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Les séductions de la parole: Don Juan et la séduction

Don Juan : LA FIGURE DE LA SEDUCTION (Les séductions de la parole)


 
Séduire, du latin, « seducere » signifie étymologiquement détourner hors du droit chemin, dérouter.
 
Première représentation de la pièce de Molière (ƚ 1673) en 1665. Sous le règne de Louis XIV.
 
 
1)     Don Juan : dragueur ou séducteur ?


 Drague = technique de pêche à la traîne. Filet pour prendre un maximum de coquillages ou de poissons. Quand une personne se fait draguer, elle est un objet parmi d’autres, interchangeable. En revanche, quand elle est séduite, elle pense que l’autre l’a choisie ou l’aime pour ce qu’elle est, pour elle-même et pas une autre. Autrement dit, il y a quelque chose de l’ordre du fantasme, du désir dans la séduction que l’on ne retrouve pas dans la drague où tous les objets sont remplaçables et de même valeur. Les femmes conquises par DJ pensent, chacune de son côté, être la seule qu’il aime et qu’il désire. Du point de vue des femmes, DJ est un séducteur. De notre point de vue (extérieur au jeu de dupe de la séduction), DJ est un vulgaire dragueur 😉. DJ fait croire à chacune de ses conquêtes qu’elle est l’objet adéquat, complémentaire de son désir, de son être. L’ « objet a » pour parler comme Lacan.
 
2)     La stratégie séductrice de DJ:
 
Stratégie de Don Juan pour séduire :
 
a)      Flatter
 
La parole est persuasive. Flatterie = pouvoir de séduction. Les femmes et les hommes sont toujours sensibles aux éloges qu'on peut faire de leur beauté, de leur mérite, etc. DJ inonde les femmes qu'il convoite sous les compliments les plus nombreux, il feint la passion la plus soudaine. DJ donne le vertige à Charlotte. Cascade d'adjectifs élogieux : « belle », « pénétrants », « agréable », « jolie », « mignon », « beaux », « amoureuses », « appétissantes », « charmante » = accumulation baroque. DJ a compris la secrète ambition de Charlotte : sa vanité et son désir d'ascension sociale.
 
Idem pour M. Dimanche qui est un bourgeois. DJ est un noble, un aristocrate. Différence de classe sociale. M. Dimanche lui aussi succombe à l'entreprise de séduction de DJ. Prisonnier des compliments exagérés de DJ (l'épouse, la fille, le petit garçon, le petit chien ...). Manifestations hyperboliques et hypocrites d'amitié de la part de DJ : il se voit offrir un fauteuil, serrer la main, embrasser, etc.
 
b)     Charmer
 

 DJ = homme beau (?) paré de tous les prestiges, les honneurs de l'aristocrate. Prestance physique et richesse de ses habits, allure noble de son discours. DJ = charmant et charmeur, séduisant et séducteur. Charlotte est éblouie par DJ. Charlotte est subjuguée, charmée et ne voit pas à quel point on se moque d'elle. DJ est tellement excessif, qu'il en paraît sincère, tellement outrancier qu’il paraît authentiquement passionné par elle. DJ fait croire à Charlotte à un coup de foudre, à une passion soudaine, irrépressible. Manipulateur brillant, rhéteur d’exception. DJ veut séduire les femmes et non les forcer, le consentement lui importe plus que la possession. Il ne veut pas tant les prendre mais qu’elles s’abandonnent à lui.
 
c)      Promettre
 
DJ: « un épouseur à toutes mains » dit Sagnarelle.
La flatterie et le charme personnel seraient insuffisants pour séduire rapidement, si DJ ne faisait pas implicitement une promesse de mariage = preuve décisive de bonne foi mais, en réalité, parole gratuite, serment d’amour sans valeur. DJ dit ce que les autres veulent entendre de lui. Les promesses n’engagent que ceux qui les croient !
 
Ficelles grossières utilisées pour séduire Mathurine et Charlotte la pièce ne nous montre pas la réussite complète de la séduction. Mathurine et Charlotte ne sont pas tout à fait tombées. DJ a juste réussi à détourner Charlotte de Pierrot, son promis. DJ ne serait-il pas au final un anti-héros risible et pitoyable ?
 
3)     La séduction comme un combat.
 
DJ présente sa séduction des femmes comme une succession de conquêtes militaires (Acte 1, scène 2). Conquête amoureuse = conquête guerrière. Femmes présentées comme des adversaires à vaincre. Ennemie intime. Art de l'amour= art de la guerre. Volonté de puissance, appétit de domination, volupté de briser les résistances.
 
DJ se sent « un cœur à aimer tout la terre ». Le maître de Sganarelle en viendra même à souhaiter, comme Alexandre, « qu’il y eût d’autres mondes pour y pouvoir étendre ses conquêtes amoureuses ». Orgueil de DJ qui se voudrait l’Alexandre du beau sexe. Mégalomane. Erotomane. Narcissique. Il n’aspire pas au repos du guerrier. DJ = guerrier, conquérant.
 
DJ aime la chasse et non la prise. L’objet de son désir atteint, le désir s’éteint. Prise la proie prisée est méprisée. DJ misogyne ? « Tout le beau de la passion est fini » quand la conquête n’est plus à faire. Il a d’autant plus envie de séduire une femme qu’elle est déjà prise : Elvire était dans un couvent, Charlotte était fiancée à Pierrot, et celle qu’il projetait d’enlever (Acte I, scène 2) est fiancée et très amoureuse: « mon amour commença par la jalousie » <= Désir mimétique - DJ désire une femme parce qu’elle est désirée par un autre.
 
Pour DJ, le meilleur de l'amour est dans la fraîcheur de ses débuts, dans l’excitante nouveauté des « inclinations naissantes» (Acte I, scène 2). Don Juan n'aime l'amour que dans les commencements. Il veut faire de sa vie une fête perpétuelle. D’où le besoin de mouvement perpétuel : « Tout le plaisir de l'amour est dans le changement ». Il ne redoute rien tant qu'une relation stable. Fidélité = mortification du désir. Fidélité = emprisonnement volontaire, qui en forçant à faire un choix élimine les autres possibilités. La fidélité à une seule femme signifie que l'on est infidèle à toutes les autres.
 
PS : La relation exclusive, fidèle peut également devenir aliénante lorsque les 2 consciences perdent leur autonomie: le « je » et le « tu » deviennent un « nous » voire un « on ». Il n’y a plus de « je », ni de « tu », mais un « je » tué et un « tu » joué.
 
4)     DJ : les femmes, le désir et l’amour
 
DJ aime moins les femmes que l'amour des femmes. Amoureux de l’amour. La personne même de la femme qu'il veut séduire ne l'intéresse pas. Par exemple, Charlotte n'est pour lui qu'un objet sexuel et pas une personne. Derrière la séduction de chaque femme réelle, DJ vise à rendre hommage à la gent féminine tout entière. Il rêve de posséder toutes les femmes.
A travers la possession de Charlotte, Elvire, Zerline, c’est la totalité du genre féminin que DJ veut embrasser. Hegel appelle cela le « mauvais infini » du désir car il ne parviendra jamais à l’exhaustion. Les aimer toutes, c’est n’en aimer aucune. Il songe moins à jouir de sa Victoire qu'à poursuivre une nouvelle conquête. Don Juan ne veut pas les avoir toutes en Une. Il veut les avoir toutes, une par une. La séduction table sur le nombre, elle consomme. En les additionnant indéfiniment les unes aux autres. « Et si je te disais le nom de toutes celles qu'il a épousées en divers lieux, ce serait un chapitre à dîner jusque au soir» (Sganarelle à Gusman, II) La collection témoigne du rêve de toute-puissance et, à l'inverse, de la peur de l'impuissance. Les femmes ne sont que des numéros dont on dresse la liste (« Mile e tre »). DJ a besoin de dresser un catalogue de ses conquêtes. Ce qui l’intéresse c’est la conquête pour la conquête. Les femmes sont d’ailleurs considérées comme des objets (cf. les dents de Charlotte, II, 2 : DJ traite Charlotte comme un cheval !). Objets interchangeables et jetables de « tout ce qui porte jupe ». Il s'empare de toutes les femmes: « Dame, demoiselle, bourgeoise, paysanne, il ne trouve rien de trop chaud ni de trop froid pour lui. » DJ désire le désir, autrement dit, il est aliéné à son propre désir. En fait, ce qu'il désire, c'est le désir lui-même. Plus encore que les femmes, Don Juan aime encore davantage l'image qu'il donne aux femmes, qui lui sont un utile miroir. Figure de la vanité, DJ qui n'aime en aimant que soi-même est au fond un Eros amoureux de soi-même, ou mieux encore, Eros se prenant pour Narcisse. Comme Narcisse, DJ contemple son reflet dans les yeux de ses conquêtes. On peut dire que le désir du plaisir l'intéresse moins que le plaisir du désir.
 
5)     Dom Juan et les philosophes
 
a)      Kierkegaard (philosophe danois du XIXe)
 
Stade esthétique= jouissance de l'instant présent (figure de Don Juan). Le principe de DJ est le choix de l'intensité contre la durée. En renouvelant sans cesse une expérience identique, il tente d’échapper au temps qui passe. Ainsi il vit dans un présent éternel.
Quête de la sensualité. Hédonisme, libertin, fête perpétuelle. L’homme esthétique a choisi l’aventure, la jouissance instantanée. Immédiateté du désir. Refus de choisir. Fidèle à l'infidélité. "Journal du séducteur". Mais, impasse de la répétition, de l'ennui, du désespoir. Pour avoir placé le définitif dans l’instant, sa vie ne sera qu’un temps vide. Pour avoir choisi de ne pas s’attacher, Don Juan, de conquête en conquête, ne connaîtra que des échecs. Pour lui, chaque femme représente une possibilité d’existence. Mais, il choisit de ne pas choisir et reste suspendu entre toutes les possibilités qu’offrent ses conquêtes. A les vouloir toutes, D.J. sombre dans l’angoisse du rien du tout, de la vacuité. A courir trop de proies, le chasseur ne revient qu’avec l’ombre.
 
 
Kierkegaard et les 3 stades de l’existence : https://databac.fr/kierkegaard-et-les-3-stades-de-lexistence-1/
 
 
b)     Hegel
 
Préalable philosophique : extrait cours sur le désir ( ↓↓↓ https://databac.fr/le-desir/ ↓↓↓)
Il n’y a de « je » que reconnu par les autres. Je ne suis moi-même que dans la mesure où les autres ne reconnaissent en tant qu’individu singulier et me constituent comme tel. Le « je » n’est pas une entité autonome, une substance, cad une réalité qui se donnerait par soi-même, se définirait par elle-même, pour elle-même. Ça lui fait une belle jambe à Robinson sur sa Speranza d’être spirituel ou beau. Peut-il se le dire très longtemps tant que personne ne lui signifie qu’on le trouve spirituel ou beau ?
Etre jaloux, être intelligent, être méchant, être beau n’est pas une propriété, une nature intrinsèque mais une caractéristique pour et par autrui. Autrui est la condition de mon existence. Je ne peux me connaître moi-même. Autrui est le médiateur indispensable pour que le moi puisse atteindre une quelconque vérité sur lui-même, « pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l’autre. » (Sartre). Le sujet n’est sujet que par et pour autrui: « La découverte de mon intimité me découvre en même temps l’autre. » Autrui est donc nécessaire à la fois à mon existence et à la connaissance que j’ai de moi.

Etre jaloux, être intelligent, être méchant, être beau n’est pas une propriété, une nature intrinsèque mais une caractéristique pour et par autrui. Autrui est la condition de mon existence. Autrui est le médiateur indispensable pour que le moi puisse atteindre une quelconque vérité sur lui-même, « pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l’autre. » (Sartre). Le sujet n’est sujet que par et pour autrui: « La découverte de mon intimité me découvre en même temps l’autre. ».
 
 
 
En métamorphosant des sujets désirants (les femmes) en simples objets désirés (cad en les chosifiant), DJ ne peut se reconnaître dans ses objets, ni être reconnu par eux. En reniant l’objet conquis, il désavoue son propre désir et se nie lui-même. Réciproquement, les femmes éprises de DJ se prêtent morbidement à un jeu de séduction qui les détruit comme sujets désirants. L’existence de DJ est une accumulation de petites morts. DJ se lance dans une course folle qui ne peut qu’aboutir à la négativité et à la mort : dettes, fuite, solitude, vengeance, punition, mort. D’ailleurs, la pièce de Molière comme l’opéra de Mozart s’achèvent sur ce RDV avec la statue du Commandeur, emblème marmoréen de la mort. Selon Hegel, DJ caractérise le moment où la conscience s’aperçoit que ce qu’elle désire, c’est elle-même, mais ignore qu’elle ne pourra s’atteindre qu’à travers un autre désir, une autre conscience de soi. ↓↓↓
 
 
 

6)     L’ambivalence du désir.

Dom Juan nous révèle quelque chose de l’essence du désir:
En effet, tel est le rapport du désir à son objet, un rapport donjuanesque = sitôt prise, la proie prisée est méprisée. C’est le désir qui donne un prix, une valeur aux choses ou aux êtres. Mais le désirable n’est plus rien s’il n’est plus l’objet du désir. Exemple du cadeau de Noël.
Si un génie bienfaisant nous demandait: « Que désires-tu au juste? », nous serions bien en peine de lui répondre. Dans son ambivalence, le désir veut et ne veut pas la satisfaction. Il tient à la jouissance et la retient en même temps. Car, le but paradoxal du désir serait de ne plus désirer. Le désir entretient une relation ambiguë avec son objet. Dès qu'il en est privé, il aspire à en jouir, dès qu'il l'a trouvé, il soupire à en mourir. Car le désirable n'est plus rien s'il n'est plus désiré. Rousseau: « On jouit moins de ce qu'on obtient que de ce qu'on espère et l'on n'est heureux qu'avant d'être heureux. ». Alternative infernale du désir d'une réjouissance sans jouissance et d'une jouissance sans réjouissance Tout ça pour ça »!). Le désir est-il alors voué à un éternel donjuanisme à l'égard de ses objets qui le condamnerait à errer de but en rebut et de projet en rejet ?
Structure contradictoire du désir: si le désir vise la satisfaction, son propre assouvissement (comme on le pense naturellement), alors il cherche au fond sa propre disparition: car la satisfaction met fin au désir. Il est tension vers un plaisir, c'est à dire vers une situation de satisfaction, comblant le désir. Le désir semble avoir une structure essentiellement auto-négatrice, suicidaire, kamikaze : en cherchant à se satisfaire, il veut disparaître. Éros veut et ne veut pas la satisfaction. Car comblé, il meurt. Intermédiaire entre vide et plein, entre manque et satisfaction, entre absence et présence, entre souffrance et ennui. Trop de présence tue le désir. Trop d’absence nous met au supplice.

⇨  Schopenhauer (philosophe allemand du XIXe, pessimiste) : « LA VIE OSCILLE, COMME UN PENDULE, DE LA SOUFFRANCE À L’ENNUI »
·        Souffrance = désirer sans posséder.
·        Ennui = posséder sans désirer.