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Les élites des pays post-communistes appartiennent de moins en moins à l’ancienne nomenklatura

Les élites des pays post-communistes appartiennent de moins en moins à l’ancienne nomenklatura La chute des régimes du « socialisme réel » en Europe centrale et orientale et dans l’ex-URSS a entraîné des mutations profondes tant sur le plan économique et social que sur celui des institutions politiques : généralisation de l’économie de marché, renversement des hiérarchies sociales, apparition des nouveaux groupes dominants et de classes moyennes, pluralisme démocratique. Le caractère inédit de cette transformation radicale tenait au fait qu’elle s’opérait pour le compte d’une classe qui n’existait pas encore : les capitalistes, les actionnaires, les propriétaires des moyens de production. Elle promettait d’être bénéfique pour une autre couche sociale, la classe moyenne, elle aussi encore dans un état embryonnaire sur la scène du post-communisme. Si l’on ajoute au tableau le fait que le nouveau régime politique (qui n’avait que peu de rapport avec le précédent, caractérisé par le règne sans partage du parti unique) manquait cruellement d’une classe politico-administrative, alors on obtient un paysage insolite, fait de déficits en acteurs sociaux. En fait, en arrière de ce gros plan, comme pour démontrer la véracité du dicton populaire sur la nature qui n’aime pas le vide, des transitions humaines furent rapidement à l’œuvre. Le changement fut conduit vaille que vaille, tantôt par des élites anciennes converties, tantôt par des élites nouvelles très vite aguerries dans le processus des alternances. C’est plutôt le tempo de ces changements qui a varié, selon les vicissitudes de la formation des nouvelles classes dirigeantes. L’arrivée des hommes nouveaux Cette situation où il était difficile de nommer et de classer les groupes porteurs de changement fut aussi à l’origine de diverses spéculations sur les « hommes de l’ombre », les acteurs occultes. La thèse la plus célèbre fut celle du « complot de la nomenklatura communiste », qui aurait - provisoirement - rendu le pouvoir politique pour se nicher dans l’économie de marché, grâce aux délits d’initiés, à la privatisation illégale, au vol du bien public au moment de la grande confusion révolutionnaire. Tout cela pour échapper au sort que les anciens dominés réservent aux anciens dominants. Le phénomène du retour rapide au pouvoir par la voie des urnes des anciens communistes convertis à la social-démocratie a conforté les partisans de cette thèse. Qu’en fut-il en réalité ? Depuis 1989, les pays post-communistes se sont dotés de nouvelles institutions politiques, des partis politiques se sont affermis à travers de nombreuses épreuves électorales. Les nouveaux venus à la politique ont eu, au cours des années 1990, largement l’occasion d’effectuer leur cursus honorum, depuis l’élection locale jusqu’à l’élection nationale. Les assemblées législatives définissent - ou tentent de définir - le cadre juridique de transformations qu’une administration publique de plus en plus jeune et bien formée applique. Certains pays communistes assimilent les fonctionnements économiques et politiques de leurs voisins de l’Ouest en vue de leur adhésion à l’Union européenne (Estonie, Hongrie, Pologne, Slovénie, République tchèque). Ils forment à cette fin des centaines de spécialistes du droit communautaire qui alimentent les rangs des élites politico-administratives. Dans tous les pays post-communistes, un réseau dense et nouveau d’écoles d’administration publique, de commerce, de journalisme, etc. est apparu, affinant le niveau d’instruction de ces élites. L’adoption de lois sur le statut de la fonction publique rend progressivement plus stables et plus attractifs les emplois dans les nouvelles bureaucraties étatiques. L’ex-nomenklatura est mieux accrochée en Russie Certes, les changements des structures économiques sont plus lents et des formes mixtes de propriété (capital étranger, propriété d’État, actionnariat populaire) prédominent, ce qui n’est pas sans conséquence sur le profil composite des élites économiques (gestionnaires, managers, grands commis d’État, actionnaires privés, propriétaires privés, actionnaires et propriétaires étrangers). Les seuls travaux empiriques effectués au milieu des années 1990, sur des échantillons représentatifs des élites hongroise, polonaise et russe par l’équipe d’Ivan Szelenyi, montrent deux tendances lourdes : un grand renouvellement des élites politiques et une plus grande continuité du côté des élites économiques, encore dominées par des cadres de la nomenklatura communiste. Toutefois, les différences sont considérables d’un pays à l’autre. C’est en Russie que la nomenklatura ressemble le plus à une caste fermée. En effet, à la différence de la Hongrie ou de la Pologne, une bien plus grande proportion de la nomenklatura communiste y avait déjà des origines familiales communistes. C’est encore en Russie que l’ancienne nomenklatura est la plus présente dans l’économie comme dans la politique. Elle l’est moins en Pologne et encore moins en Hongrie. Le plus grand renouvellement a eu lieu en République tchèque en raison, explique le sociologue Pavel Machonin, de la rupture juridique introduite dans ce pays dès le lendemain de la « révolution de velours », notamment la législation «décommunisatrice» qui n’autorisait pas les anciens communistes à occuper des postes importants dans la hiérarchie d’État ou dans le secteur public de l’économie. Des idées reçues démenties par la recherche sociologique Ce qui frappe le plus, c’est le niveau d’instruction de l’ancienne nomenklatura qui prend part à la transformation post-communiste. Dans tous les pays où des études ont été menées, 90 % de ses effectifs détenaient un diplôme d’études supérieures. Contrairement à un cliché répandu, il ne s’agissait que d’une infime proportion de diplômés des écoles du parti, les plus nombreux étant les diplômés des écoles d’ingénieurs, d’économie et de gestion. Par ailleurs, un autre stéréotype est démenti par l’enquête d’Ivan Szelenyi : les entrepreneurs privés issus de la nomenklatura occupaient en son sein plutôt les postes subalternes que dirigeants. Cela a poussé les sociologues polonais à parler d’une « révolution des directeurs adjoints ». Ce phénomène de remplacement des cadres dirigeants par leurs collaborateurs de rang inférieur a eu pour effet un sensible rajeunissement des élites économiques et politiques issues de l’ancien régime. La même étude montre que les couches supérieures de la nomenklatura, en Hongrie comme en Pologne, sont statistiquement peu présentes dans les nouvelles élites. Ainsi fut infirmée la thèse d’un complot de la nomenklatura. Si la part de la nomenklatura dans les classes dirigeantes est relativement faible - et ira forcément en décroissant, tout simplement en raison de son vieillissement et des nouveaux canaux, plus méritocratiques, de production des élites -, d’autres études ont cependant montré qu’il y avait une certaine inégalité des chances au moment de la transition politique en Europe centrale et orientale entre le citoyen ordinaire et le membre de la nomenklatura. Ce dernier avait en effet reçu en « dot » du communisme un important capital social sous forme de relations avec l’espace économique ex-soviétique, de première importance dans la période de l’accumulation primitive du capital, de même qu’il avait davantage de capacités pour appréhender plus rapidement les réalités de l’économie de marché. Mais, comme le dit le politologue Pierre Kende, « du moins pour la Hongrie, la vérité est prosaïque […]. Les vrais dirigeants du régime communiste défunt ont - sauf exception rarissime - disparu de la scène politique, comme ils ont déserté l’économie ».

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