Louis Aragon
Louis Aragon (Louis Andrieux à l’état civil) est né à Paris le 3 octobre 1897. C’est un enfant naturel, ce que sa mère tentera longtemps de dissimuler en le présentant non comme son fils, mais comme son petit frère. Il sera, comme Jean-Paul Sartre, marqué durablement par sa bâtardise. Il « écrit » ses premiers textes à six ans, et s’éprend de poésie à huit. A partir de douze ans, il lit Gorki, Dickens et surtout Barrés. Bachelier, il entreprend en 1916 des études de médecine, devient externe des hôpitaux de Paris, puis est mobilisé l'année suivante dans les services de santé. En 1917, il suit des cours de médecin-auxiliaire au Val-de-Grâce, où il fait la connaissance d'André Breton. Croix de guerre 1914-18. Il abandonne ses études de médecine, publie ses premiers écrits en 1917-18 dans diverses revues d'avant-garde (le Film, Nord-Sud, Sic, etc.) et fonde lui-même, avec André Breton et Philippe Soupault, la revue Littérature en 1919. Aragon publie en 1920 son premier recueil de poèmes, Feu de joie, et en 1921 son premier roman, Anicet ou le Panorama. La revue Littérature se joint bientôt au mouvement Dada et sera à l’origine du surréalisme. Avec ses amis, Aragon crée en 1924 une nouvelle revue, la Révolution surréaliste, publie la même année Une vague de rêves (il s'agit d'une première définition du surréalisme, antérieure au Manifeste de Breton), et en 1925 le Paysan de Paris. Déjà, ce roman déconcerte ses amis surréalistes... En 1927, il adhère au Parti communiste français et fait un peu plus tard — le 6 novembre 1928 exactement — la rencontre capitale de sa vie : celle d'Elsa Triolet, belle-sœur de Maïakovsky. Quelques mois auparavant, Aragon avait tenté de se suicider à Venise, au terme d'une liaison orageuse avec Nancy Cunard. Souvenir vite effacé : Aragon et Elsa Triolet ne se quitteront plus. Il lui dédiera en 1934 son roman les Cloches de Bâle en ces termes : « A Elsa Triolet, sans qui je me serais tu », et la célébrera dans ses poèmes avec une constante ferveur. En 1931, Aragon rompt avec les surréalistes et entre à la rédaction de l’Humanité, au retour d'un voyage en URSS où il a assisté, en compagnie de Georges Sadoul, à Kharkov, au Deuxième Congrès des écrivains révolutionnaires. C’est le début de (d'affaire Aragon », qui agite l'intelligentsia pendant des mois et prélude aux futures activités politiques de l'écrivain, qui seront, dès lors, de plus en plus nombreuses. Aragon fait deux nouveaux voyages à Moscou, et traverse avec Elsa une période matériellement difficile: il vend aux couturiers des colliers confectionnés par sa compagne. En 1933, il fonde avec Paul Vaillant-Couturier la revue Commune et entre à la direction de l'Association des Écrivains et Artistes révolutionnaires ; deux ans plus tard, il rejoint le secrétariat de l'Association des écrivains pour la défense de la culture. En 1936, Aragon obtient le prix Théophraste-Renaudot pour les Beaux Quartiers, le second roman du cycle le Monde réel. En 1937, il organise à Barcelone le Deuxième Congrès de l'Association internationale des écrivains et fonde avec Jean-Richard Bloch le quotidien Ce Soir, dont il assumera la direction jusqu’à l’interdiction du journal, fin août 1939, à la suite d’un éditorial favorable au pacte germano-soviétique. Il est mobilisé pendant la guerre de 1939-40 dans le service de santé des chars, est fait prisonnier et dès sa libération rejoint les mouvements de la Résistance en zone sud. Croix de guerre 1939-40 et médaille militaire. Le ministre de la Guerre le félicite en 1940 pour avoir mis au point une clef permettant de dégager rapidement les blessés des chars. Entre 1940 et 1944 ses écrits — parfois signés des pseudonymes François la Colère, Arnaud de Saint-Roman ou Georges Meyzargues mettent la poésie au service du combat contre l’occupant, notamment le Crève-Cœur, Brocéliande, les Yeux d’Elsa, En français dans le texte, le Musée Grévin, Je vous salue ma France, Neuf chansons interdites. Ses textes et ses activités dans la Résistance intellectuelle le porteront à la présidence du Comité national des écrivains. Pendant les années d’occupation, il épaule Pierre Seghers dans l ’entreprise des Poètes casqués, de Poésie 40, Poésie 41, etc., écrit sur Matisse, Saint-Pol Roux, Gabriel Péri..., poursuit simultanément la composition d’un recueil de poèmes, la Diane française, qui paraîtra après la Libération, et d’un roman sur la IIIe République, Aurélien. Il s'agit du quatrième tome du Monde réel, cycle que compléteront entre 1948 et 1951 les six volumes des Communistes. Aragon reprend la direction de Ce Soir en 1947 (jusqu ’en 1953), est inculpé en 1948 à la suite d’informations publiées dans son journal et se voit retirer ses droits civiques pour une période de dix ans. En 1953, il devient directeur des Lettres françaises ; il le restera jusqu ’à la suspension de l’hebdomadaire, en 1972. Son œuvre continue de se partager entre la poésie (le Fou d’Elsa, les Yeux et la mémoire le Roman inachevé..) et le roman (la Semaine sainte, Blanche ou l’oubli, Théâtre-Roman...) Élu membre du Comité central du Parti communiste en 1954 (dont il était suppléant depuis 1950), il reçoit en 1958 le Prix Lénine international de la Paix. Il participe alors au combat, relancé par les événements algériens, contre le colonialisme français, intervient avec les Lettres françaises dans les débats sur la déstalinisation, et fait connaître dans notre pays les différents courants de la littérature soviétique. Il collabore en 1962 avec André Maurois à une Histoire parallèle des Etats-Unis et de l’URSS, et est fait l’année suivante docteur honoris causa de l’Université de Prague. En 1964, il défend la conception d’un « réalisme sans rivages », avec son ami Roger Garaudy qu ’il ne soutiendra cependant pas lors de l’exclusion du P.C. de celui-ci, six ans plus tard. Élu membre de 1’Académie Concourt, en 1967, Aragon en démissionne l’année suivante avec éclat — le prix Concourt ayant été attribué à Bernard Clavel plutôt qu ’à son propre favori François Nourissier. Dans les Lettres françaises, ses interventions en faveur des intellectuels tchèques et soviétiques censurés, emprisonnés ou interdits se multiplient. L'œuvre d'Aragon est offerte à la suspicion publique dans les pays de l’Est, son journal est suspendu en 1972, et il reçoit en compensation la même année un nouveau Prix Lénine. Depuis la publication en 1969 de son autobiographie littéraire (Je n’ai jamais appris à écrire ou les Incipit) et la mort d’Elsa Triolet en 1970, Aragon a surtout consacré son temps à rassembler, avec l'aide du poète Jean Ristat, l’édition complète de ses œuvres et de celles de sa compagne. Victime d’un accident de la circulation en 1975, il a sensiblement réduit ses activités et ses apparitions. En 1977, il a fait don de ses manuscrits et de ceux d’Elsa Triolet au C.N.R.S. — ce qu 'aucun écrivain n 'avait jamais fait — ouvrant ainsi de nouvelles perspectives à la recherche scientifique... et à la critique littéraire. « Victor Hugo, hélas... » répondit André Gide lorsqu’on lui demanda qui était selon lui notre plus grand écrivain. Ce fameux « hélas », ce soupir rancunier qui ravale presque le compliment, on pourrait le pousser aujourd’hui à propos d’Aragon, et peut-être avec plus de raison. Oui, Aragon est peut-être le plus grand écrivain français contemporain, tant le style de ses poèmes et de ses romans — ceux du Monde réel en particulier — respire la grâce et la facilité. Jamais écrivain n’a donné dans son art pareille impression d’aisance et d’amoureuse complicité avec les mots, même quand les circonstances — et elles n’ont pas épargné la génération d’Aragon — imposaient à l’écriture de perdre un peu en invention ce qu’elle avait le devoir de gagner en efficacité. Seulement, ce génie spécifique de la forme a valu à l’auteur d'Aurélien plus d’allégeance verbale que d’admiration réelle. C’est peut-être le destin des « écrivains-nés » que de provoquer sur leur nom plus de méfiance et de politesse qu’un véritable engouement... On lui reprocha donc, en littérature, une certaine volonté de plaire et une préciosité distante, et plus tard, en politique, « une tyrannie suspicieuse, exigeante et interminablement bavarde » (François Nourissier) dans l’exercice de ses responsabilités au Comité national des Ecrivains, puis aux Lettres françaises et aux Editeurs français réunis. Lui-même d’ailleurs ajoute ses propres banderilles à ce paquet de flèches, n’hésitant pas à renier ses premières années littéraires, comme dans ce poème à l’adresse l’Elsa Triolet :
« Va ! tu n ’as rien perdu de ce mauvais [jeune homme... Tu ne l’as pas connu cette ombre de [ néant... »
Personne, sur l’Aragon des années 20, ne fut plus sévère que l’Aragon des années 50. Ne lui en déplaise il fut bien pourtant, pendant sa période surréaliste, un « habile détecteur de l’insolite » (le compliment est d’André Breton), un « Aladin occidental » (le compliment est de lui-même, dans le Paysan de Paris), fou d’images, de merveilleux et de scandales, se tenant habilement sur la vague aux moindres ondulations du groupe présidé par André Breton, groupe dont l’histoire, de 1919 à 1932, égrène dans les biographies inlassablement les mêmes mots : ralliement, soirée, bagarre, arrivant, adhésion, distance, saccage (des bureaux des Nouvelles littéraires, en 1925), rupture, éloignement, réunion, suicide, rapprochement, manifeste, tract, exposition, départ... « Trop intelligent » selon Walter Serner et Francis Picabia, « causeur remarquable » selon Adrienne Monnier, la célèbre libraire de la rue de l’Odéon, « extraordinaire compagnon de promenade, esprit étourdissant — y compris pour lui-même » selon André Breton, Aragon se taille alors la réputation d’un jeune homme plaisamment frivole, assez poseur dans l’allure et même très « gants beurre frais ». Ce n’est pas tout à fait encore le temps de la révolte, mais c’est déjà celui de la provocation, qui enflamme Feu de joie, contourne Mouvement perpétuel, élargit la perspective d’Anicet ou le Panorama, roman, colore les Aventures de Télémaque, en crotte enfin le Paysan de Paris. Le Traité du style, publié en 1928, appartient encore à cette période mais annonce entre les lignes les thèmes et les préoccupations des quatre romans du Monde réel (les Cloches de Bâle, les Beaux Quartiers, les Voyageurs de l’impériale, Aurélien). 1928-1931, c’est en effet la charnière : suicide manqué, rencontre d’Elsa Triolet, rupture avec les surréalistes, ces trois événements semblent mûrir en lui sa future adhésion au réalisme romanesque et précipiter son engagement politique dans le marxisme... ce qui fit douter à plus d’un qu’il ait jamais été un véritable croisé de la révolution surréaliste. Mais comme il en venait, il prêta soudainement à un nouveau reproche : celui de rendre son bouclier à Breton, pour mieux s’épater dans l’aisance dix-huitiémiste du roman traditionnel et bourgeois. Plus lucide que méchant, Maurice Nadeau écrivit : «En dépit de ses croyances politiques, Aragon peut passer pour un excellent romancier bourgeois. » Mais les croyances politiques d’Aragon n’appelaient-elles pas précisément le retour aux sources de la langue et aux rhétoriques éprouvées, pour une meilleure lisibilité ? Lui, le casseur ganté du beau langage, mit donc un peu de mastic sur ses méfaits de jeunesse, et décida : « La rime reprend sa dignité, parce qu’elle est l’introductrice des choses nouvelles dans l’ancien et haut langage qui est à soi-même sa fin, et qu’on nomme poésie. Alors la rime cesse d’être dérision, parce qu'elle participe à la nécessité du monde réel, qu'elle est le chaînon qui lie les choses à la chanson, et qui fait que les choses chantent... » La rime reprend, la rime cesse ... Rarement un écrivain aura plus subtilement expliqué que s’il tournait la veste, c’était parce que l’époque l’avait fait avant lui. Aragon aima un peu moins Jarry, un peu plus Agrippa d’Aubigné, renia Dada et s’enveloppa dans la bure des poèmes médiévaux. Il est vrai que l’an 40 carillonnait déjà la défaite, et qu’il urgeait donc d’être un peu troubadour pour ne pas désespérer la France : « Jamais peut-être faire chanter les choses n’a été plus urgente et noble mission à l’homme, qu’à cette heure où il est plus profondément humilié, plus entièrement dégradé que jamais. » L’œuvre d’un Sartre, chronologiquement, revendique un continuel dépassement. Celle d’Aragon réclame, au moins au plan du style, c’est-à-dire de l’esprit, le droit à la contradiction. On ne comprend rien à mes livres ni à ma vie, assure-t-il dans Je n’ai jamais appris à écrire, «si oh ne tient pas pour mon roman (entendez : le roman inachevé de ma vie) l’ensemble de démarches contradictoires. » La guerre, il y plongea ses mots et ses mains. Jusqu’à enfiévrer, par tous les moyens possibles, dans toutes les têtes possibles, le désir de vérité, de liberté, de justice et d’amour. Il en sortit vainqueur comme tout le monde et presque statufié, le cœur endurci par le combat, et se mit à écrire des livres pleins d’une noble assurance. Le Monde réel prenait le parti de l’avenir au nom de la nostalgie, les Communistes prirent celui du passé au nom des règlements de comptes. L’analyse sociale du Monde réel fit place à l’expertise comptable des Communistes. Il s’agit bien d’une « reconstitution », comme on en fait avant tout procès. D’où l’effacement volontaire d’Aragon dans cette fresque quasi-journalistique sur la « drôle de guerre » et la chasse aux sorcières... Aragon, il est vrai, n’avait pas encore écrit cette phrase qui, à distance, prend la forme d’un mea culpa : « Jusqu 'ici les romanciers se sont contentés de parodier le monde. Il s’agit maintenant de l’inventer. » Après le laborieux devoir de parodie, le miracle de l’invention se produisit à nouveau en 1958. La Semaine sainte, ce n’est pas seulement la lecture romanesque d’un fait historique (comment les troupes de Louis XVIII tentèrent de s’opposer, en 1815, à la marche de Napoléon de retour de l’île d’Elbe), c’est déjà l’introduction du mensonge, ou plutôt du Mentir-vrai, dans la création : « Ce qui est menti dans le roman libère l’écrivain, lui permet de montrer le réel dans sa nudité. Ce qui est menti dans le roman est l’ombre sans quoi vous ne verriez pas la lumière. » La Semaine sainte annonçait en cela la Mise à mort et surtout Blanche ou l’oubli, qui est tout à la fois roman et interrogation sur le roman, et que d’aucuns considèrent comme le meilleur, le plus libre et le plus moderne des livres d’Aragon. Nous n’avons rien dit de l’amant : il est de toutes les époques et a entendu la leçon d’Arnaud Daniel, inventeur du « clus trover » — l’art fermé, l’art de tenir sous un discours clair un autre discours caché — qui permettait aux poètes « de chanter leurs Dames en présence même de leur seigneur »... et sans se trahir. La poésie amoureuse d’Aragon est hermétique en ce même sens qu’elle est à la fois lumineuse toujours et de quelque façon clandestine : c’est contre Vichy, contre la Wehrmacht, contre la guerre froide et le colonialisme, contre les illusions de la célébrité, contre ses propres contradictions, qu’Aragon inlassablement a chanté un nom, un seul, pendant près d’un demi-siècle. Elsa. Il en a rajouté, a-t-on dit encore avec une impudeur vacharde, dans la béatification d’Elsa. Mais le silence, mais l’oubli et la mort, contre lesquels il n’a jamais lancé que ces quatre lettres fragiles, n’en ont-ils pas rajouté plus encore dans la menace; avec les sédimentations de l’âge ? Il n’est d’Aragon que d’Elsa.
ARAGON Louis 1897-1982 Né à Paris d’un père qui ne voulut pas le reconnaître, il vit l’étrange dès l’enfance puisque sa mère, vingt ans durant, se fera passer pour sa sœur. Etudes, sans l’avoir voulu, de médecine, qui le font servir pendant la guerre comme médecin. Entre-temps il est devenu dadaïste et, en 1919, fonde avec Breton et Soupault une revue: La Littérature. Avec eux, il évoluera progressivement de dada au surréalisme. Jusqu’en 1927, date à laquelle il adhère au parti communiste, il produit des œuvres en prose importantes (Le Paysan de Paris 1924-1926) et des poèmes, d’inspiration surréaliste: Feu de Joie (1919), Le Mouvement perpétuel (1925). Suivent des voyages à travers l’Europe, sa rencontre avec Elsa Triolet, en 1928, la découverte de l’U.R.S.S., en 1930, la rupture avec les surréalistes, qui est consommée en 1932. De cette période datent: Le Traité du Style et un recueil de poèmes: La Grande Gaieté (1929). A partir de 1933 il s’attache à l’analyse de la France bourgeoise entre 1890 et 1940 dans Les Cloches de Bâle, Les Beaux Quartiers, Le Voyageur de l’impériale, qui sont des romans, et collabore à l'Humanité. Un recueil de poèmes publié en 1934 dit bien ses préoccupations: Hourra l’Oural! Dès la démobilisation, en 1940, il se lance dans la résistance en constituant, en zone sud, des réseaux d’intellectuels; parallèlement il compose un grand nombre de poèmes où il chante Elsa et aussi les misères de la France (Le Crève-cœur, 1941; Le Musée Grévin, 1943; La Diane française, 1945; Neuf Chansons interdites, 1944; Cantique à Elsa, 1941; Les Yeux d’Elsa, 1942); durant cette période féconde il rédige aussi Aurélien, un roman qui paraît en 1945. Les turbulences politiques de l’après-guerre l’affecteront beaucoup sans qu’il renonce à ses options antérieures (épuration, guerre froide, écrasement de Budapest); il publie, en 1949, Les Communistes, le dernier roman de la série commencée en 1933, et plusieurs recueils de poèmes: après Le Nouveau Crève-cœur (1948) viennent Les Yeux et la Mémoire (1954), Mes Caravanes (1954), et, en 1956, Le Roman inachevé. Son roman La Semaine sainte rencontre, en 1958, un vif succès, tandis que les poèmes de Elsa (1959), Les Poètes (1960), Le Fou d’Elsa (1963) trouvent un vaste écho populaire. Tout en dirigeant les Lettres Françaises, Aragon réunit la documentation pour une Histoire d’U.R.S.S., publie tant poèmes (Il ne m’est Paris que d’Elsa (1964), Voyage en Hollande (1965), Elégies à Pablo Neruda (1966), que romans (La Mise à Mort) et récit (Blanche ou l’Oubli). Elsa Triolet meurt en 1970; Aragon, sur la fin de sa vie, retrouvera les élégances ambiguës de sa jeunesse, se fera beaucoup voir à Saint-Germain des Prés, alors en perte de vitesse, aux Halles, qui commencent à devenir à la mode. Mais avant de mourir à l'âge de quatre-vingt cinq ans, il aura donné un ultime recueil, bien nommé Les Adieux (1982). Par la variété et l'intensité de son talent et de ses dons, l'ambiguïté de ses engagements, sa longévité, le nombre des mouvements esthétiques auxquels il a participé (et leur importance), Louis Aragon occupe une place importante dans la vie littéraire du siècle. Dans son œuvre poétique, à la fois savante et simple, qu'elle affecte une forme assez classique avec des souvenirs de Ronsard et Villon ou qu'elle se libère en versets lyriques, scintillent pour jamais quelques-uns des beaux poèmes d'amour de notre langue.
Poète et romancier, né à Neuilly-sur-Seine. À vingt ans, alors qu’il prépare sa médecine à l’hôpital militaire du Val-de-Grâce (en 1917), il fait la connaissance d’André Breton. Avec lui et Soupault en 1919, c’est-à-dire encore au temps du dadaïsme, il fonde la revue Littérature qui, sous leur triple influence, va détourner l’anarchisme « dada » vers La Révolution surréaliste (titre de leur nouvelle revue à partir de 1924) : dès lors, il ne s’agit plus de nier le monde mais de le faire, tel qu’on le désire. Les poèmes juvéniles d’Aragon sont les fruits pleins de saveur et de couleur de cette première période surréaliste (Feu de Joie, 1920, et Le Mouvement perpétuel, 1925), ainsi que deux récits bouffons, Anicet ou le Panorama (1921) et Les Aventures de Télémaque (1923). Quant au Paysan de Paris (1926), c’est la définition même du jeune Aragon ; pour ce moderne Merlin mâtiné de Restif, la sempiternelle « nature » que de pieux rimeurs ont cantonnée dans le ciel étoilé, ou dans les prés semés de vaches, est partout, jusque dans la ville, la ville de tous les jours (les Buttes-Chaumont, par exemple) et de toutes les nuits (le passage de l’Opéra) : Du plus rapide apercevoir une apparition se levait. Je ne me sentais pas responsable de ce fantastique où Je vivais; le fantastique ou le merveilleux [... ] J’y accédais par un escalier dérobé, l’image. Mais voilà qu’en 1927, le poète adhère au Parti communiste. L’année suivante, il rencontre Eisa Triolet, belle-sœur du poète Maïakovski, et lance un pamphlet, le Traité du style (1928) où se voient, d’une part, pris à partie l’ordre « bourgeois », et, d’autre part, tournée en dérision l’« écriture automatique » chère au groupe surréaliste. En 1932, la rupture avec Breton est complète. Bientôt, à son retour d’URSS, Aragon publie les poèmes d’Hourra l’Oural (1934), un de ses livres les plus faibles; et, en 1935, sa nouvelle et très étonnante profession de foi esthétique : l’essai intitulé Pour un réalisme socialiste. Abandon? Provocation? Oui, aux yeux de ses amis surréalistes, et de Breton surtout. Mais non pas à ses propres yeux : pour lui, la révolte contre tout ne saurait avoir la force de jet, ni surtout la précision de visée, que permet, seule, la révolte contre quelque chose. En l’espèce : contre la classe possédante, la bourgeoisie. Il va préciser sa position dans le cycle romanesque du Monde réel (Les Cloches de Bâle, 1934 - où se trouve la phrase souvent citée : La femme est l’avenir de l’homme -, et Les Beaux Quartiers, 1936 ; suivis, en 1942, des Voyageurs de l’impériale). Pendant la guerre, il étonnera tout le monde en méritant, par son action personnelle à Dunkerque, la médaille militaire ; mieux encore, sous le nom de François la Colère, on le verra sous l’Occupation parmi les poètes de la Résistance ; et, sans conteste, il sera le plus direct, le plus populaire (Le Crève-Cœur, 1941; Le Musée Grévin, 1943; La Diane française, 1944). Populaire, il sait l’être aussi bien dans la gouaille des Fêtes galantes que dans la mélancolie des Ponts de Cé, longue (et magistrale) complainte sur une seule rime : J’ai traversé les ponts de Cé, C’est là que tout a commencé... Au même moment, il inaugure avec Les Yeux d’Elsa (1942) la série des recueils dédiés à celle dont la mort seulement le séparera, en 1970. La fidélité n’était certes pas, jusqu’ici, une vertu poétique : les Muses n’avaient-elles pas pour principal attribut cette mobilité ailée qui leur permettait de ne jamais rester deux fois de suite devant le même poète? Aragon, pour sa part, donnera, de 1942 à 1964 (outre Les Yeux d’Eisa) Le Cantique, Les Yeux et la mémoire, Eisa, Le Fou d’Elsa, Il ne m’est Paris que d’Elsa ; et rarement il fut aussi bien inspiré que par ce thème de l’amour unique. C’est par là, et par là seulement, qu’il reste Aragon, c’est-à-dire le même homme que ce jeune homme ébloui, du temps d’Anicet et du Paysan de Paris, doué de cette royale faculté d’apercevoir, de débusquer et de donner une voix au merveilleux quotidien. Le romancier, par contre (plus inégal dans sa puissance de conviction, s’il sait du moins rester égal à lui-même dans sa maîtrise technique), s’est hasardé à donner, après la guerre, un pendant à la série romanesque du Monde réel : les six volumes des Communistes (1949-1951 ; deuxième version, 1967). Mais en matière de romans, ses réussites véritables sont ailleurs. C’est d’abord Aurélien, inclus dans le cycle du Monde réel (1944), que le climat de la Libération - euphorique et momentanément « désengagé » - dotait d’une aérienneté adorable ; Paris y joue une fois de plus, chez Aragon, le rôle d’un personnage poétique ; et la figure féminine de Bérénice y est une inoubliable création. C’est ensuite - réussite plus uniquement extérieure, celle-ci - La Semaine sainte (1958). C’est encore et surtout La Mise à mort (1965), étrange roman, ou bien plutôt confidence ; comme l’est sur un autre plan Blanche ou l’Oubli, 1967, monologue angoissé qui est aussi, nous dit Aragon, un livre sur le roman qui tend à une théorie du roman. En 1980, enfin, il donne un copieux recueil de ses nouvelles, Le Mentir-vrai. Tout le long de son œuvre, en définitive, cet homme qu’on dit versatile (jeune « bourgeois » qui se tourne vers la cause de la classe ouvrière, écrivain d’« avant-garde » qui se tourne vers un mode d’écriture directement accessible) n’a pas démordu de son projet d’enfance : être un poète, c’est-à-dire un homme de mots et de rythme. Un homme de chant - de bel canto, dit-il - plutôt que de dialectique ; un homme d’imagination (si ce n’est d’images, tout simplement) plutôt qu’un homme d’idées. Et, dans tout cela, fidèle à la règle du jeu qu’il avait édictée en sa jeunesse surréaliste : l’emploi déréglé et passionnel du stupéfiant image. Si bien que ce type entre tous célèbre de l’écrivain engagé nous apparaît pour finir sous un éclairage assez paradoxal : alors même que l’engagement, surtout dans le cadre du « réalisme socialiste », ne tolère avec la poésie qu’un mariage de raison, Louis Aragon se paie avec elle le luxe princier d’un mariage d’amour ; pour le plaisir (voir Je n’ai jamais appris à écrire, 1969). Aussi n’a-t-on pu lui adresser qu’un seul grief, qui est son bonheur constant sur le plan de l’écriture, en un mot : son art (et l’on sait comme, aujourd’hui, ce mot est infamant).