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J.-M.-G. Le Clézio

Né le 13 avril 1940 à Nice. Son père est anglais, d’origine bretonne, issu d’une famille émigrée à l'île Maurice au XVIIIème siècle. Sa mère est française. Après sa licence-ès-lettres, Le Clézio travaille à l’Université de Bristol et de Londres. En 1963, à l’âge de 23 ans, il remporte le Prix Renaudot pour son premier roman, Le Procès-verbal. 1964 : Diplôme d’Etudes Supérieures consacré à Michaux. 1966-67 ; service militaire en Thaïlande, au titre de la coopération. Puis voyage au Mexique et, en 1970, au Panama, où il vit auprès des Indiens, qui influencent fortement sa pensée et son œuvre. Reconnu dès son premier roman, Le Clézio, loin de céder aux vertiges du succès, n ’a cessé de livre en livre d’approfondir sa démarche : beaucoup le considèrent aujourd’hui comme l’un des écrivains les plus importants, sinon le plus important, de la génération. Dans Le Procès-Verbal, on pouvait noter encore des traces d’influences : Le Clézio se présentait tour à tour comme fils du Nouveau Roman, avec ses descriptions à la Robbe-Grillet ou son univers urbain à la Butor, et comme héritier de la tradition visionnaire de Blake et Lautréamont. Outre qu’il était normal de trouver dans un premier roman la résultante des forces principales qui travaillent la littérature contemporaine, cette conjonction paradoxale mettait déjà en lumière l’originalité d’un tout jeune écrivain, originalité que n’allaient pas tarder à confirmer les œuvres ultérieures. En effet, les livres de Le Clézio sont tous marqués au sceau de l’espace et du temps, de l’organique et du regard. La tragédie de l’homme moderne y est toute enfermée. Dans Le Procès-verbal, Adam Pollo — au nom significatif, à la fois le premier et le dernier homme — s’enferme dans une maison abandonnée. Est-il fou ? De quel ordre est sa désertion ? Peu importe la réponse à ces questions. L’essentiel est qu’Adam descendra un jour vers la ville et la mer, qu’il ira aux hommes, aux êtres et aux choses, comme un prophète. Cet univers qui semble l’écraser est aussi à sa mesure. Adam se fond dans la vie organique qu’il rencontre, devient plage, chien, rat, fauve. La vie quotidienne prend une dimension fantastique. Le tragique vient de cette confrontation entre un monde chaotique et un itinéraire dans la folie et la sagesse. Adam s’anéantit par « le double système de la multiplication et de l’identification. » On a pu parler à propos de Le Clézio de « métaphysique-fiction ». L’expression est on ne peut plus juste. L’auteur s’en est à plusieurs reprises expliqué. «Les formes que prend l’écriture, les genres qu’elle adopte ne sont pas tellement intéressants. Une seule chose compte pour moi : c’est l’acte d’écrire. Les structures des genres sont faibles. Elles éclatent facilement (...) Des œuvres! Est-ce que cela existe ? » Il faut écrire pour être soi. Dans La Fièvre, un personnage dit : « Vous comprenez, pas de la poésie, ni des essais, ni des romans, seulement de l'écriture à l’état brut. » Le Clézio, dans tous ses livres, remet en questionnes fondements de la littérature traditionnelle. Il ne faut pas se contenter du superficiel mais «fouiller au plus tragique, au plus vrai, pour trouver le langage déchirant qui soulève les émotions et transforme peut-être la nuit en ombre. » L’œuvre de Le Clézio oscille sans cesse entre des contraires dont il s’agit de chercher l’impossible mais nécessaire harmonie. Doute et certitude, quotidien et sacré alternent, ou plus exactement procèdent l’un de l’autre. Le réel, que l’on tente de décrire en faisant feu de tout bois (multiplications des points de vue, utilisation des collages, des citations, des jeux typographiques), demeure opaque, et en même temps l’écrivain ne cesse de s’émerveiller des frémissements de la vie, des soubresauts de l’être. C’est pourquoi il refuse radicalement la notion de littérature réaliste. « L'écrivain est un faiseur de paraboles. Son univers ne naît pas de l’illusion de la réalité, mais de la réalité de la fiction. » La littérature est duperie, mensonge, complaisance, et surtout, création mortelle, éphémère. La tentation du divin, de l’absolu, implique toujours ce paradoxe d’une sacralisation de l’écriture que suit ou précède une mise en question tout aussi radicale. Il suffit de comparer La Fièvre ou Le Déluge avec Terra Amata pour voir assez clairement se dessiner ce tissu d’apparentes contradictions mais qui, en fait, relèvent d’une vision globale cohérente. L’organique réapparaît dans La Fièvre, recueil de textes sur « des passions aussi fortes et aussi désespérantes que l’amour, la haine ou la mort. » L’un de ces textes s’intitule éloquemment : « Le monde est vivant ». On y retrouve cette prédilection de Le Clézio pour l’anéantissement / exaltation de la conscience individuelle plongée dans la relativité de l'infïniment grand et de l'infiniment petit. L’écrivain doit adopter le point de vue de Sirius s’il veut prétendre à une vision cosmique. Mais également, et cela n’est qu’un antagonisme de façade : « il faut se contenter de regarder, avidement, de tous ses yeux. » Et ce faisant, la hantise de la mort qui occupe Besson, le personnage du Déluge, cède le pas à la célébration de la vie de Terra Amata. Etre vivant, c’est pour Le Clézio l’unique « sujet », la « seule histoire intéressante ». A propos de la folie d’Erostrate et du sacrifice d’Empédocle — remarquons au passage que les « héros » souvent anonymes mais quasi mythiques de Le Clézio finissent tous dans la folie ou l’autodestruction —, il écrivait en 1965 : « La hantise du feu exterminateur est bien une folie, une maladie profondément humaine ; son exigence est celle d’un désir physique. » Hantise et désir qui poussent le jeune homme nommé Machines à tenter d’incendier le supermarché Hyperpolis, symbole du Moloch Consommation dans Les Géants... Encore ce jeu des contraires qui fait diriger les traits de l’auteur tantôt vers la révolte tantôt vers une « extase matérielle ». Face au bombardement incessant d’une réalité agressive, dépossédée, il y a la tentation de la fuite en avant. Le livre des fuites témoigne de cette errance physique (les voyages) et morale (refus successifs et répétés). Le « héros » de Le Clézio est souvent anonyme : ici nommé Jeune Homme Hogan ou dans La Guerre Béatrice B. et M. X, ou encore Tranquilité ou Bogo le Muet dans Les géants, Hogan a pourtant l’âge de l’auteur, 29 ans, et va de ville en ville, à travers le monde, tout comme Le Clézio. D’Asie en Amérique, Hogan-Le Clézio ne rencontre qu'insatisfaction. Le livre des fuites constitue une véritable radiographie de l’échec et parallèlement des formes romanesques. Le Clézio se parodie lui-même. Dans un passage intitulé « Autocritique » il écrit : «Je veux tracer ma route, puis la détruire, ainsi, sans repos. Je veux rompre ce que j’ai créé, pour créer d’autres choses, pour les rompre encore. C’est ce mouvement qui est le vrai mouvement de ma vie. » En effet, en 1970, voyageant au Panama et vivant parmi les Indiens, Le Clézio en rapporte un livre de sagesse et de réconciliation : Haï. L’Indien par son silence lui enseigne la futilité du bavardage occidental. «Les mots n’appartiennent à personne, ils ne sont pas à vendre ». Contrairement à la société marchande et publicitaire dans laquelle nous vivons... Le voyage n’est plus une fuite mais une initiation. Ou plus exactement l’écriture qui dépossède de soi est aussi le moyen d’aller de l’autre côté. «Il est temps d’armer les mots. Armez-les et lancez-les contre les murs. Peut-être qu’ils pourront aller jusque de l’autre côté. » Refusant la société technologique et aseptisée que symbolisent autoroutes, aérodromes et hypermarchés, Le Clézio trouve refuge dans les civilisations détruites. A preuve Les prophéties de Chilam Balam, livre de sagesse maya, qu’il traduit et présente en 1976. Non seulement il prend la défense d’une civilisation qui a lutté au moyen de l’écriture contre sa destruction mais de plus, il voit dans Chilam Balam le signe que « les vrais livres sont magiques. » En ce sens — et c’est encore un paradoxe — Le Clézio est probablement l’un des rares écrivains à avoir su rendre dans toute sa plénitude et sa déchirure le vrombissement, la dynamique, l’agression de la civilisation urbaine. C’est que pour lui l’on n’écrit pas seulement avec les mots. La main de l’écrivain «n’est que sismographe qui enregistre les tremblements venus de loin, et l’écriture n’est qu ’un signal. » ► Bibliographie
(sauf exception, tous les ouvrages de J.M.G. Le Clézio sont publiés chez Gallimard dans la collection « Le Chemin »)
Romans
Le procès-verbal, 1963 ; Le Déluge, 1966 ; Terra Amata, 1967 ; Le livre des fuites, 1969 ; La Guerre, 1970 ; Les Géants, 1973 ; Voyage de l'autre côté, 1975 ; Nouvelles Le Jour où Beaumont fit connaissance avec sa douleur, 1964, Mercure de France ; La Fièvre, 1965 ;


[On simplifie parfois ses nom et prénoms (comme naguère, pour J.K. Huysmans, ou C.F. Ramuz, par exemple) en «J.M.G. Le Clézio ».] Né à Nice. Sa mère est française ; son père (médecin du gouvernement anglais au Nigeria) est d’origine bretonne. Sauf un assez bref séjour au Nigeria, il passe toute son enfance avec sa mère, à Roquebilière et puis à Nice. À dix-neuf ans, il est étudiant à l’université de Bristol ; il enseignera à Bath. Puis il obtiendra, à vingt-quatre ans, un diplôme d’études supérieures (le sujet qu’il a choisi en dit long sur sa nature profonde : le poète Henri Michaux, reporter en « Grande Garabagne » et chargé de mission dans le « Lointain Intérieur »). Il est aujourd’hui docteur ès lettres et continue à enseigner. Son premier roman, Le Procès-verbal (1963), va lui valoir, à vingt-trois ans, le prix Renaudot ; et, de plus, une « clientèle » (comme on dit) aussi avertie - j’entends : lettrée, exigeante— que chaleureuse. On fut bouleversé par ce héros solitaire qui, tout d’un coup, va se plonger dans la vie, marcher parmi les hommes (tout aussi seul), droit devant lui, sans but. Et Je public étonné n’abandonnera plus Le Clézio ; d’autant qu’il donne depuis trente ans, à intervalles réguliers, un nouveau livre. Une vingtaine déjà. Romans, en général ; mais aussi recueils de nouvelles (Le Jour où Beaumont fit connaissance avec sa douleur, 1964 ; La Fièvre, 1966) ou bien essais (L’Extase matérielle, 1967). Quant aux œuvres proprement romanesques, nous citerons ici, pour l’instant, une première série : Le Déluge (1966), Terra amata (1967)-, Le Livre des fuites (1969), La Guerre (1970), Les Géants (1973). À cette époque il s’est déjà livré à une sorte de frénésie nomade (qui ne le quittera pratiquement plus, d’ailleurs, par la suite : Japon, États-Unis, Mexique...). C’est alors que Le Clézio, après une douzaine d’années d’expérience et de succès sans problème, va écrire Voyages de l’autre côté (1975), qui surprendra tout à la fois ses lecteurs et la critique. Roman d’un ton nouveau, chez lui et qui pourtant nous apparaît comme un carrefour de tous ses thèmes « récurrents », ou, bien plutôt, comme une gerbe serrée (mais invraisemblablement détendue), colorée, joyeuse enfin, de toutes les pulsions contradictoires du romancier-poète Le Clézio. De toutes ses hantises. Et pour commencer, observons le titre lui-même, qui accole, comme par jeu, ses deux mots clés: «voyage», c’est-à-dire, chez lui, errance sans arrivée, départ pour nulle part; et « de l’autre côté » (locution qui lui appartient en propre), c’est-à-dire au-delà de la palissade de notre monde hideusement réel, afin d’atteindre (par la ruse de l’écriture) la libre illusion; l’imaginaire: Il est temps d’armer les mots [ ], lancez-les contres les murs. Peut-être qu’ils pourront aller Jusque de l’autre côté. L’œuvre est en trois parties. Au milieu, le roman à proprement parler, animé par la féerique et diaphane Naja Naja ; et, de chaque côté, en symétrie, un prodigieux et trop bref poème en prose, dont la puissance « élémentiste » aurait transporté de joie Bachelard. Le premier, surtout, de quelque dix pages, suffirait, à lui seul, pour situer Le Clézio à s'a vraie place; et le lecteur qui ne connaît pas cet écrivain doit commencer par là. C’est un hymne à l’élément eau. Or, jamais notre homme n’est si bien « à son affaire » qu’avec un pareil sujet. Déjà dans Le Procès-verbal, Adam Pollo, l’« interné » en sursis, passait sa solitude infinie (et voulue) à regarder la mer, en vidant des pots de bière tout en haut de sa colline. Et le jeune Alexis, dans Le Chercheur d’or, nous parle de la mer avec tant d’ardente familiarité que, de toute évidence, l’auteur pourrait reprendre chaque mot à son compte: C’est ce bruit qui a bercé mon enfance. Je l’entends maintenant, au plus profond de moi, je l’emporte partout où je vais [...]. Je l’entends, elle bouge, elle respire. Et encore: Il fait nuit à présent, J’entends jusqu’au fond de moi le bruit de la mer qui arrive. Quant à Adam Polio, descendu de son observatoire et revenu à la vie plénière, ou du moins au contact des hommes, il préférera se changer pour finir (entre autres métamorphoses) en « plage » ! Les quatre éléments, d’ailleurs, au grand complet, avec le ciel étoilé et le sable ou la boue des chemins creux, régnent sur toute l’œuvre de Le Clézio ; sans parler, évidemment, du feu, à la fois lustral, salvateur et anéantisseur. François Besson, dans Le Déluge, redoute tellement la définitive catastrophe de l’explosion atomique, qu’il se fera brûler les yeux par le soleil et deviendra aveugle. Hanté par le désir physique du feu, le jeune héros des Géants tentera d’incendier le « supermarché » Hyperpolis. Notre romancier, grand lecteur d’Empédocle (fasciné lui aussi par le feu, au point de se jeter dans le cratère de l’Etna), a été marqué à jamais par les théories de ce bouillant « présocratique » sur les quatre éléments. Et; pour ce qui est du feu, le romancier Le Clézio le fera intervenir bien évidemment dans Voyages de l’autre côté, notre roman témoin; mais, comme à tout coup dans ce livre-ci, ce sera sur le plan de la pure gaieté. Il servira de champ d’expérience scientifique à la petite bande d’amis de Naja Naja, qui va s’amuser à faire brûler les objets les plus hétéroclites d’une décharge publique, afin de vérifier l’odeur particulière de chacun d’eux. C’est dans ce livre aussi que Le Clézio se risque à réunir côte à côte les deux mots les plus impressionnants (pour lui), de notre langue, dans le surnom d’un personnage : « la femme qui est la flamme». Mais voilà que j’ai oublié Naja Naja elle-même, la femme-enfant qui traverse tout le livre en état d’apesanteur. Être de « fantaisie » au sens le plus fort. Mais, justement, nous prenons ce mot « selon » Le Clézio ; selon l’acception et le niveau de compréhension à quoi seul dans toute la littérature française pouvait accéder ce « bilingue de naissance » et ce poète : fançy (celle du Songe d’une nuit d’été ; celle de Lewis Carroll). Associée ici, d’ailleurs, à son contraire, la Phantasie (celle des poètes les plus chers à Le Clézio:: les romantiques allemands), nullement séduisante celle-là, mais plus volontiers inquiétante ; voire hallucinante, en certains cas. Bien éloignée, malgré la proximité des noms, de la troublante Nadja (qui, on le sait, est une « sorcière » chez André Breton), Naja Naja se présente à nous comme « une nouvelle Lilith», précise l’auteur; c’est-à-dire, à l’encontre pour lui de la démone du Talmud, comme une incarnation (bien transparente pour une incarnation, d’ailleurs) de la liberté. C’est un personnage indéchiffrable, imprévisible, mais d’où émane la joie la plus simple. Elle est royalement entourée d’une véritable « cour » de jeunes gens aux noms bizarres, et drôles comme elle (je ne les « recopierai » pas ici ; lisez le livre), qui ne trouvent pas le temps long à là suivre tout au long de ses aventures (je ne les énumérerai pas ; voyez vous-même). Naja Naja résume, en les poussant à la limite de l’étrangeté, de l’aérienneté, toutes les images que Le Clézio nous a données de la femme La femme sauve l’humanité. Elle rédime notre méchanceté, la méchanceté du « mâle » traditionnel (qui est plutôt prisonnier de sa lourdeur d’âme - et de corps - que vraiment « coupable »). Ainsi Lalla, l’adolescente, qui apprend, d’abord pour elle-même, et nous enseigne alors, que la vraie vie, c’est le silence du « désert » (dans le roman du même nom). Ou encore Ouma, dans Le Chercheur d'or, médiatrice elle aussi, qui n’a pas les yeux fixés sans relâche, comme les autres personnages du roman, sur la conquête du trésor, mais qui sait regarder : regarder le monde (regarder, avidement, de tous ses yeux). Elle est la sagesse de la vie. Mieux encore, elle est la fraîcheur d’âme ; elle est le contact sans cesse établi, et tout naturellement, avec les grands mécanismes cosmiques. Avec la planète Terre. Avec les astres. La femme tient du sauvage ;.et, aussi, de l’enfant. Comme l’enfant, elle participe de l’esprit.« magique (c’est le mot de Le Clézio). Car l’une et l’autre, femme et enfant, sont moins intimidés que l’homme (et moins dénaturés encore) par l’esprit de la « Civilisation », au sens où notre monde moderne entend ce mot : personnifiée, dans ses premiers romans surtout, par certains monstres hideux et dérisoires. En particulier, ces trois hérauts de la « civilisation urbaine » (les seules valeurs, aux yeux du monde moderne) : 1° le bruit térébrant des machines ; 2° la lumière, qui soûle le client des supermarchés du type Hyperpolis ; 3° la vitesse, qui favorise une saine émulation sûr les autoroutes. La femme observe avec étonnement et surtout avec inquiétude (ainsi la jeune Béatrice -« Béa B » - dans La Guerre) la niaiserie du paradis citadin, et par exemple le « confort » (on songe à Bernanos, assez proche, parfois, du romancier-poète Le Clézio l’affreux néant du confort »). La ville, pour notre homme, est juste bonne à être traversée, sans voir. Tous ses héros arpentent nuit et jour la ville (et lui-même aussi, comme déjà Baudelaire : « Seul dans la foule, toujours voyageant à travers le grand désert d’hommes »), mais lui, pour sa part, a toujours préféré marcher dans la solitude ; et, le plus souvent, « hors-la-ville ». Au début, c’était une sorte de voyage à rebours ; il marchait contre son avenir, contre sa destinée. Et ainsi fait le jeune Hogan (dans Le Livre des fuites) qui tente de faire se retourner son ombre du côté du soleil. Dans ce même Livre des fuites, Le Clézio se laisse aller à une digression (comme il le fait volontiers), et celle-ci, curieusement, porte un titre : « Autocritique » : Je veux tracer ma route, puis la détruire, ainsi, sans repos. Il ne pourra acquérir le goût et le sens du voyage vrai (la route « vers quelque chose ») que peu à peu ; et surtout après ses séjours répétés chez les Indiens du Panama. D’ici là, il arrivera progressivement, et ses personnages avec lui, à aimer la route pour l’« en cours de route ». Ainsi Lalla, dans Désert, qui découvre à chaque pas, à l’occasion de la plus humble rencontre avec le moindre objet, un sujet d’émerveillement. Bien sûr, elle ne sait pas au juste où elle va, mais entre les broussailles, un peu plus tard, il y a eu tout d’un coup cette carcasse de métal rouillé qui dressait ses griffes et ses cornes menaçantes. Puis, dans le sable du chemin, une petite boîte de conserve... Cet étonnement d’« être au monde », il est clair que l’auteur lui-même le subit, et avec un mélange d’angoisse et de volupté. De « bien-être ». Et Lalla, interrogée : - Qu’est-ce que vous aimez dans la vie ? - La vie. La vie? Le Clézio s’est réconcilié, en chemin, avec elle : depuis L’Inconnu sur la terre (1978) jusqu’à Onitsha (1991) et Étoile errante (1992). Un peu, sans aucun doute, à la faveur de ses voyages hors d’Europe, liés, cette fois, à une découverte. Celle d’un autre ordre de valeurs : celui des peuples restés primitifs, d’une part (les Indiens Embara, par exemple, au Panama). Ou celui, d’autre part, des peuples entièrement disparus : les cultures « en ruine » (au Mexique, par exemple : les temples précolombiens ou la pyramide du Soleil), qui nous en montrent encore assez pour que nous puissions constater avec admiration leurs relations immédiates (familières, dirait-on) avec les forces primordiales de l’univers et avec les dieux. Passéisme, de la part de notre contemporain Le Clézio ? Non : quête spirituelle. Ce n’est pas « hier» qu’il va chercher là-bas, c’est l’origine du monde ; sa nature profonde, son âme. En conclusion, l’attitude face à la vie de cet écrivain s’est au fil des ans pacifiée, « stabilisée » comme on dit (environ à l’époque de Désert, 1980 ; et, la même année, de Trois villes saintes qui prend pour thème l’« univers », physique et mental, selon les Indiens). Or, cette attitude se traduit par une évolution du héros-type du romancier Le Clézio dans ses œuvres successives: Disons, pour schématiser : les trois personnages d’Adam Pollo, de Hogan, de Lalla-Hawa; le premier concluant par la folie ; le second, par la fuite ; la dernière, par la foi. Foi (bien sûr) sans référence à aucune religion « civilisée » ; une foi sauvage. Le « voyage de l’autre côté » du romancier J.M.G. Le Clézio est arrivé très vite (en somme) à destination : du « côté » de son plus, grand éloignement possible. C’est-à-dire (pour employer l’expression chère à Henri Michaux, le poète qu’avait choisi le jeune Le Clézio comme sujet de diplôme) : en direction de « l’espace du dedans ».