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Les États-Unis et l’Union européenne proposent deux conceptions très différentes de l’« ordre mondial »

Les États-Unis et l’Union européenne proposent deux conceptions très différentes de l’« ordre mondial » Le modèle américain est-il porteur d’un nouvel ordre mondial, promettant, pour le xxie siècle, le règne de la démocratie et de la prospérité ? Ou bien, au contraire, le désordre néolibéral qu’il orchestre s’oppose-t-il à un tel optimisme ? L’Europe pourra-t-elle contrebalancer ce modèle par le projet d’une union d’États s’étendant comme zone de paix et d’économie sociale ? C’est la question politique et stratégique majeure pour le xxie siècle. Le modèle américain s’est étendu au monde entier en un espace de temps allant de 1941 (Pearl Harbour) à 1991 (la guerre du Golfe), soit cinquante ans - exactement le temps qu’il a fallu à Rome pour passer de l’échelle d’une cité à celle d’un empire. Mais l’« empire américain » est le premier qui soit véritablement universel depuis la disparition de l’Union soviétique. Dans la décennie 1990, entre la guerre du Golfe et la guerre du Kosovo (1999), il prône l’abaissement du rôle socio-économique des États. Il cherche à perpétuer son pouvoir en combattant tout « rival de rang égal »(peer competitor) qui pourrait poindre dans le champ de bataille virtuel de la « guerre de la connaissance » où s’établit, selon ses théoriciens récents, la domination globale du monde. L’électronique d’observation, d’information, de ciblage et de destruction en temps réel maîtrisée par la plus forte armée du monde est au centre du « système de systèmes » de pouvoirs dont il se veut la tête. L’empire américain serait donc bien, à sa façon, un empire militaire. D’où le maintien de l’OTAN (Organisation du traité de l’Atlantique nord), alliance stratégique de la Guerre froide. Mais on sait bien que c’est aussi un empire économique. La domination par la pensée unique Les deux prépondérances, militaire et financière, dépendent aujourd’hui toutes deux de la révolution électronique. L’empire américain serait donc un empire de l’information. Mais l’information n’est pas la connaissance. Il s’agit plutôt de diffuser par des réseaux décentrés une « connaissance » stéréotypée, d’imposer des représentations du monde et des normes de comportement. L’empire américain remplacerait ainsi l’obéissance aux ordres sous la menace par la banalité des représentations et l’obéissance volontaire aux normes qu’il véhicule. Il s’agirait d’un empire normatif, plus que coercitif. Sa norme principale est un acte de foi, proclamé par Anthony Lake, conseiller du président Clinton en 1993 : c’est le paradigme de l’élargissement conjoint de la sphère de la démocratie et du libre marché (enlargement). Ce processus idéal exclut la conquête militaire territoriale et la prise en charge des vaincus. Mais tout en détruisant les modes économiques traditionnels, comme dans les sociétés rurales de maintes régions du Sud, il accélère la formation d’immenses mégapoles dans lesquelles l’inégalité des revenus et la polarisation entre très riches et très pauvres deviennent la règle. Par création d’exclusion, on voit apparaître un « extérieur »à l’intérieur de l’empire. Face à une prolifération de nettoyages sociaux par violences locales autogérées ou par guerres ethniques barbares, l’empire américain mène ainsi depuis peu des interventions armées dissymétriques [voir « Recentrage stratégique des États-Unis vers la lutte contre les menaces asymétriques »] qui n’aboutissent ni à des paix, ni à des démocraties ni à des libres marchés, mais plutôt à un ordre mafieux (Russie, ex-Yougoslavie, Grand Moyen-Orient, Colombie, Mexique). Toutefois, si les États-Unis ne veulent pas considérer toute déviance comme un défi, et s’épuiser à la réprimer et encore moins à prendre en charge la prospérité des peuples ruinés, l’empire doit accepter un niveau élevé de désordre local. C’est donc finalement un empire du désordre qui produit plus de terreur que de paix. C’est ce qu’ont démontré les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis et l’offensive incontrôlée du gouvernement Sharon, cherchant à en profiter pour écraser les Palestiniens. Mais alors, il y a contradiction dans les termes : un empire n’est légitime que s’il apporte un ordre pacifique. Les jours de l’empire du modèle américain dans sa forme actuelle sont donc comptés. Empire du désordre ou paix des républiques ? Face à la logique d’empire universel se dresse celle de la république sociale. Cette logique-là a été battue dans l’Union soviétique et dans le tiers monde et elle s’est actuellement regroupée sous une forme défensive dans le système européen des États-nations. Le refus principal des normes de l’empire américain peut-il surgir de l’Europe, ou bien est-il plus vraisemblable d’imaginer que l’Europe se fondra dans la normalité américaine et que le « contre-ordre » surgira, menaçant, des vieilles civilisations impériales despotiques (civilisation chinoise, indienne, ou Islam iranien ou wahhabite) ? Des civilisations que les « Euro-Américains » auront à affronter, comme préfère l’envisager le stratégiste américain Samuel Huntington [voir « La thèse du choc des civilisations est une vision fausse de l’avenir de l’humanité »] ? Le modèle européen a des chances de jouer ce rôle refondateur du progrès. En effet, les élites très inégalitaires des anciens empires traditionnels chinois, russe, espagnol et ottoman sont en fait aisément agrégeables comme périphéries « barbares » dans le système américain du désordre néolibéral, pourvu qu’elles se plient aux normes du système commercial et bancaire international et y canalisent les capitaux de leurs prédations. Le modèle européen est d’une autre sorte car il est supposé construire de la paix sociale, du bon voisinage et même de la fraternité par la régulation des inégalités. La social-démocratie et la démocratie chrétienne, qui constituent les forces politiques principales en Europe, même si elles acceptent un taux élevé de globalisation et de libéralisation de l’économie, ont pour programme, sinon la constitution de l’Europe en une confédération d’États, au moins la reconstitution sur un espace plus vaste, sans destruction des identités culturelles et historiques, d’un territoire aménagé sur le plan social et d’une politique économique de redistribution raisonnée des richesses [voir « L’Union européenne apparaît comme une tentative inédite de construction multinationale organisée par des États »]. C’est ce qui reste du socialisme, de ses combats, de ses utopies et de ses espoirs au xxe siècle. L’Europe, vision autre des rapports entre États Au carrefour entre Espagne et Allemagne, Angleterre et Italie, Portugal et Pays-Bas, une utopie particulière, la République française, avait surgi avec sa révolution qui proclama qu’une histoire nouvelle commençait pour ses habitants car son sol fabriquait des citoyens par lieu de naissance (donc par hospitalité), et non plus seulement par filiation biologique ou conquête royale. La France prétend depuis avoir inventé le modèle universel de l’État territorial, dont la définition s’est imposée à la Société des nations (SDN) puis à l’ONU et lors des accords d’Helsinki sur la sécurité et la coopération en Europe (1975). L’Union européenne peut proposer au monde un système territorial capable de gérer la permanence de la paix, sans manifester sans cesse sa puissance par les maniements d’armes. Elle s’est définie d’abord comme zone de prospérité capitaliste d’un bon niveau de développement. C’est là sa principale autolimitation. Avec un territoire, une sorte de citoyenneté commune, une monnaie unique, elle a proclamé qu’elle pouvait encore s’accroître pacifiquement, sans que ses limites soient fixées en termes de langue, de religion ou de race, dans le respect de la démocratie et des droits de l’homme, par renonciation à la guerre interne et externe. L’échec de son modèle en ex-Yougoslavie n’est peut-être que temporaire mais l’instauration du modèle impérial américain dans les Balkans et au Moyen-Orient garantirait, au contraire, la perpétuation du désordre. Le modèle européen pourrait s’étendre au cours du xxie siècle au-delà de son berceau et diffuser une pensée générale de l’ordre mondial comme ordre international plutôt que comme système transnational mafieux.

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