Maine de Biran: Imagination
Imagination
• Dans ses premiers mémoires sur l’habitude Biran sépare deux modes de reproduction des perceptions : un mode actif que Biran nomme mémoire et un mode passif qu’il appelle imagination « parce qu’il s’applique principalement aux images de la vue ». Si la mémoire est toujours un effort, l’imagination se caractérise elle par une « production spontanée d’images » exaltant des forces sensitives ou exaltée par elles (I, 155). Cependant, associé à l’effort, Biran montre que l’imagination favorise par ses habitudes notre faculté représentative. A partir du mémoire sur la décomposition de la pensée, imaginer signifie représenter d’une manière objective : «faculté d’imaginer ou de se représenter les choses du dehors» (E, 62). Du fait de sa nature représentative, l’imagination se trouve être charnière entre les intuitions organiques et les représentations psychologiques, entre « la faculté spontanée d’intuition » qu’on trouve chez tous les animaux et la perception objective dont l’homme seul est capable. L’imagination peut donc se définir comme la faculté médiate entre notre organisation intérieure et notre activité de pensée, entre l’agrégation spontanée des perceptions passives organiques (image intuitive) et la combinaison active des résultats de nos perceptions volontaires (image objective) : « L’imagination ou la faculté d’intuition interne, forme pour ainsi dire le lien des deux natures, ou si l’on aime mieux des deux sortes d’éléments qui constituent l’homme double » (duplex in humanitate) (RPM, 147) ; (E, 434, note).
•• Dans la première philosophie de Biran, l’imagination est considérée « comme une modification de la sensibilité propre de l’organe cérébral » (I, 158). Contrairement à ce qui se passe dans l’organe sensoriel en lequel la trace d’une impression passée et une impression actuelle ne peuvent persister ensemble, dans le cerveau, du fait d’une propriété vibratoire semblable à celle qu’on trouve en l’œil, les impressions sensorielles successives sont conservées au fur et à mesure, fixées et réunies. L’influence sur notre faculté perceptive de ce « centre unique qui reçoit, combine, transforme, échange » les produits répétés de chaque sens est importante. Biran met longuement en évidence les effets des habitudes de l’imagination associée à « l’exercice uniforme et répété de notre faculté perceptive » (I, 204). Il considère à cette époque que les idées sont des images et voit alors trois avantages à l’imagination : l’imagination spatialise le temps, elle rend simultané ce qui est successif ; l’imagination compose le divers, elle synthétise les séries d’impressions et procède par mise en tableaux, au point qu’une seule impression fait renaître toute la composition ; l’imagination crée un ordre causal fixe de priorité et de postériorité, elle retrace les impressions dans l’ordre même où elles se sont produites, introduit un ordre dans la nature ainsi qu’une curiosité stimulante pour tout ce qui semble lui échapper.
En ceci elle perfectionne notre pensée représentative puisqu’elle facilite la saisie instantanée d’une multitude de qualités, qu’elle est capable, à partir de la moindre apparence d’un objet perçu, « de restituer ses formes, ses dimensions, presque toute sa clarté première », et enfin, qu’elle contribue à ordonner la nature. Un individu embrasse donc toujours plus que ce que ces sens ne lui montrent : le mérite en revient à l’imagination. De ce point de vue, impossible de nier « une influence si marquée sur les progrès et l'extension de notre faculté perceptive » (I, 183). Mais l’imagination a aussi des habitudes sensibles négatives lorsqu’elle n’est plus liée à la représentation. Indépendante de la volonté, livrée à la spontanéité de ses associations, elle crée maintenant « des idées ou plutôt des fantômes vagues et indéterminés se ralliant à des êtres chimériques ou réels » et produit superstitions, illusions, erreurs, « folies bizarres ou atroces de l’esprit », croyances de toutes sortes, idoles, délires mystiques (I, 204-205). Par un usage abusif des termes généraux de la langue, « termes appellatifs et métaphoriques », l’imagination procède par analogie, généralisation, métaphorisation, fait passer du concret à l’abstrait, du propre au figuré, enchaîne l’esprit dans de vaines constructions philosophiques, dans des conceptions vides. Notre humanité peuplée de démons et de chimères, en sa part ignorante, noire et terrifiée, sort droit de l’imagination livrée à elle-même.
••• Après les mémoires sur l’habitude, l’imagination est prise pour le symbole de l’analyse physico-physiologique dans la science de l’homme. C’est pourquoi Biran revient dans l’Essai sur la place de l’imagination dans sa première philosophie : « J’étais dans l’âge où, l'imagination prédominant sur la réflexion, veut tout attirer à elle. Prévenu pour les doctrines qui mettent l’entendement en images, je croyais pouvoir étudier la pensée dans les mouvements du cerveau » (E, 4). Il attribue cette erreur à la surestimation de la vue dans ce premier système en quoi a consisté aussi toute l’erreur de la métaphysique depuis Platon. Car, « la vue est éminemment le sens qui compose ; c’est par là qu’il est celui de l’imagination » (D, 195). « La vue est le sens particulier de l’imagination, et c’est précisément parce qu’il a usurpé une sorte de domination sur toutes les facultés, par la continuité et la facilité de son exercice, que nous avons d'autant moins de dispositions à réfléchir, à apercevoir, à reconnaître ce qui est en nous, ou ce qui est nous, que nous en avons davantage pour représenter, imaginer et reconnaître ce qui est dehors » (E, 194). Bien des philosophies n’ont conçu l’intelligence qu’au travers de la représentation passive de la vue, en particulier les idéalistes. Du fait de la vibratilité propre à l’organe de la vue, la même image demeure présente et se reproduit spontanément après un intervalle de temps, si bien que « l’effet de représentation est toujours égal à lui-même, la copie se confond à l’original, l’illusion avec la réalité » Mais, demande Biran, « où est ici le type original et réel ? » (D, 193). Les idéalistes ne pouvaient mieux choisir que la vue pour déréaliser le monde. Contre l’histoire la psychologie et celle de la philosophie, la pensée doit chercher à retrouver la source réelle des idées, non dans les images, mais dans les actes du sujet ; car « l’histoire de la psychologie nous prouve par une multitude d’exemples, que la faculté de l'imagination, toujours prédominante même chez les philosophes, les porte sans cesse à exclure du champ propre de la connaissance tout ce qui ne rentre pas directement dans son point de vue et ne peut se plier à ses lois » (E, 62). Dans l'Essai, Biran considère que certaines sensations ont ainsi une « partie perceptive » qu’il faut distinguer « sous le titre d’intuition, en la considérant dans son état de simplicité native, avant même son union avec le moi, confondue d’abord avec l’affection qui l’absorbe et l’offusque. Cet élément intuitif ressort de l’impression générale à mesure que celle-ci perd son caractère affectif ou excitatif par l’influence de l’habitude » (E, 315). Ces sensations à prédominance perceptive plutôt qu’affective obéissent à la loi de l’habitude qui veut que par la répétition, « moins nous les sentons, mieux nous les percevons » (I, 163). Toutefois, reste à savoir ce qui se représente sans le moi en elles et pourquoi le moi peut s’y associer plus facilement qu’avec les impressions affectives. Ce qui se représente en chaque sens est la projection dans un espace de la pression d’un corps sur notre corps ou encore « la représentation médiate ou immédiate d’un objet ayant des parties contiguës, distinctes, les unes hors des autres ». (DEA, 251). Les couleurs «se projetant naturellement pour nous dans un espace» peuvent être l’emblème d’un tel processus. « Que l’intuition soit simple comme l’est une seule couleur ou composée comme celle du spectre colorée, toujours y a-t-il des parties contiguës, juxtaposées ou coordonnées dans un espace que le moi est nécessité à mettre hors de lui » (E, 318). Le moi reçoit ainsi cette forme spatiale et il la « reçoit toute formée et en vertu de lois de l’organisme, étrangères à la puissance du vouloir » (E, 316) comme si la couleur était appliquée sur ses yeux ou placée au-devant de lui. L’union du moi à de telles intuitions est rendue plus facile car la matière en jeu est inaffective et a déjà une forme spatiale : « Le moi ne sympathise point avec les intuitions comme avec les affections ; il ne s’identifie jamais avec les premières comme avec les secondes, par cela seul que l’intuition est indifférente et plus ou moins dénuée des modes du plaisir et de la douleur. Elle n’est point sujette comme l’affection à s’exalter spontanément au point d’absorber tout sentiment du moi ; et dès qu’elle s’unit avec lui, elle conserve avec plus d’uniformité et de constance le nouveau caractère de relation qui lui est ajouté » (E, 316).
••• L’intuition est une pièce nécessaire dans l’analyse des facultés pour comprendre la transition entre la sensation passive et la perception active. Comment expliquer, sans cette première représentation objective spontanée, que divers animaux vont atteindre, dès après leur naissance, « l’objet visible approprié par la nature à leur besoin de nutrition » ou, pour nous, ces « formes bizarres » qui se succèdent dans la nuit, ces « images légères et mobiles » qui accompagnent aussi bien les délires que le retour périodique des besoins (Dis, 18) ? Mais plus encore, en faisant de l’intuition la base matérielle de la perception, Biran rend déjà compte de l'emprise majeure de l'image qui va progressivement remonter de la vie organique vers toutes les facultés intellectuelles (A, 148) : « L’intuition peut [...] exprimer très bien tout ce que l’âme voit et perçoit spontanément, en elle ou hors d’elle, sans effort de sa part ou sans acte aperçu, soit que cet effort ne s’exerce pas réellement, soit qu’il se confonde avec le résultat composé du mode sensible et de l’effort de manière à ne pouvoir s’en distinguer dans la conscience » (A, 152). Cette confusion de l’effort avec l’image ou le résultat représentatif de la perception sera source de tous les dangers parce que la philosophie et la psychologie feront aussi de la pensée une image et une représentation d’objet.
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