre (le vitrail, les tapisseries dans 1’Emploi du temps de Butor), citation d’un livre à l’intérieur du livre qui s’écrit (le « roman africain » exemple du roman « réaliste » traditionnel dans la Jalousie de Robbe-Grillet), mise en abyme de l’écriture même du texte et de sa lecture, du r rapport des mots et des choses dans les lieux-dits de Ricardou. Ce procédé permet de souligner l’autonomie, au moins la spécificité de la littérature par rapport au « réel ». En effet « dès lors qu ’il proclamait qu ’il n 'est pas de récit naturel, le Nouveau Roman ne pouvait réfléchir une histoire sans refléter en même temps l’organisation narrative qui la supporte » (Lucien Dàllenbach, Le récit spéculaire, Seuil). Là encore on peut penser au Sonnet allégorique de lui-même ou Sonnet en X de Mallarmé. La métaphore, débarrassée de toute expressivité anthropocentrique, et la métonymie sont elles aussi deux moyens de tisser la cohérence du texte tout en provoquant l’imaginaire et la fiction. Dans la Jalousie (Robbe-Grillet), le mille-pattes libère une série métonymique (peigne, criquet, tache, point d’interrogation, lézard, etc.) et son écrasement une série métaphorique (coït, accident, écriture, etc.) Claude Simon, dans les Corps conducteurs, prend les mots à la lettre et assimile le comparé au comparant : l’homme et la femme pendant l’étreinte ne se voient pas comme des géants, ils sont des géants. De même l’image d’un fleuve qui serpente conduira aux méandres d’une ficelle sur l’asphalte, puis au boa en forme de S tombé des épaules d’une dame, etc. La fiction est ainsi la conséquence d’un mot à mot, d’une chaîne signifiante homogène et segmentée. Il n’est pas possible d’examiner dans ce bref article la totalité des procédures de production de la fiction : séries et variantes, géminations, circularité, redoublements, répétitions, mises en abymes de micro-récits révélateurs ou antithétiques, etc, qui insistent sur la clôture du texte alors même qu’ils provoquent son ouverture. Mais alors, dira-t-on, si le Nouveau Roman entend se définir par une « littéralité » et non par rapport à une réalité, pourquoi a-t-on parlé à son propos d’Ecole du Regard ? Disons que si le regard semble avoir été privüégié par le Nouveau Roman (mais essentiellement par Robbe-Grillet) c’est parce qu’il permet d’échapper à l’intériorité, à la familiarité de l’homme et des choses, à l’universelle analogie, aux « sorcières allégoriques » (Auerbach), qui définissent la « vision » humaniste du monde. Il s’agissait pour le Nouveau Roman de débarrasser tout à la fois les choses et les mots de la métaphysique et surtout de la rhétorique humanistes qui projettent sans cesse sur le monde un sens tout fait, un sens fait ailleurs, entièrement codé mais qui a fini par passer pour naturel. La description va donc devenir une sorte d’acte propédeutique, « une machine à désorienter ma vision » (Ricardou), à restituer les distances, à mettre en cause les significations stéréotypées. Sur ce point, le Nouveau Roman a beaucoup appris de la peinture, du cubisme à Rauschenberg : écrire n’est pas représenter mais produire un espace autonome où les signes (les objets-mots, les mots-objets) seront en relation spatiale les uns avec les autres à l’intérieur de la page et du livre, toujours soumis à un point de vue particulier, mobile, producteur de sens, objets eux-mêmes de transformations et de montages. L’outil de la description sera moins l’œil que la caméra. La succession des objets perçus, la modification de leur disposition (comme dans la Jalousie celle des travailleurs émigrés, des couverts sur la table) indiquent la temporalité. La vision sera souvent cadrée (fenêtre, tableau), panoramique, composée. On peut parler de « description créatrice » dont le sens reste en suspens ou se contredit lui-même. Même liberté dans l’emploi du temps. Héritier du simultanéisme, le Nouveau Roman récuse les conventions du roman traditionnel : le lendemain, deux jours après, l’été suivant, de même qu’il refuse l’emploi systématique du passé simple, temps traditionnel du récit, par lequel le narrateur se désolidarisait d’une histoire où il prétendait ne pas intervenir. « Dans le roman moderne le temps n’existe plus. Si les problèmes de la mémoire ont pris autant d’importance, c’est que, pour la mémoire, il n’y a plus de temporalité » (Robbe-Grillet). Temps essentiellement fait de contrepoints, de glissements et de décalages, où le premier rôle sera donné au présent, temps de l’immédiat, de la découverte, et surtout temps de l’écriture et de la lecture. « Le texte qu’a donc sous les yeux le lecteur, écrit Robert Pinget, est celui d’une aventure en train de s’accomplir, de se tenter, et non déjà vécue puis retranscrite ». En même temps qu’il s’attaquait à la tradition « réaliste » (faisant porter à Balzac un chapeau qui ne lui appartenait pas), le Nouveau Roman a pris acte de la déconstruction de la notion de personnage de roman lié à la mise en question de l’Humanisme occidental, où l’Homme et son image sont garantis par Dieu, déconstruction annoncée par Balzac, Flaubert, Lautréamont surtout. Le nom, l’état civil, le visage, le métier, etc, autant de moyens parfaitement codés par lesquels se transmettait le code de la fiction classique dont Nathalie Sarraute dans VEre du soupçon et Alain Robbe-Grillet dans Pour un nouveau roman se sont attachés à démonter la forme et l’idéologie. (Notons au passage que le Nouveau Roman pourrait faire l’objet d’une étude comparable). Le personnage ne sera pas plus privilégié que les objets, les sentiments, l’histoire : signe parmi les signes, il est souvent réduit à l’initiale ou à l’anonymat, ou encore démultiplié en faux homonymes (Pinget), ce qui est un procédé typiquement balzacien. Le personnage est donc signe, point de vue, vecteur ou parole. Fondamentalement le Nouveau Roman met en scène la mise en question du Sujet, inaugurée par Mallarmé et Lautréamont, de même que le rapport de la parole à une intériorité, à une personnalité dont elle serait l’expression : une parole, ou une écriture, en quête de ce qui les fonde. La révolution du Nouveau Roman, contrairement à ce que prétendent certains discours mondains, n’est pas lettre morte, bien au contraire. Si l’on peut rester sceptique à l’égard d’une certaine bonne conscience révolutionnariste selon laquelle toute forme nouvelle travaillerait (magiquement ?) pour « la révolution » (que peut la littérature ?), on ne peut contester au Nouveau Roman une réévaluation totale, du discours de la fiction, une prise en considération de ses codes, de ses arrières plans idéologiques, du mode de lecture occidental, etc. Rétrospectivement le Nouveau Roman nous a donné à lire autrement les textes « classiques » (Balzac lui-même). La littérature ne peut plus apparaître comme le produit d’un mystère ou l’expression d’une réalité préalable, mais comme elle-même un travail producteur : elle est action critique, à la fois construction et déconstruction, à la fois sur les formes et, par leur médiation, sur le réel.

 

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