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Montaigne, Les Essais, extrait des «  Cannibales », chapitre 31

Question philosophique : Comment, dans le texte ci-dessous, Montaigne défend-il les sauvages du « Nouveau Monde » ?
La découverte du « Nouveau Monde » en 1492 et celle de populations jusque-là ignorées donnent l’occasion à Montaigne de s’interroger sur le sens du mot « barbare ».
Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage; comme de vrai, il semble que nous n'avons autre mire (= instrument de réglage optique, ici « critère ») de la vérité et de la raison que l'exemple et idée des opinions et usances (= usages) du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police (= société), parfait et accompli usage de toutes choses. Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que nature, de soi et de son progrès ordinaire, a produits : là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice (= technique), et détournés de l'ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. En ceux-là sont vives et vigoureuses les vraies et plus utiles et naturelles vertus et propriétés, lesquelles nous avons abâtardies (= corrompues, détériorées) en ceuxci, et les avons seulement accommodées au plaisir de notre goût corrompu. Et si pourtant, la saveur même et délicatesse se trouve à notre goût excellente, à l'envi des nôtres (= capables de concurrencer les nôtres), en divers fruits de ces contrées-là sans culture. Ce n'est pas raison que (= Il n’y a pas de raison pour que) l'art gagne le point d'honneur sur notre grande et puissante mère Nature. Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions que nous l'avons du tout (= totalement) étouffée. Si est-ce que ( = pourtant), partout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprises. »
Montaigne, Les Essais, extrait des « Cannibales », chapitre 31, 1595 (extrait : orthographe modernisée)

 

Cannibale (Le) Si le mythe du « bon sauvage » participe de la nostalgie de l’âge d’or et d’une idéalisation de l’état de nature, le cannibale fait entrer l’Occident dans la réalité du monde primitif. Le cannibale n’est pas une fiction, c’est au départ un « effet de réel » : Jean de Léry en témoigne en 1557, et sa rencontre avec l’anthropophage « en la terre de Brésil » devance de quelques décennies les propos de Montaigne. C’est une « chose vue », une « merveille », digne de prendre place au cabinet des curiosités. Les cannibales sont bien des sauvages qui dévorent, au cours de repas rituels, la chair de leurs adversaires, nourris depuis quelques semaines pour l’occasion. Ils découpent les corps et les font rôtir sur une sorte de « grill » qu’ils nomment « boucan » et dont nous conservons le souvenir pour qualifier une fête joyeuse et bruyante : « Voilà donc ainsi que j’ay veu, comme les sauvages Amériquains font cuire la chair de leurs prisonniers prins en guerre : assavoir Boucaner, qui est une façon de rostir à nous incognue ». Montaigne en fait une fable : « Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort, [...] le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux [...] que de le rôtir et manger après qu’il est trépassé »1. Ce sera la fable du relativisme culturel : « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ». Dès lors le cannibale donne à l’Occident une leçon de relativisme des valeurs. Il devient peu à peu un véritable mythe, au point même de figurer sous forme d’épure anagrammatique dans le personnage de Caliban - « Canibal »? - dans la Tempête de Shakespeare.