FÉODALITÉ
La féodalité fut le régime social et politique de l'Europe occidentale du IXe au XIIIe s. ; ses vestiges ont subsisté en France jusqu'à la Révolution de 1789 et dans d'autres pays d'Europe, par exemple l'Allemagne, jusqu'au XIXe s. Elle se développa à la disparition du grand commerce maritime qui avait été la base de l'économie méditerranéenne antique et à la prédominance absolue de la propriété terrienne. Le commerce maritime ne survécut qu'en deux points de l'Europe : en Frise, qui resta en relation avec les côtes nordiques jusqu'au moment où les invasions normandes mirent fin à cette activité (seconde moitié du IXe s.) ; à Venise, jusqu'aux XIe/XIIe s. Depuis l'époque gallo-romaine, la terre était divisée en de grands domaines qui couvraient des milliers d'hectares et que leurs propriétaires ne pouvaient évidemment cultiver eux-mêmes. Dès lors se posait le problème du travail agricole : l'esclavage tombant en désuétude sous l'influence morale du christianisme et la rareté de la monnaie ne permettant pas le salariat agricole, les propriétaires furent amenés à répartir leurs terres entre des colons qui les cultivaient contre des redevances ou des corvées, devenues peu à peu perpétuelles et héréditaires. Pour les services publics, il en allait comme pour le travail agricole. Charles Martel, au début du VIIIe s., donna l'exemple en distribuant à ses guerriers des « bénéfices », c'est-à-dire encore des terres, seule richesse de l'époque. En principe, ce bénéfice était précaire ; mais comme le roi avait intérêt à s'assurer la fidélité continue de ses guerriers, le bénéfice, par une évolution naturelle, devint héréditaire, et le capitulaire de Quierzy-sur-Oise (877) ne fit que consacrer un état de fait acquis peu à peu au cours du IXe s. Cependant, la féodalité ne résulte pas seulement d'une dissolution de la propriété, mais aussi d'une dissolution de l'État au sens romain du terme. La vassalité, c'est-à-dire les liens de dépendance d'homme à homme, a des origines à la fois romaines et germaniques. Dans la royauté mérovingienne, qui avait repris les traditions étatiques romaines, la vassalité n'a existé qu'autour du roi : c'était la trustis, formée par les antrustions, qui prêtaient au roi un serment spécial et lui servaient de garde prétorienne.
Le vassal et l'État
On peut donc dire que le vassal, ce personnage essentiel de la féodalité, constitue une véritable nouveauté qui fait son apparition au VIIIe s. lorsque les luttes entre les maires du palais amènent ceux-ci à grouper derrière eux des factions d'aristocrates. Attaché au roi par un serment à caractère personnel, le vassal va s'attacher à lui-même d'autres hommes (le capitulaire de Mersen, 847, généralisera l'institution en obligeant tout homme libre à se lier ainsi au roi ou à l'un de ses fidèles). Dès l'époque carolingienne, le dévouement personnel commence à se substituer à l'idée de l'État. Le roi paie ses vassaux en leur donnant la jouissance d'une part de ses domaines, le vassal du roi fait de même avec ses propres vassaux, d'où une multiplication des fiefs. Le pouvoir royal lui-même encourage ce mouvement, car la vassalité simplifie sa tâche : il n'a qu'à diriger ses vassaux, qui, à leur tour, dirigeront les leurs.
La généralisation de ce système diminue cependant la cohésion de l'État : le vassal se comportera de plus en plus comme un propriétaire de fait. La confiscation du bénéfice, prévue si le vassal ne remplit pas ses obligations, devient vite une épreuve de force. En face de ses vassaux, le roi ne peut pas compter sur ses fonctionnaires, car la fonction publique elle-même se féodalise. Les comtes carolingiens s'approprient leur office qui devient héréditaire (877), des dynasties de ducs et de comtes se constituent (la plus dangereuse étant celle des Robertiens ou Capétiens qui finit par renverser la royauté carolingienne). Aux prises avec cette usurpation, le roi est obligé d'avoir recours à un expédient désespéré, l'immunité, par laquelle il accorde à un vassal l'avantage d'être soustrait à l'action des fonctionnaires royaux et d'être désormais responsable uniquement devant lui. Cependant, cette institution aggrave encore la désintégration de l'État car l'immuniste vit désormais complètement indépendant, sans autre contrôle que celui d'un souverain souvent lointain et fléchissant. Au Xe s., l'évolution de la féodalité arrive à son complet développement. La pyramide féodale comporte à son sommet le roi qui n'est plus que le seigneur des seigneurs et qui voit s'interposer entre lui et son peuple tout un réseau extrêmement complexe de dépendances personnelles et de droits particuliers sur lesquels il n'a que peu de pouvoir. Chaque vassal est pratiquement maître dans le cadre de son fief. Par l'extension de la pratique de l'immunité, il a accaparé les anciens droits régaliens, faisant des règlements de police, contrôlant les voies et les ponts, surveillant les marchés, rendant même la justice. Ainsi l'État s'est littéralement pulvérisé en une multitude de petits États, de seigneuries, dont le château symbolise l'indépendance. Mais le mouvement de la féodalité n'eût pas été aussi puissant s'il n'avait été la source de réels bienfaits. Les invasions normandes (de 840 à 911) et les invasions hongroises (au Xe s.) jouèrent ici un rôle décisif. Dans la carence du pouvoir royal, qui n'avait plus les ressources suffisantes pour assurer la défense du pays, c'est localement que dut s'organiser la résistance, autour du seigneur et de son « château ». L'insécurité générale poussa les derniers hommes libres à entrer à leur tour dans le réseau de la vassalité, les petits propriétaires à vendre leur terre aux grands pour la recevoir ensuite, à titre de fief, avec aide et protection. C'est l'immense besoin de protection, éprouvé par tous dans le haut Moyen Âge, qui fut l'âme de la féodalité. Protection recherchée ou imposée par le seigneur, les relations féodo-vassaliques constituèrent le mode de régulation des tensions d'une société sans État. Du haut en bas de la société s'établirent des liens réciproques d'assistance et de fidélité ; ces liens furent confirmés par des rites spectaculaires : l'hommage (avec l'immixtio manuum et le baiser de paix sur la bouche, l'osculum) ; le serment de foi ; l'investiture, par laquelle le suzerain, après avoir reçu le serment de son vassal, lui remettait un objet, symbole du fief.
Dans les zones méditerranéennes restées imprégnées de droit romain, les contrats féodaux furent parfois scellés par des actes écrits (les convenentiae catalanes ou occitanes, par exemple). Dans certaines régions, il subsista des terres sans seigneurs et des paysans libres : on parle d'alleux et d'alleutiers. En Allemagne, la féodalité se répandit moins rapidement qu'en France, mais elle devait être plus durable. Ruiné par sa lutte contre le Saint-Siège, le pouvoir impérial ne put empêcher la création de grandes puissances féodales laïques et ecclésiastiques qui devaient entretenir la division de l'Allemagne jusqu'au XIXe s. Il faut signaler en Allemagne la distinction entre les principautés « immédiates », qui relevaient directement de l'empereur, et les principautés « médiates », dont le souverain dépendait d'un autre prince. L'Italie se féodalisa en même temps que la France mais, en raison des débouchés méditerranéens, la renaissance commerciale se manifesta dès le XIe s. et toute la physionomie politique et économique de l'Italie fut transformée par l'essor du mouvement des communes. Le même phénomène est intervenu en Flandre mais au XIIIe s. En Angleterre, la féodalité ne fut introduite que par la conquête normande (1066) et le Domesday Book (1086) fixa l'armature féodale du pays. Toutefois, la monarchie anglaise, aux XIe/XIIe s., conserva un prestige beaucoup plus grand que les monarchies du continent, parce que la pyramide féodale était réellement contrôlée par le roi suzerain et qu'aucune seigneurie ne fut assez importante pour mettre en échec les rois normands. Ceux-ci possédèrent toujours une milice nationale alors que les autres rois suzerains ne pouvaient guère compter que sur l'armée féodale.