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Les conflits politico-ethniques redessinent la carte de l'Afrique centrale et orientale

Les conflits politico-ethniques redessinent la carte de l'Afrique centrale et orientale De 1990 à 1997, sept ans de guerres civiles larvées ou paroxystiques ont totalement redessiné la carte de la région de l'Afrique centrale dite "des Grands Lacs". Les deux anciens pôles nationaux de stabilité, Burundi et Rwanda, sont durablement hors jeu. Malgré des succès militaires qui peuvent faire accroire dans l'immédiat le contraire, les deux pays n'ont plus guère de moyens autonomes pour peser à moyen terme sur les rapports de force régionaux du fait de leur instabilité propre et de leur totale dépendance économique. Les trois grands pays riverains des Grands Lacs (Ouganda, Tanzanie, Zaïre), désormais contraints de s'engager directement dans une région qu'ils redoutent, doivent donc reconstruire des frontières régionales. La région des Grands lacs avait été érigée, avec la colonisation, en quasi-frontière ethno-raciale entre l'Afrique "bantu" et un pseudo-"front hamitique" progressant à partir du nord-est, nourrissant des conflits particulièrement meurtriers depuis les années soixante. Enclavée mais exceptionnellement dynamique, la région des Grands Lacs reposait sur trois entités: les deux États du Burundi et du Rwanda, les deux provinces zaïroises du Kivu éloignées de Kinshasa et largement auto-administrées, autour desquelles gravitaient les régions excentrées des autres grands pays riverains. La relative déconnexion par rapport à l'Afrique "utile" intégrée dans les flux commerciaux internationaux avait permis que la région des Grands Lacs conserve une paysannerie particulièrement dynamique et ne se soumette que tardivement aux lois du "développement" et des "avantages comparatifs". Ainsi, sur une carte de l'Afrique subsaharienne, elle formait un espace où la densité des équipements collectifs (en routes, aéroports, centres universitaires, infrastructures sanitaires, etc.) n'avait d'équivalent que dans le cône sud anglophone. Montée de l'hégémonie ougandaise, déclin du Zaïre La montée en puissance de l'Ouganda a débuté avec la reconstruction de l'État amorcée en 1986 par Yoweri Museveni, rapidement consolidée puis reconnue régionalement depuis l'accès de ce dernier à la présidence de l'OUA (Organisation de l'unité africaine) en 1990. Les atouts du nouveau pouvoir s'accrurent après l'installation d'un régime islamiste au Soudan en 1989. Y. Museveni exploita la phobie anti-arabe des États-Unis envers la Libye et son voisin soudanais et proposa d'ériger son pays en rempart contre le "fondamentalisme" islamique. Il se coulait alors dans la position de médiateur qu'occupait le Zaïrois Mobutu Sese Seko au cours de la seconde moitié des années quatre-vingt. Le moindre danger représenté au sud par l'Angola, où un processus de paix était entamé à partir de 1991 dans un rapport de force très défavorable aux combattants de l'UNITA (Union nationale pour la libération totale de l'Angola) soutenue par le Zaïre pour le compte des États-Unis, renforça l'assise internationale de l'Ouganda comparativement au Zaïre, de même que son exploitation du phénomène de rejet suscité par Daniel Arap Moi au Kénya, incapable de gérer la "transition démocratique" entamée en 1991. C'est donc au nom de l'exigence de stabilité et de croissance de son pays qu'il pouvait entamer sa stratégie de dérwandisation de la NRA (Armée nationale de la résistance, mouvement dirigé par Y. Museweni qui sortit vainqueur de la guerre civile ougandaise, dont nombre de cadres étaient rwandais) et de renvoi des réfugiés rwandais sur leur territoire. D'octobre 1990 à juillet 1994, l'Ouganda servit de point d'appui et de base arrière aux troupes de l'Armée patriotique rwandaise, qui attaquèrent les forces gouvernementales rwandaises et vinrent à bout du régime du président Juvénal Habyarimana. Cette nouvelle position avantageuse de l'Ouganda mettait fin à la stratégie de solidarité concurrente qui avait prévalu vis-à-vis du Zaïre entre la France, la Belgique et les États-Unis dans les années quatre-vingt, et qui reposait sur un système généralisé de compromissions envers le régime Mobutu. En 1990, alors que la position politique intérieure de Mobutu apparaissait intenable, les trois parrains associés décidèrent l'arrêt de leur coopération, relayés par le FMI et la Banque mondiale. Mais une position ambiguë de défiance affichée et de soutien indirect au régime Mobutu était maintenue au nom de son statut de garant de l'"unité nationale" face aux divisions de son opposition "démocratique" jusqu'en 1993-1994 où il redeviendra, pour les Belges et les Français au moins, un interlocuteur irremplaçable du fait des troubles politiques majeurs de la région des Grands Lacs (notamment le génocide rwandais de 1994). L'intervention de l'AFDL (Alliance des forces démocratiques de libération du Congo, mouvement d'opposition armée au Zaïre, dirigé par Laurent-Désiré Kabila), soutenue par les armées rwandaise, burundaise et ougandaise pour démanteler les camps de réfugiés du Kivu, en octobre-novembre 1996, atteindra tellement vite ses objectifs de sécurisation des frontières qu'elle sera véritablement aspirée par le "vide" jusqu'à Kinshasa (la capitale du Zaïre fut conquise sans résistance le 17 mai 1997). Face aux inquiétudes occidentales, Museveni et ses alliés rwandais firent preuve d'une exceptionnelle capacité à s'assurer le soutien de la diplomatie américaine vis-à-vis de cette vaste recomposition politique régionale. La principale force du président ougandais étant d'apparaître comme un gagnant et de ne solliciter que les moyens additifs confortant une politique allant dans le "bon sens", celui des règles de la modernité politique (good governance) selon l'optique américaine. Cette attitude s'opposerait à la conception française de soutien à des régimes politiques finissants dans une région où elle était faiblement implantée et où les réseaux belges, mais aussi américains au Zaïre, dominaient les sphères économiques et politiques. Le lien établi dès le début de la guerre civile, engagée le 1er juin 1997 au Congo voisin, est cependant apparu abusif, puisque le président Pascal Lissouba, violemment contesté par les milices de son prédécesseur Denis Sassou Nguesso, avait été élu au terme d'un processus électoral normal et que la France se refusait à choisir un camp contre l'autre. Se faisant le porte-parole de la nouvelle stratégie de "gestion des conflits" par les Africains eux-mêmes, les nouvelles autorités de Kinshasa affirmaient cependant très clairement leur opposition à toute implication militaire française directe et leur intention de ne pas rester hors du processus de négociation à Brazzaville, alors même que les deux protagonistes ne lui étaient guère favorables. L'issue de la crise congolaise apparaissait donc comme un test immédiat et décisif pour les relations entre le "bloc des pays francophones" et le nouveau régime de L.-D. Kabila. La nouvelle donne économique régionale La redistribution des concessions des différents sites miniers du nouveau Congo (le Zaïre a été rebaptisé République démocratique du Congo) à des entreprises américaines, canadiennes et sud-africaines devait permettre à L.-D. Kabila d'honorer ses traites à court terme et de payer les charges quotidiennes de l'appareil politico-administratif le supportant. Cependant, rien n'indique que l'attractivité de la région soit, dans l'immédiat, suffisante pour que des stratégies d'investissements privés à long terme se concrétisent et rompent avec les pratiques passées de l'exploitation "minière" des ressources. Quant aux investissements institutionnels, ils se décident dans des cadres concertés entre les organismes nationaux et internationaux de coopération, selon des procédures longues et complexes. La lourde charge financière des séquelles des divers conflits régionaux se verra confrontée à l'inconstance des bailleurs et proportionnée aux ressources économiques effectivement mobilisables par les partenaires locaux. En outre, les contentieux accumulés entre les grandes puissances tutélaires laisseront inévitablement des traces. Au niveau régional, la Commission tripartite pour la coopération est-africaine, mise en place en mars 1996 et associant le Kénya, l'Ouganda et la Tanzanie, bute en particulier sur la question de l'espace économique intérieur qui justifierait une délocalisation des investissements, jusque-là principalement concentrés sur le Kénya, vers l'Ouganda et conforterait sa croissance. Cela suppose l'existence, au-delà de l'Ouganda, de marchés solvables ou de richesses exploitables. L'avenir des relations avec les provinces riveraines du nouveau Congo apparaît donc décisif. Du côté congolais, la question de la polarisation économique nationale demeure entière: maintien du pôle dominant à Kinshasa, large autonomie accordée aux provinces de l'Est... En fait, le Congo peut se situer soit comme puissance économique équatoriale, à cheval sur les zones francophones traditionnelles et le cône sud, soit comme puissance économique méridionale en rupture avec ses partenaires traditionnels et dans le prolongement des grands groupes basés en Afrique du Sud. Selon le cas, l'évolution des relations entre les nouvelles autorités et les pays francophones au nord sera déterminante. Enfin, la nouvelle configuration de l'Afrique centrale dépend de la stratégie d'investissement de l'Afrique du Sud dont le poids économique pèse sur l'ensemble des pays au sud de l'équateur. Assurément, il serait possible d'y voir la traduction d'une stratégie dite "de la grande corne de l'Afrique" couvrant toute l'Afrique anglophone orientale, mais il serait incompréhensible que la politique des firmes sud-africaines se limite à cette zone. L'Afrique du Sud participe déjà à la "mondialisation" depuis que l'embargo lié à l'apartheid commence à être levé à partir de 1992. Rien ne s'oppose donc à un déploiement économique global: Namibie, Angola, Congo, ex-Zaïre d'un côté, Union économique de l'Afrique de l'Est de l'autre. Incertitudes politiques Tropisme à l'est, tropisme à l'ouest, recentrage vers le sud? L'évolution des "amitiés" politiques au sein de la nouvelle alliance des pays des Grands Lacs est plus difficile à anticiper. Tous solidaires sur le plan des relations bilatérales ou obligés d'intégrer les nouveaux rapports de force (comme le Burundi ou le Kénya), aucun pays n'accepte pourtant une véritable concertation régionale qui pourrait dégager des blocs d'alliés et donc des pays minoritaires... L'Ouganda de par sa position centrale est assurément le pays qui a le plus d'intérêts politiques et économiques en jeu. La Tanzanie est, elle aussi, fortement impliquée au nom de son rôle traditionnel de médiateur régional, mais sans intérêts ni risques évidents. Le Congo ex-Zaïre est le maillon le plus faible. La situation de la province du Kivu, avec plus d'un million de réfugiés, était effectivement insupportable dans la durée et l'effondrement du régime Mobutu a autant tenu à la gravité des contradictions internes qu'à l'agression extérieure qui les a exacerbées. L'évolution du contexte géopolitique régional est apparue conditionnée par la recomposition du pouvoir dans l'ex-Zaïre, et notamment par l'existence d'acteurs nationaux mandatés, voire représentatifs, pour reconstruire un État autonome par rapport à ses "amis" des Grands Lacs. S'ajoutant à un Ouganda autoritaire, les nouveaux ordres militaires rwandais, burundais et dans le Congo ex-Zaïre ont tiré un trait sur la période dite des transitions démocratiques (1988-1994). Ils ont esquissé une possible nouvelle ère de "stabilité" régionale, mais aucune perspective claire quant à des cadres politiques nationaux durables. Au contraire même, l'inexistence de points d'appui démocratiques visibles et consistants pour soutenir des régimes pacifiques ne peut que laisser craindre de nouvelles sources de tensions politiques ou des possibilités de déstabilisation susceptibles de justifier le maintien des ordres sécuritaires.

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