Databac

MONTESQUIEU (vie et oeuvre)

L'influence de Montesquieu a été considérable. Il a totalement modifié la pensée politique et juridique. Par son message et sa mise en garde contre le despotisme, il appartient au présent; mais c'est aussi un homme du passé, attaché aux privilèges de sa caste et qui n'a pas prévu la «révolution industrielle».

APPORTS
On peut dire, après Auguste Comte (1798-1857) et Émile Durkheim (1858-1917), que Montesquieu est le véritable fondateur de la science politique et, même, de la sociologie.
Les types de régime politique. Montesquieu distingue trois types de régime: la république, la monarchie et le despotisme. Cette distinction se fonde sur deux critères: d'une part, la nature du gouvernement définie par le nombre de ceux qui détiennent le pouvoir; d'autre part, le principe, c'est-à-dire la vertu ou le sentiment dont chaque type de gouvernement a besoin pour se conserver. Le principe de la république est la vertu, celui de la monarchie est l'honneur, celui du despotisme est la crainte. A l'intérieur de chaque régime, tout doit être organisé de façon à susciter et entretenir le principe sans lequel il ne pourrait pas se maintenir.
La séparation des pouvoirs. Montesquieu est convaincu que la rivalité, la compétition sociales, à condition qu'elles aient une expression politique, sont les conditions indispensables à l'établissement d'un régime modéré et donc à l'épanouissement de la liberté. Les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire ne doivent donc jamais être confiés à un seul homme ou à un seul groupe social afin d'éviter la tragédie du despotisme, qui tue la liberté.
Actualité - postérité. Bien qu'aujourd'hui on lise toujours les "Lettres persanes", c'est essentiellement par "L'Esprit des lois" que Montesquieu est passé à la postérité. Il y a proposé une démarche inspirée de la science newtonienne et devenue commune aux sciences sociales. Il a su montrer qu'on pouvait organiser la diversité des phénomènes à l'intérieur d'un petit nombre de types.
 
Montesquieu a tout d'un auteur inclassable : il est l'esprit piquant à qui l'on doit les "Lettres persanes", le psychologue solitaire qui note ses "Pensées", et le philosophe politologue de De l'esprit des lois. Le baron de la Brède et de Montesquieu est né en 1689 à Bordeaux. Appartenant à la noblesse de robe, il devient magistrat à 25 ans. C'est un homme âpre au gain, qui contrôle de près la vente du vin de son château. Champion du capitalisme mercantile, il acquiert rapidement une fortune considérable, qu'il dépense en voyages à travers l'Europe, s'instruisant partout, curieux de rencontrer des mœurs sociales et des usages politiques différents de ceux de la tradition française. C'est ce procédé de l'observateur étranger qu'il met en œuvre dans ses "Lettres persanes", parues sans nom d'auteur en 1721, où il décrit les mœurs de la Cour française avec la distance culturelle et l'impartialité que la fiction du voyageur persan lui permet. Le résultat est un pamphlet ironique et déguisé des valeurs de la monarchie chrétienne, qui remporte un grand succès. Ce texte acide et spirituel est aussi l'envers critique de De l'esprit des lois, composé plus tardivement, lorsqu'en 1731 Montesquieu se retire définitivement dans son château de la Brède, après des années de voyage en Europe occidentale. La publication anonyme de l'ouvrage, en 1748 à Genève, suscite une opposition violente, tant chez les jésuites que chez les jansénistes, réconciliés provisoirement contre cet ennemi commun. "De l'esprit des lois" est mis à l'index par l'Église. Curieusement, ce livre, dans lequel Louis Althusser verra la défense des intérêts de l'aristocratie féodale contre le centralisme monarchique en train de naître, est, deux siècles plus tôt, rejeté et montré du doigt par les instances les plus conservatrices. Montesquieu consacre la fin de sa vie à reprendre ses écrits, notamment en publiant une Défense de l'esprit des lois. Il reste fidèle jusqu'à sa mort à l'isolement qui a marqué sa vie : il ne se trouva qu'un seul homme de lettres pour suivre son cercueil, à Paris, en 1755 : Diderot, esprit non moins singulier. L'apport majeur de l'ouvrage qui a suscité tant de polémiques et inspiré plus d'un penseur politique est la découverte et la reconnaissance d'un ordre relatif. Cet ordre, qui gouverne l'histoire universelle, est produit par un concours de causes variées et enchevêtrées, que le penseur politique doit démêler, distinguer, et expliquer dans leurs fonctions et leurs effets respectifs. Ainsi se construit ce qu'Émile Durkheim définira comme une sociologie expérimentale, concrète et analytique, qui décrit les régimes politiques existants, en détermine les multiples composantes, et prône les régimes garantissant la liberté. La philosophie politique débute par une enquête sur l'homme et sur les hommes, qui permet de découvrir quelques ressorts psychologiques des comportements politiques, assortis d'une multiplicité de causes particulières et variables observées par le voyageur qu'est Montesquieu. C'est la combinaison de ces principes d'action humains et de ces diverses circonstances externes qui produit la forme et l'esprit d'un régime politique. C'est pourquoi les analyses de De l'esprit des lois ne souffrent ni d'une rigidité excessive, ni d'un esprit de système, comme le reproche en a parfois été fait. Aucune cause, qu'elle soit physique ou morale, n'est privilégiée par l'explication. Ainsi, la pensée politique de Montesquieu ne se réduit pas à la célèbre " théorie des climats " : le climat n'est qu'une cause physique parmi d'autres qui doit se combiner avec une théorie des principes moraux et psychologiques du politique. La recherche théorique de Montesquieu vise aussi à montrer comment une réforme progressive du régime monarchique est possible, en modérant le poids de l'autorité royale par la limitation réciproque des pouvoirs juridique, législatif et exécutif. Montesquieu n'est ni conservateur, ni révolutionnaire, mais favorable à une évolution graduelle, réglée par la réflexion politique. La modernité de son travail et de sa méthode est aujourd'hui incontestable : depuis Durkheim, l'auteur de "De l'esprit des lois" est tenu pour le père du droit positif, du droit public comparé et de la sociologie.

MONTESQUIEU Charles-Louis de Secondât, baron de la Brède et de. Moraliste, penseur et philosophe français. Né le 18 janvier 1689, au château de la Brède, près de Bordeaux, mort le 10 février 1755 à Paris. Il descendait d’une famille de parlementaires bordelais. Lors de son baptême, on lui donne un mendiant pour parrain, afin qu’il se rappelle toute sa vie que les pauvres sont ses frères. Il est alors élevé parmi les paysans, au bourg de la Brède. Il en conservera une bonne connaissance du patois : même au temps de sa gloire, de sa vogue, il ne sera jamais un Parisien, ni un courtisan. De 1700 à 1705, il est l’élève des oratoriens, au Collège de Juilly, où une grande place, exceptionnelle à l’époque, est faite a l’enseignement de l’histoire. Ses œuvres attestent qu’une telle préférence a porté ses fruits.
Il étudie le droit à Bordeaux, où il est reçu avocat en 1708. Il passe alors quatre ans à Paris, où il rédige en 1711 un traité, aujourd’hui perdu, sur la Damnation éternelle des païens. Il y affirme que les philosophes de l’Antiquité n’ont pas mérité l’enfer. Il revient à Bordeaux en 1713, juste pour assister à la mort de son père. Le 24 février 1714, il est reçu conseiller au parlement de Bordeaux. En 1715, il se marie (ou on le marie) avec Jeanne de Lartigue, calviniste convaincue, qui lui apporte une dot de cent mille livres. Les parents des conjoints n’assistent pas à la cérémonie, d’ailleurs réduite à une simple formalité. Un des témoins, tailleur d’une rue voisine, ne sait même pas signer. En 1716, Charles de Secondat est reçu à l’Académie de Bordeaux, qui venait de se former. Son oncle, de qui il tient depuis 1708 le nom de Montesquieu, meurt, en lui léguant sa charge de président à mortier au Parlement. Le nouveau dignitaire a vingt-sept ans. Quelques jours avant son entrée en fonctions, il a lu à l’Académie locale une Dissertation hardie Sur la politique des Romains en matière de religion . Il y dénonce dans la religion un habile stratagème des puissants pour asseoir leur domination sur les humbles. Montesquieu partage son temps entre Paris et Bordeaux. Il ne semble s’intéresser particulièrement ni à l’histoire ni aux sciences humaines. Au contraire, il étudie de préférence les sciences physiques et naturelles. Il fait part à ses collègues de ses idées sur l’ivresse, la fièvre intermittente, les esprits animaux, sur la cause de l’écho — Mémoire sur l’écho (1718) —, sur un enfant sans cerveau, sur les coquillages de Ste-Croix-du-Mont, sur l’utilité des glandes rénales — Mémoire sur les maladies des glandes rénales (1718) —, sur la cause de la transparence ou de la pesanteur des corps — Mémoire sur la transparence des corps (1718). Il leur communique les résultats de ses observations ou de ses expériences sur le gui ou la mousse des chênes, sur divers insectes peu identifiables, sur les grenouilles ou les canards. Il aime travailler au microscope.
Mais ces diverses curiosités ne durent pas. C’est l’homme et les singularités de ce plus étrange animal qui intéressent bientôt Montesquieu. En 1721, paraissent sans nom d’auteur les Lettres persanes . C’est le récit des surprises de plusieurs Orientaux imaginaires séjournant en France. Montesquieu y feint de considérer avec des yeux naïfs la société où il vit : exercice d’un excellent, et même d’un périlleux profit. Ce renversement de la perspective crée la sociologie. En inventant les Persans qui viennent à Paris et qui sont surpris par tout ce qu’ils voient, Montesquieu invite tous les Parisiens à voir leur ville et leur propre vie comme ils auraient vu Ispahan et la vie des Persans. On ne s’étonne plus des autres, mais de soi-même, non plus des turbans à aigrettes, mais des tricornes à plumes, non plus qu’on ait plusieurs femmes légitimes, mais de n’en avoir qu’une seule, non plus qu’on se déchausse en entrant dans les mosquées, mais qu’on se découvre en franchissant le seuil des églises, non plus qu’on habite dans des maisons basses, mais dans des maisons à étages dont les habitants trop nombreux pour la surface des rues créent immanquablement des encombrements. Le succès de l’ouvrage, éclatant et immédiat, encourage Montesquieu à résider le plus possible à Paris, où il mène une vie mondaine de 1721 à 1725; d’ailleurs non sans continuer de s’intéresser de fort près à l’administration de ses terres et à l’exploitation de son vignoble. Il compose un mémoire sur la fleur de la vigne et adresse un long questionnaire, des plus techniques, aux propriétaires voisins sur les procédés en usage dans leurs domaines. En effet, il produit pour son compte des vins blancs à La Brède et aux alentours, des vins rouges en Entre-deux-Mers et des eaux-de-vie en Armagnac et en Agenais, sur les terres qui lui viennent de sa femme. Il est préoccupé de politique, d’aventures galantes, de morale et de science des mœurs, il voudrait pouvoir discerner avec certitude où se cache la vraie grandeur de l’homme; d’où les Lettres de Xénocrate à Phères, le traité de La Considération et la réputation, le traité des Devoirs, l’extraordinaire Dialogue de Sylla et d’Eu-crate qu’il lit au Club de l’Entresol en 1724 : pour la pensée, il y devance Nietzsche; il y donne en même temps un exemple insurpassé de prose formulaire. Cependant il étudie les Causes de l’éclair et du tonnerre et les Variations de l’aiguille aimantée. Surtout il rédige à cette époque les Considérations sur les richesses de l’Espagne, courte dissertation qui est probablement l’origine lointaine de L’Esprit des lois . Il y examine comment l’or du Nouveau Monde a causé la ruine du pays qui s’en était assuré le monopole : premier essai, qui reste inédit, d’une méthode qui fera la juste gloire de son auteur. L’apport principal de celui-ci consiste sans doute en une façon inédite de découvrir et de bien formuler une certaine espèce de problèmes, plutôt qu’à en proposer une solution définitive. Montesquieu cependant, poussé par le succès et la mode, se présente à l’Académie. Il est élu, mais le Roi refuse son agrément sous le prétexte que ce parlementaire n’habite pas, et ne saurait habiter Paris. Montesquieu réussit toutefois à surmonter l’opposition royale et, le 24 janvier 1728, il est reçu au sein de l’illustre compagnie par Mallet qui l’invite, pour justifier son élection, à écrire des ouvragés de caractère moins tendancieux, qu’il pourrait revendiquer publiquement.
En 1726, il a provisoirement vendu sa charge. Aussi, après sa réception à l’Académie, se trouve-t-il libre de voyager. En 1728, il part pour Vienne, d’où il passe à Gratz, puis à Venise, Padoue, Vincence, Vérone, Milan, Turin, Gênes, Pise, Florence, Rome, Naples, où il assiste au miracle de saint Janvier (il en parle fort intelligemment), de nouveau à Rome, puis à Modène, Parme et Mantoue. Par le Brenner, il atteint Innsbruck. Il séjourne ensuite à Munich, à Augsbourg, à Heidelberg (où il s’extasie à la vue du plus grand tonneau du monde), à Francfort, à Mayence, à Cologne, à Munster, à Hanovre. Il arrive enfin à La Haye, d’où Lord Chesterfield l’entraîne en Angleterre où il reste jusqu’en 1732. Il s’y fait initier à la franc-maçonnerie. Il y prend bonne note des mœurs politiques et des usages parlementaires. Durant ces divers voyages, il voit tout le monde et il observe toute chose. Il se renseigne sur toute curiosité. Il visite les manufactures, les chantiers, les ports, les salines, les musées. Du cérémonial des cours au régime des égouts, il ne néglige rien. Il s’intéresse également aux cardinaux et aux prostituées. Il écrit cependant de menues études sur deux fontaines qui semblent convertir le fer en cuivre, sur les procédés d’extraction dans les mines d’Allemagne, sur la sobriété des habitants de Rome. Il rédige également une sorte de guide méticuleux, pièce par pièce, de la galerie de peinture et de sculpture du Grand-Duc de Toscane à Florence. De la sorte, Montesquieu se constitue une vaste réserve de connaissances concrètes qu’alimentent en outre ses lectures, ses observations, ses conversations. Il note dans son Spicilège les confidences ou les remarques de l’administrateur qui revient du Canada, du missionnaire qui débarque de Chine, du ministre et de l’ambassadeur, du fermier général, du soldat et du publiciste. Parcourant l’Europe, il s’est fait expliquer comment fonctionnent les institutions, s’est renseigné sur le système des impôts, sur les épidémies et sur les mesures prises pour les combattre, sur les mœurs et les préjugés, sur la vie littéraire et sur les spectacles, sur la mode, sur l’état de l’agriculture et sur la misère du peuple. Rentré chez lui et s’intéressant toujours à la culture de la vigne, surveillant la vente de son vin, administrant personnellement son domaine, il découpe dans les journaux des nouvelles de toute espèce, grands événements ou faits divers, dont il espère tirer parti pour ses recherches. Il recopie des passages qui l’ont frappé dans les livres qu’il lit et qui lui fournissent quelque information précieuse, quelque argument inattendu. Il devine déjà l’usage qu’il fera de tel fragment. Il le transporte dans les cahiers intitulés Mes pensées , où cette matière première se trouve classée, travaillée, organisée.
Très curieusement, Montesquieu se rend en 1734 à La Ferté-Vidame pour converser avec Saint-Simon qui, à l’insu de tous, y écrit obscurément ses Mémoires . Il fait paraître la même année les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence , la seconde des monographies qui préfigurent L’Esprit des lois. Il convient d’y joindre deux opuscules mineurs, mais significatifs : les Réflexions sur la monarchie universelle, que Montesquieu fait imprimer, dont il corrige les épreuves, mais qu’il ne se résout pas à publier, et l'Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères, lequel, moins fortuné encore, n’est même pas livré à l’imprimeur. Montesquieu, de plus en plus, se consacre à L’Esprit des lois. Il ne néglige pas pour autant les sciences naturelles. Il se demande « si l’air que nous respirons passe dans le sang » et s’interroge sur les causes de la froideur et de la chaleur des eaux minérales. En 1743, il emprunte 7 380 livres. En 1745, il publie au Mercure le Dialogue de Sylla et d’Eucrate. Il marie sa fille cadette Denise et lit à Bordeaux le premier état de L’Esprit des lois qu’il envoie bientôt à Genève à l’éditeur Barrillot. L’ouvrage paraît en novembre 1748, sans date ni nom d’auteur. Un an plus tard, ou presque, en janvier 1750, on en compte déjà vingt-deux éditions. Cette immense enquête a coûté vingt ans de travail à son auteur. Elle démontre que les lois qui régissent les sociétés ne sont ni invariables, ni arbitraires. Ce n’est pas le caprice qui les invente. Mais il n’y a pas non plus de principe métaphysique qui les fixe pour toujours identiques sous toutes les latitudes et à toutes les époques. Les lois expriment les rapports des choses, elles dépendent du climat, de l’étendue du pays, des voies de communication, de la nature du gouvernement. Celui-ci repose sur un principe qui en maintient la bonne santé et le fonctionnement efficace. Ainsi le despotisme repose sur la crainte, la monarchie sur l’honneur; la république repose sur l’esprit civique, que Montesquieu appelle la vertu. Quand le principe se corrompt, le régime s’écroule. L’ouvrage préconise notamment la séparation des trois pouvoirs : exécutif, législatif et judiciaire. Les législateurs tiendront à inscrire cette indépendance réciproque des pouvoirs dans la constitution des États-Unis d'Amérique, dans les constitutions éphémères issues de la Révolution française. Elle réglera la pratique de la monarchie constitutionnelle en France. Montesquieu a élaboré la théorie de cette séparation, qui lui semble la seule garantie valable des libertés politiques, d’après les institutions qu’il a vues fonctionner empiriquement en Angleterre, en 1730.
L’Esprit des lois connaît un grand succès : il est aussitôt lu, vanté et attaqué. Frédéric II en fait son livre de chevet, tout en se déclarant en désaccord en plusieurs points. Montesquieu confie à l’un de ses amis qu’il devine aisément lesquels. Catherine II trouve dans la doctrine des raisons de renforcer son autocratie. Les Anglais y découvrent les mérites des institutions libérales qui les régissent : dès 1749, ce livre qui fait autorité au Parlement de Londres, Marat en fait l’éloge dans une dissertation de 1785, Jefferson le lit le crayon à la main. Chacun trouve son bien en des analyses lucides et impartiales, qui l’éclairent sur les conditions, le mécanisme et les conséquences des divers régimes ou systèmes politiques. Montesquieu, en 1750, répond dans la Défense de l’Esprit des lois aux attaques des jésuites et des jansénistes. Malgré ses efforts, ses complaisances, ses protestations, ses promesses, malgré les corrections qu’il consent, le livre, condamné auparavant par la Sorbonne, est mis à l’index en décembre 1751.
La même année, Montesquieu avait été élu par acclamation à l’Académie de Nancy. En reconnaissance, il avait écrit le dialogue de Lysimaque qui contient peut-être le dernier mot de sa philosophie. Il y rend hommage aux malheurs et aux mérites de l’ancien roi de Pologne Stanislas Leczinski. Pour l'Encyclopédie , il rédige l'Essai sur le goût qui paraîtra après sa mort, dans le tome VII de celle-ci, sans qu’il ait eu le temps d’y mettre la dernière main. Il avait courtoisement refusé à d’Alembert d’écrire les articles Démocratie et Despotisme. Mais sa vue baisse beaucoup. En 1749, des amis l’avaient pressé de se faire opérer de la cataracte par le célèbre oculiste allemand, Immer. Il avait refusé. Il ne cesse pas pour autant de voyager. En juin 1751, il est a Bordeaux; à la fin de l’année, il est à Paris; en septembre, à La Brède; en décembre, à Paris; en août 1754 à La Brède; en janvier 1755, à Paris, où il meurt le 10 février.
La partie la plus étendue de son œuvre — Voyages, Mes pensées, Histoire véritable (1738), essais divers, correspondance —, la moins élaborée, mais aussi la plus vivante, est demeurée longtemps inédite. Les manuscrits, en effet, cachés pendant la Révolution française, avaient été emportés en Angleterre par le petit-fils de l’écrivain. Ils n’ont été publiés pour la première fois que lors des dernières années du XIXe siècle et des premières du XXe dans une édition quasi confidentielle destinée aux bibliophiles de Guyenne (1891-1914). L’ensemble de l’œuvre n’est devenu aisément accessible au public que vers 1950. Celui-ci y reconnut avec surprise une pensée toute moderne.


Montesquieu a tout d'un auteur inclassable : il est l'esprit piquant à qui l'on doit les Lettres persanes, le psychologue solitaire qui note ses Pensées, et le philosophe politologue de De l'esprit des lois. Le baron de la Brède et de Montesquieu est né en 1689 à Bordeaux. Appartenant à la noblesse de robe, il devient magistrat à 25 ans. C'est un homme âpre au gain, qui contrôle de près la vente du vin de son château. Champion du capitalisme mercantile, il acquiert rapidement une fortune considérable, qu'il dépense en voyages à travers l'Europe, s'instruisant partout, curieux de rencontrer des mœurs sociales et des usages politiques différents de ceux de la tradition française. C'est ce procédé de l'observateur étranger qu'il met en œuvre dans ses Lettres persanes, parues sans nom d'auteur en 1721, où il décrit les mœurs de la Cour française avec la distance culturelle et l'impartialité que la fiction du voyageur persan lui permet. Le résultat est un pamphlet ironique et déguisé des valeurs de la monarchie chrétienne, qui remporte un grand succès. Ce texte acide et spirituel est aussi l'envers critique de De l'esprit des lois, composé plus tardivement, lorsqu'en 1731 Montesquieu se retire définitivement dans son château de la Brède, après des années de voyage en Europe occidentale. La publication anonyme de l'ouvrage, en 1748 à Genève, suscite une opposition violente, tant chez les jésuites que chez les jansénistes, réconciliés provisoirement contre cet ennemi commun. De l'esprit des lois est mis à l'index par l'Église. Curieusement, ce livre, dans lequel Louis Althusser verra la défense des intérêts de l'aristocratie féodale contre le centralisme monarchique en train de naître, est, deux siècles plus tôt, rejeté et montré du doigt par les instances les plus conservatrices. Montesquieu consacre la fin de sa vie à reprendre ses écrits, notamment en publiant une Défense de l'esprit des lois. Il reste fidèle jusqu'à sa mort à l'isolement qui a marqué sa vie : il ne se trouva qu'un seul homme de lettres pour suivre son cercueil, à Paris, en 1755 : Diderot, esprit non moins singulier. L'apport majeur de l'ouvrage qui a suscité tant de polémiques et inspiré plus d'un penseur politique est la découverte et la reconnaissance d'un ordre relatif. Cet ordre, qui gouverne l'histoire universelle, est produit par un concours de causes variées et enchevêtrées, que le penseur politique doit démêler, distinguer, et expliquer dans leurs fonctions et leurs effets respectifs. Ainsi se construit ce qu'Émile Durkheim définira comme une sociologie expérimentale, concrète et analytique, qui décrit les régimes politiques existants, en détermine les multiples composantes, et prône les régimes garantissant la liberté. La philosophie politique débute par une enquête sur l'homme et sur les hommes, qui permet de découvrir quelques ressorts psychologiques des comportements politiques, assortis d'une multiplicité de causes particulières et variables observées par le voyageur qu'est Montesquieu. C'est la combinaison de ces principes d'action humains et de ces diverses circonstances externes qui produit la forme et l'esprit d'un régime politique. C'est pourquoi les analyses de De l'esprit des lois ne souffrent ni d'une rigidité excessive, ni d'un esprit de système, comme le reproche en a parfois été fait. Aucune cause, qu'elle soit physique ou morale, n'est privilégiée par l'explication. Ainsi, la pensée politique de Montesquieu ne se réduit pas à la célèbre " théorie des climats " : le climat n'est qu'une cause physique parmi d'autres qui doit se combiner avec une théorie des principes moraux et psychologiques du politique. La recherche théorique de Montesquieu vise aussi à montrer comment une réforme progressive du régime monarchique est possible, en modérant le poids de l'autorité royale par la limitation réciproque des pouvoirs juridique, législatif et exécutif. Montesquieu n'est ni conservateur, ni révolutionnaire, mais favorable à une évolution graduelle, réglée par la réflexion politique. La modernité de son travail et de sa méthode est aujourd'hui incontestable : depuis Durkheim, l'auteur de De l'esprit des lois est tenu pour le père du droit positif, du droit public comparé et de la sociologie.