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Michel Leiris

Né le 20 avril à 1901 à Paris. 1924-25 : fréquente le groupe surréaliste et publie son premier texte, Simulacre. Collabore à la revue de Georges Bataille, Documents. Il tire de son expérience de secrétaire-archiviste de la mission ethnographique Dakar-Djibouti un journal de voyage, L’Afrique fantôme (1934), puis travaille au Musée de l’Homme. A partir de L’âge d’homme (1939), son premier grand livre, Leiris mènera de front ses travaux d’ethnographe et son œuvre autobiographique. La règle du jeu, qui vient de s’achever avec un quatrième volume, Frêle bruit (1976), l’occupera pendant près de vingt années. Entre-temps, en 1945, il séjourne à nouveau en Afrique et collabore à la revue de Sartre, Les Temps Modernes, marquant ainsi son engagement politique. De 48 à 62, divers voyages aux Antilles françaises, en Chine Populaire et en Afrique noire. En 1967, devient membre du comité de rédaction de la revue l’Ephémère. 1968 : se rend à Cuba pour le Congrès des Intellectuels... Mais chez Leiris, plus que chez d’autres, c’est l’œuvre elle-même qui interroge et construit la biographie, mouvement dialectique auquel le lecteur ne saurait échapper. De son passage par le surréalisme, Michel Leiris devait garder la volonté de ne pas séparer l’écriture de la vie, de faire de la littérature, non un jeu esthétique, mais une « règle » totale. Dès le roman Aurora, qui fut écrit en 1927-28, il s’agissait pour lui d’explorer ses obsessions les plus intimes. Mais le véritable corps à corps avec lui-même et le monde ne devait intervenir qu’avec L’âge d’homme. «Je me résignais mal à n’être qu’un littérateur » écrit-il dans la préface intitulée: De la littérature considérée comme une tauromachie. Dès lors, « mettre à nu certaines obsessions d’ordre sentimental ou sexuel, confesser publiquement certaines des déficiences ou des lâchetés qui lui font le plus honte, tel fut pour l’auteur le moyen (...) d’introduire ne fût-ce que l’ombre d’une corne de taureau dans une œuvre littéraire ».Ce désir d’authenticité, comparable à celui du torero à l’instant de vérité, s’exprime d’abord dans L’âge d’homme par la métaphysique de l’enfance et la fascination du suicide. Suicide qui ne cessera de poursuivre Leiris et dont on trouvera dans Fibrilles une analyse minutieuse, car avoue-t-il, cela aura été « dans le cours de mon existence à peu près sans cahots, le seul risque majeur que j’aurai osé prendre » Ce qui frappe d’ailleurs, tout au long des essais autobiographiques, c’est la nécessité d’élever, grâce à l’écriture, une vie « normale » et « moyenne » à la hauteur d’un destin. Exercice périlleux où l’individu s’habite tout autant qu’il se détruit... Sur la corde raide, ce qui sauve le poète, toujours restent la « joie » de la littérature, et malgré toute la défiance qu’il peut avoir à son égard la sensualité du mot dont il se nourrit. Leiris ne s’est-il pas lui-même défini, dans Biffures, comme un « mangeur de langage ? » L’âge d’homme jette donc «Les fragments du cadre » dans lequel va se dérouler la quête inépuisable de l’écrivain. Séduction des allégories, de l’hermétisme, des analogies, des images... C’est pourquoi Leiris cernera le passage du « chaos miraculeux de l’enfance à l’ordre féroce de la virilité » à l’intérieur des bordels, des musées, de l’arène de l’acte amoureux, de l’œil cher à Bataille, de l’organe sexuel féminin, dans la chair et l’hostie, dans le corps de Lucrèce, femme blessée ou châtiée, dans celui de Judith, femme dangereuse, en un mot, dans la mort. Instant suprême qu’il compare au spasme sexuel, à la « tristesse bien connue d’après le coït. » Toutes ces fictions font figure de mythes, et cela suffit à montrer combien la démarche autobiographique de Leiris s’écarte de la « simple » psychanalyse. « Que les explorateurs modernes de l’inconscient parlent d’Oedipe, de castration, de culpabilité, de narcissisme, je ne crois pas que cela avance beaucoup quant à l’essentiel du problème (qui reste selon moi apparenté au problème de la mort, à l’appréhension du néant et relève donc de la métaphysique). » Brisant les frontières du moi, Leiris fait revivre, pour reprendre l’expression de Maurice Nadeau, « les mythes particuliers, collectifs ou ancestraux qui ont commandé son action. » L’extraordinaire dans la lucidité de l’homme et de l’écrivain, c’est qu’ils ne cèdent pas à la facilité. Le métaphysien, voire le mystique, qui s’abreuve de rituels, d’orgie, de fête et de possession, sait aussi qu’il n’est qu’une «sale petite gueule de petit bourgeois » et que sa « vie est plate, plate, plate. » Ce qui rend d’autant plus impensable le projet d’en faire « la règle du jeu », le « sujet » du livre, de tous les livres ! Mais la corne du taureau guette toujours. « Tout ça c’est de la littérature. » Cette élaboration précise, maniaque, d’une vie-fiction, sur laquelle on revient avec de multiples détours, de longues phrases qui tentent de dire la totalité de l’individu, avec une vertigineuse minutie, débouche sur le doute, constant. Dans Fibrilles, Leiris parle même d’un « bricolage stérile sur la rhétorique et la morale. » Finalement, le désir de tout dire n’aboutit-il pas à de bien minces certitudes, et ne faut-il pas se résigner au silence si l’on est incapable «d’inventer de belles fictions », si l’on n’arrive plus à « rien trouver dans (sa) vie qui vaille d’être raconté. » Ce qui domine, c’est l’obsession de la mort, et écrire, c’est lutter contre la mort. On a beau « organiser » sa parole intérieure, il demeure une distance insaisissable entre le propos et l’intention, entre le vécu et le langage, la réalité et la fiction. Affamé d’absolu, l’écrivain ne peut que constater, plus il y travaille, la « béance de l’écrit». La règle d’or qui serait en même temps art poétique et savoir-vivre est impossible comme le révèle Frêle bruit, le dernier livre de la série. Mais avant d’en arriver là, Leiris essayera de vaincre le solipsisme qui, toujours, lui a donné mauvaise conscience. Il est vrai qu’« on ne parle pas tout seul», jamais. Et le dialogue commence avec soi-même, puisque l’œuvre se modelant au fil des volumes transforme aussi son auteur. Cette ouverture vers l’autre, l’écrivain la trouvera, partiellement, dans l’ethnologie. «Passant d’une activité exclusivement littéraire à la pratique de l’ethnographie, j’entendais rompre avec les habitudes intellectuelles qui avaient été les miennes jusqu alors et, au contact d’hommes d’autre culture que moi et d’autre race, abattre des cloisons entre lesquelles j’étouffais et élargir jusqu ’à une mesure vraiment humaine mon horizon. » Pourtant, même cette science n’est pas totalement satisfaisante. L’humaniste Leiris est alors tenté par le communisme. Mais après l’intervention soviétique à Budapest, approuvée même par la Chine en laquelle Leiris plaçait un immense espoir, le doute s’installe aussi dans ce domaine. Analysant longuement ses espérances et ses déceptions, prisonnier d’un sentiment de culpabilité inexpugnable, l’écrivain doit se contenter d’admirer en Aimé Césaire la combinaison à laquelle il ne peut atteindre, celle de l’artiste et du militant, et continuer à croire, naïvement — il le sait —, en l’avenir d’un communisme « déstalinisé ». La leçon de ce Montaigne moderne, si leçon il y a, c’est que « la littérature doit aller quelque part, » tendre vers, même si ce quelque part est nulle part. Renouvelant totalement l’art de la confession, le genre de l’autobiographie, à travers les méandres d’une écriture au style classique et proustien à la fois, dans son double souci de précision, de ciselage de la phrase, et de déroulement des mots, des séquences selon un temps, un tempo intérieur, Leiris réussit effectivement à créer du mythe, y compris, comme c’est le cas dans Frêle bruit, quand le moment est venu de reconnaître la vanité de l’entreprise.« Si, boucle bouclée, nous devons retourner au néant, d’où nous étions partis, n’est-ce-pas un zéro — serpent se mordant la queue ou chemin de fer circulaire — qui résume toute la vie ? Seul problème : gribouiller à l’intérieur du cercle quelque chose qui noircisse son blanc, change son vide en plein et fasse de son lac sans fond une île ... Mais que gribouiller, alors que ce zéro veut dire qu’il n’existe rien qu’on puisse prendre pour point d’appui ?» Montaigne cède la place à Nietzsche, le «casseur de morale et le ratiboiseur d’idoles. » Curieusement, dans une giclée de sang, une « déflagration de matière grise », une « ultime vomissure », Leiris semble retrouver les obsessions de la surréaliste Aurora. Le langage se libère. La rhétorique cède la place au flou, à l’irrationnel, au baroque. La recherche de principes unifiants, totalisants, d’une vie et d’une œuvre, est remplacée par la multiplication des effets, « explosion d’aphorismes, phrases ou petits groupes de phrases qui disent beaucoup en peu de mots et maintiennent à l’incandescence la matière grise en œuvre ». La révolution, tant souhaitée, frôlée, caressée, n’est plus étrangère à la poésie, à la littérature. Au contraire. « L’alchimie en chambre » contribue à « l’alchimie planétaire. » Leiris garde sa mauvaise conscience d’intellectuel qui chante la Révolution sans rien faire pour elle, mais ce qui l’emporte enfin, c’est l’utopie. Il faut « ne rien pétrifier. Ne rien glacer. Contester sans relâche. » Leiris chante Mai 68, l’anarchie, la non-violence (quand bien même serait-elle une démission). Néanmoins, il serait naïf de croire que la conclusion à La Règle du Jeu fournit des réponses satisfaisantes à toutes les questions posées de Biffures à Fibrilles. Leiris sait bien qu’il est voué, condamné à naviguer d’un « excès » à l’autre : du jeu à la définition rationnelle, et que la marge est étroite. Mais l’intérêt de l’acte d’écriture n’est-il pas précisément de biffer au fur et à mesure que l’on croit avancer ? Il est remarquable que Leiris finisse par retrouver la poésie / mémoire, les miroirs surréalistes de son origine. Il n’aura donc jamais cessé, aussi discursif et rhétorique qu’il ait voulu être, de manger du mot. Mais ce qui frappe, dans cet ultime ouvrage, c’est le retour à la troisième personne, comme si parvenu au terme de son itinéraire, le « romancier » renouait avec la fiction, avec l’écart du « il », qui concrétise le « je raconté » de l’autobiographie mythique. Le décalage, le doute, la part rebelle, — à savoir « la certitude d’être appelé à mourir », est inefficace, aussi puissant et assuré soit le mot d’ordre « changez la vie », terreau sur lequel s’enracine la poésie. En dépit de ces dernières tergiversations, signe d’une résistance suprême à l’infertilité et à la complaisance, le langage regagne ses vertus poétiques et fantasmatiques. L’œuvre n’est pas seulement un reflet complaisant, elle crée l’acte, le temps et le mythe. N’est-ce pas le but que Leiris recherchait ? En ce sens, un poème qui intervient comme une illumination fugace dans Frêle bruit marque bien cette victoire de la poésie sur le vide, le manque, le silence, qui ne cessent pourtant de menacer :

« Pleurer bleu, rire jaune, rager rouge, Aimer violet, indigo, vert orangé, Rêver blanc, Crier noir. »

Michel Leiris nous aura donc enseigné, malgré son scepticisme (et sans doute est-il crédible à cause de ce scepticisme), la beauté du fantasme, le plaisir du texte, la lucidité (aussi destructive soit-elle), — l’alchimie du verbe. Oeuvre nécessaire, vitale à notre modernité où l’écrivain, plus que jamais, doit apprendre à imaginer la Mort. Quel hommage plus grand rendre à cet écrivain singulier que de citer à son sujet cette phrase de Malcolm Lowry : « une vie d’homme est une fiction qu’il invente à mesure qu’il progresse. »

► Bibliographie

Essais autobiographiques, tous publiés chez Gallimard. L'âge d'homme, précédé de La littérature considérée comme une tauromachie, 1946 ; La régie du jeu, I ; Biffures, 1948, Il ; Fourbis, 1955, III ; Fibrilles, 1966, IV ; Frêle bruit, 1976.

Roman

Aurora, 1946, Gallimard, rééd. coll. l'imaginaire, 1977, Gallimard.

Poésie

Simulacre, 1925, Galerie Simon ; Le Point Cardinal, 1927, Sagittaire ; Tauromachie, 1937, G.L.M. ; Glossaire, j'y serre mes gloses, 1940, Galerie Simon ; Haut Mal, 1943, Gallimard ; Bagatelles végétales, 1956, Jean Aubier ; Vivantes cendres, innommées, 1961, Jean Hugues ; Nuits sans nuit, 1961, Gallimard ; Marrons sculpés pour Mira, 1961 Edwin Engelbertz ; Esthétique, ethnologie L'Afrique fantôme, 1934, Gallimard ; Miroir de la tauromachie, 1938, G.L.M. ; André Masson et son univers, 1947, Trois Collines, en collaboration avec Georges Limbour ; La langue secrète des Dogons de Sanga, 1948, Travaux et Mémoires de l'institut d'Ethnologie de Paris, Soudan Français ; Race et Civilisation, 1951, Unesco ; Contacts de civilisation en Martinique et en Guadeloupe, 1955, Gallimard ; balzacs en bas de casse et picassos sans majuscules, 1957, Galerie Louise Leiris ; La Possession et ses aspects théâtraux chez les Éthiopiens de Gondar, 1958, Plon ; Brisées, 1966, Mercure de France ; Afrique noire. La Création plastique, 1967, Gallimard, collection l'Univers des formes, en collaboration avec Jacqueline Delange ;

Etudes

Michel Butor .Une autobiographie dialectique, dans Répertoire /, 1960, Éditions de Minuit ; Maurice Nadeau : Michel Leiris ou la quadrature du cercle, 1963, Julliard, coll. Les Lettres Nouvelles ; J.B. Pontalis : Michel Leiris ou la psychanalyse interminable. Les Temps Modernes, 1955, n° 120-121, repris dans Après Freud, 1971, Gallimard, coll. Idées ; Philippe Lejeune : Lire Leiris — autobiographie et langage, 1976, Klincksieck.




♦ «On admirera... l'honnêteté sans exemple avec laquelle Leiris mène son entreprise et son refus de résorber les antinomies entre vie et mort, mythe et réalité, travail et parole, le langage littéraire et la prose des jours, ce qui assure à ses écrits leur tension incomparable. » J. B. Pontalis.

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