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Jaspers (vie et oeuvre)

«Philosophe de l'existence» selon ses propres termes, Karl Jaspers fut d'abord un psychiatre, auteur de l'ouvrage de référence de la psychiatrie clinique moderne. C'est aussi, à bien des égards, un penseur inclassable venu à la philosophie par la médecine «parce qu'elle a l'homme pour objet» et ouvre le champ le plus vaste.
VIE
La vie de Karl Jaspers a été marquée par la triple expérience de la maladie, de la déchéance humaine (observée en milieu hospitalier) et de l'opposition courageuse au régime nazi. Son temps, c'est, avant tout, celui de l'expérience déchirante de la patrie allemande devenue national-socialiste.
Le psychiatre et le philosophe Karl Jaspers naît à Oldenburg le 23 février 1883. Il fait ses études de médecine à Berlin, Göttingen , et Heidelberg. Spécialisé en psychiatrie, il est praticien à la clinique neurologique de Heidelberg de 1909 à 1915. En même temps, il enseigne la psychologie à l'université en qualité de Privatdozent (à partir de 1913), puis de Professeur extraordinaire (en 1916). Dès 1919, la pensée de Jaspers s'oriente vers la réflexion philosophique et, en 1921, il abandonne l'enseignement de la psychologie pour celui de la philosophie.
Le politique Les circonstances historiques, avec l'avènement du nazisme, amènent Jaspers à ne plus séparer philosophie et pensée politique, ce qui pousse le gouvernement national-socialiste à lui retirer sa chaire de philosophie en 1937 et à l'interdire de publication en 1939. L'occupation de Heidelberg, le 1er avril 1945, par l'armée américaine le sauve de justesse de la déportation. En 1948, il accepte la chaire de philosophie de l'Université de Bâle, où il enseignera pratiquement jusqu'à sa mort, le 26 février 1969.
OEUVRES
Les écrits écrits politiques ont pris une importance croissante au sein de l'oeuvre de Jaspers au fur et à mesure de l'évolution de sa pensée. Mais, à ses yeux, si le philosophe doit «refuser d'ignorer le réel», il est investi d'une autre responsabilité, celle de déboucher sur la métaphysique. C'est ce que montrent nombre de ses oeuvres.
Psychopathologie générale (1913) Constamment réédité depuis sa première publication, c'est un ouvrage de référence qui emprunte à la phénoménologie de Husserl sa méthode «descriptive». Influencé par les concepts que Wilhelm Dilthey et Max Weber ont introduits dans les sciences humaines, Jaspers avance l'idée d'une psychologie «compréhensive».
Psychologie des conceptions du monde (1919) L'ouvrage marque la transition entre la phase psychologique de l'auteur et la création de sa philosophie propre. Jaspers le considère lui-même comme «le témoignage précoce de ce qu'on appellera plus tard l'éclairement de l'existence» ("Autobiographie philosophique").
La situation spirituelle de notre temps (1931) C'est le cri d'alarme du philosophe, à la veille de l'ère nazie, au spectacle d'un monde qu'aucune substance spirituelle ne défendait plus contre le pire.
Philosophie (1932) Ouvrage monumental qui est au coeur de toute l'oeuvre, il est composé de trois volumes: L'Orientation philosophique dans le monde conduit aux limites de la connaissance objective; L'Éclairement de l'existence décrit les voies permettant au sujet d'actualiser sa liberté par les actes qui le rendent présent au monde, par sa communication authentique avec autrui; la Métaphysique montre comment l'existence en quête de l'être s'achemine vers la transcendance.
Problème de la culpabilité (1946) Ce cours offre un modèle d'examen de conscience collectif étroitement lié à l'événement, mais d'une validité permanente.
De la Vérité (1947) L'auteur y approfondit le problème des «méthodes» de pensée en général et s'efforce de saisir le paradoxe propre à la pensée philosophique. Si la rationalité philosophique cherche à se définir par rapport à la rationalité scientifique, la foi propre à la philosophie ne cesse d'être confrontée avec la foi religieuse en une Révélation.
La Bombe atomique et l'avenir de l'homme (1958) L'ouvrage montre la nécessité d'une véritable conversion face à l'alternative désormais radicale d'un règne international du droit ou de la destruction totale.
EPOQUE
Violence et totalitarisme Comment choisir son camp, à l'heure où l'histoire est livrée au bruit et à la fureur ? Des philosophes chercheront à tourner le dos à cette impossible alternative. Mais d quand on est juif allemand, comme Hannah Arendt et Hans Jonas, ou marié à une juive, comme Jaspers, on ne peut pas éluder les questions que posent l'explosion de violence de la Seconde Guerre mondiale, l'horreur des camps d'extermination et la folie des régimes totalitaires.
Repenser le philosophique et le politique C'est Jaspers qui commence dès 1931 en dénonçant la faillite intellectuelle et morale de son temps. En 1945, Hannah Arendt analyse la volonté du totalitarisme de promouvoir une pseudo «loi naturelle» qui viendrait se substituer à la loi positive. A la même époque, Karl Jaspers consacre ses cours à la «culpabilité allemande» avant que Hans Jonas ne se demande: «Quel Dieu a pu laisser faire cela ?»
APPORTS
Père de l'existentialisme, Jaspers est l'un des premiers philosophes à avoir dénoncé le totalitarisme au nom de l'exigence première qui est de «permettre à l'homme de devenir vraiment lui-même en prenant conscience de l'être».
La philosophie de l'existence. L'existence, c'est la preuve (et l'épreuve) de la liberté humaine. L'homme n'existe qu'en tant qu'il se choisit lui-même et qu'il décide de ce qu'il est. Mais l'existence est davantage une virtualité qu'une réalité, regrette Jaspers. Les hommes, dans leur vie quotidienne, demeurent prisonniers d'une condition qu'ils n'ont pas choisie; et la plupart d'entre eux s'éteignent sans même avoir choisi une seule fois. C'est seulement dans de rares situations (les «situations limites particulières» de la naissance, de la mort, de la souffrance, par exemple) que l'homme se trouve authentiquement confronté à sa propre existence.
Actualité - postérité. A la fin de sa vie, Karl Jaspers, en dépit de la célébrité (grâce à ses interventions à la radio et à la télévision), de l'afflux des honneurs (Prix Goethe en 1947, Prix de la Paix en 1958, Prix Érasme en 1959), ne revendiquait plus, modestement, que le titre de «professeur de philosophie». Professeur, il le fut sans aucun doute puisqu'il a appris à ses contemporains à penser leur temps; il l'est encore et a encore à l'être, lui qui affirmait la nécessité de poser un droit international supposant: le respect des traités, le renoncement à la souveraineté absolue des États, la circulation illimitée de l'information, la protection des droits de l'homme par une autorité juridique supranationale, etc.