Les réseaux antimondialisation dessinent-ils véritablement une société civile internationale ?
Les réseaux antimondialisation dessinent-ils véritablement une société civile internationale ?
À la suite de la contestation de la réunion de l’OMC (Organisation mondiale du commerce) à Seattle, fin 1999, les rassemblements, manifestations et forums « antimondialisation » se sont multipliés. Mêlant organisations non gouvernementales (ONG), syndicats et regroupements en tous genres opposés aux politiques néo-libérales, ces réseaux militants rappellent de façon salutaire que des choix de politique économique sont encore possibles. De ce seul fait, leur participation politique est précieuse. Beaucoup d’analystes vont plus loin, considérant qu’ils forment une « société civile internationale » et constitueraient une importante force travaillant à la démocratisation des processus de décision. Pour en juger, encore faudrait-il pouvoir répondre à des questions précises : qui fait quoi ? au nom de qui ? comment ? où ? quand ? avec quels objectifs ? quels résultats ? comment s’organisent concrètement les interactions entre différents réseaux d’actions… ? Malheureusement, ces questions sont très souvent éludées ou ne reçoivent que des réponses de nature idéologique. Dans ce contexte, l’expression « société civile internationale » relève généralement plus du discours politique que du cadre d’analyse.
Une notion d’usage problématique
La notion de « société civile » est elle-même très faiblement définie, ce qui explique la grande diversité de ses usages. De fait, le champ qu’elle couvre implicitement est très variable. Aux États-Unis, le secteur privé marchand fait partie de la « société civile ». En France, au contraire, cette dernière est généralement présentée comme une sphère d’organisation intermédiaire, un « tiers secteur » qui ne viserait pas le profit. Hors Occident, cette appellation est généralement appliquée à des organisations non gouvernementales (ONG - formule elle-même très floue) qui, pour obtenir ce « label », présentent une image formelle et « moderne » qui répond aux attentes de leurs interlocuteurs, mais ne représente pas tous les modes d’organisation locaux [voir « Les ONG sont porteuses de sens, mais la question de leur identité et de leur représentativité reste posée »].
Par ailleurs, la « société civile » est aujourd’hui souvent analysée comme une entité sociale opposée à l’État alors qu’il n’en était rien dans la pensée pré-hégélienne et que cette dichotomie est, dans les faits, loin d’être aussi claire. Si l’on veut comprendre ce qui est en train de changer dans la façon de faire de la politique dans le monde, le couple État/société civile ne doit pas être compris en opposition, ou dans une logique de résistance, mais bien dans ses multiples relations.
Un groupe d’acteurs éclaté et hiérarchisé
De même, alors que la notion de « société civile » est le plus souvent utilisée comme une catégorie globale, homogène, l’observation de situations concrètes rappelle que, par définition, elle fait référence à une pluralité de situations, d’acteurs et surtout d’intérêts. Les réseaux antimondialisation peuvent être analysés comme des formes temporaires de coopération transnationale entre des acteurs nationaux. Pour comprendre comment ce type de relations peut s’engager, il faut tenir compte d’inégalités très fortes dans l’accès à la scène internationale. Produire des documents, les distribuer avant des réunions internationales, envoyer des délégations à des réunions ou des manifestations, avoir accès aux médias, faire pression sur les gouvernements… sont autant d’activités très coûteuses et tout simplement inaccessibles à l’immense majorité des organisations qui pourraient se reconnaître dans le mouvement « antimondialisation ». De même, l’accès à Internet, organe clé de communication entre les « anti », reste très inégal pour de nombreuses raisons, techniques et économiques. En dehors des pays riches, il concerne surtout une petite élite déjà largement « transnationalisée ». C’est ainsi que s’est très rapidement établie une véritable hiérarchie au sein du mouvement (qui ne se réduit pas au clivage Nord-Sud). Cela est visible lorsqu’on suit de près le rôle clé joué par l’International Forum on Globalisation (club fermé d’intellectuels occupant des postes de responsabilité croisés dans plusieurs organisations). Même un mouvement paysan beaucoup plus large comme Via Campesina est loin de « l’armée sans hiérarchie » parfois annoncée. En effet, au-delà de quelques événements médiatiques pour lesquels on a besoin des gens de la « base » pour témoigner ou pour faire masse, l’action se discute et s’organise au sein de petits comités restreints. Bien plus, ceux qui occupent des positions de pouvoir et d’accès privilégié aux décideurs ou aux médias résistent souvent à l’arrivée de nouveaux partenaires et protègent leur prétention à représenter tout le monde.
S’il existe aujourd’hui une « société civile internationale », la formule désigne une arène de luttes, un espace extrêmement fragmenté et contesté où la politique concerne essentiellement la façon dont certains individus et groupes émergent et sont légitimés, par les gouvernants, les institutions ou les médias qui jouent ici un rôle crucial.
Vers une démocratisation de la vie politique internationale ?
Outre le fonctionnement des institutions de leur pays, les « antimondialisation » visent généralement les institutions internationales mais aussi les forums (ou « clubs ») dont se sont dotés les gouvernements. La participation de la « société civile » a été encouragée, de longue date, par les organisations internationales elles-mêmes : statut consultatif à l’ONU, procédures ad hoc lors de conférences internationales, « comité ONG » de la Banque mondiale… De leur côté, les ONG ont pris l’habitude, depuis le Sommet sur l’alimentation, en 1967, d’organiser des forums parallèles aux grands rendez-vous internationaux ; ceux-ci se sont considérablement développés depuis la conférence de Rio sur l’environnement, en 1992. Toutefois, l’impact de ces évolutions sur la démocratisation de la vie politique internationale reste difficile àévaluer. Dans des négociations, il arrive que des décisions soient prises sous la pression d’individus qui ne sont ni élus ni dûment mandatés par qui que ce soit pour représenter une vision et donc des intérêts. Or, au moins en Europe, ils se trouvent face à des gouvernants qui ont, eux, étéélus dans des conditions effectivement démocratiques. La représentativité des porte-parole du mouvement antimondialisation doit être interrogée dans cette perspective. Qui représentent-ils ? Sur quelles bases ?… La plupart des intéressés refusent cette discussion au motif qu’ils ne défendent pas un intérêt particulier mais ceux de l’humanité dans son ensemble et qu’à ce titre la question de la représentativité ne saurait leur être opposée. Mais le risque est grand de n’y trouver qu’une forme d’autolégitimation. La mondialisation donne la sensation de connexions universelles mais elle n’engendre pas la perception équivalente d’une communauté qui serait fondée sur des valeurs et croyances partagées, encore moins des intérêts.
Dans la sphère nationale, la légitimitéélectorale n’exclut pas les autres formes de légitimité mais elle est placée au-dessus des autres lorsqu’il s’agit de procéder à des arbitrages et de trancher en dernier ressort. Quels acteurs vont être chargés, à l’échelle internationale, de désigner l’intérêt général ? Qui garantira une certaine équité procédurale et, considérant les fortes asymétries existant entre acteurs, sera garant de la représentation des intérêts minoritaires ? Qui assurera une certaine transparence et publicité des processus ? Implicitement, les réseaux antimondialisation soulignent les limites, au regard d’enjeux globaux, d’un contrat social et politique articulé uniquement sur des États-nations, mais ils n’offrent pas d’alternative claire.
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