Eugène Ionesco
Eugène Ionesco est né en Roumanie le 26 novembre 1912. Encore tout petit enfant il vint en France avec sa mère. Après Paris et Maisons-Alfort, il connu de longues années de pension dans une famille de la Mayenne, à la Chapelle-Anthenaise. Ce furent pour lui dans ce village, entre l’église, l’école et les champs, des années heureuses qu’il évoque dans Journal en miettes comme le paradis perdu. Rentré en Roumanie à quatorze ans, il y acheva ses études, devint professeur de français au lycée de Bucarest et publia ses premiers textes dont un court essai d’inspiration surréaliste et polémique : « Non », qui fit quelque scandale. Traumatisé par la montée du fascisme (il note alors dans son journal que ses amis, les uns après les autres, se transforment en rhinocéros, cf. Passé présent présent passé), il quitte la Roumanie au début de la guerre et s’installe en France avec sa femme. Après la guerre il vit à Paris. En 1950, sa première pièce La cantatrice chauve, créée au théâtre des Noctambules dans une mise en scène de Nicolas Bataille, déconcerte la plupart des critiques mais enthousiasme Jacques Lemarchand et Raymond Queneau. En quelques années et quelques pièces (La Leçon, Victime du devoir, Amédée ou comment s’en débarrasser) Ionesco s'impose comme un des maîtres de ce qu’on appelle alors le théâtre de l’absurde. Bientôt traduit et joué dans de nombreux pays, il acquiert avec Le Rhinocéros, créé d’abord à Berlin en 1958, puis en 1960 à Paris par Jean-Louis Barrault, une réputation mondiale. Définitivement consacré avec la représentation de La Soif et la faim à la Comédie Française en 1966, puis quelques années plus tard par son élection à l'Académie française, Ionesco n’en est pas moins demeuré un auteur insolite, publiant son premier roman en 1973 et donnant en 1975 avec l’Homme aux Valises une de ses pièces les plus singulières. « Il y a des sursauts de joie ou d’allégresse. Ils retombent aussi vite. Mais s’il y a ces sursauts, s’il y a ces jaillissements, c’est qu’il y a une source inépuisable, il y a une fontaine, il y a peut-être aussi un lac tout neuf entouré par des montagnes blanches aux pentes dorées par le soleil et la lumière d’un paradis intérieur. Il doit y avoir ça quelque part. Je me le dis, j’y crois un peu, j’y crois moins, je n’y crois pas du tout. Plus je m’enfonce plus je ne trouve que de la vase. Une mare sale. » Qui parle ici, dans Le Solitaire, le premier roman d’Eugène Ionesco, publié en 1973 ? Est-ce le narrateur, ce narrateur anonyme, mais qui dit constamment « je » et que, dans la pièce (Ce formidable bordel) écrite à partir du roman, l’auteur désigne comme « le personnage », ou bien Ionesco lui-même ? Certes, Le Solitaire est bien un roman, et son histoire est totalement inventée, mais dans ce passage on reconnaît comme l’écho de beaucoup d’autres, épars dans toute l’œuvre — les pièces, le journal, les Notes et contre-notes, les entretiens — et où, même quand elle n’est pas directement présente, la voix de Ionesco semble se faire entendre. Ce que dit ici le narrateur peut servir de point de départ, de clé à une lecture de toute l’œuvre. Le roman lui-même — si nouveau qu’il apparaisse dans cette œuvre par la substitution d’un discours continu et subjectif au dialogue théâtral, à la projection de situations, d’images sur la scène — en est par sa problématique même le miroir, le reflet. Cette joie, cette allégresse qu’éprouve parfois le narrateur du Solitaire et que seuls justifient l’existence ou la possibilité, le souvenir ou l’espoir d’un monde illuminé, d’un lac tout neuf, d’un paradis intérieur, n’est-ce pas la même que Bérenger connaît dans la cité radieuse de Tueur sans gages et poursuit dans La soif et la faim ? Cette lumière perdue et désirée explique pareillement les nostalgies, les angoisses, la quête de L’Homme aux valises. Surtout cette lumière, et la joie qu’elle engendre, Ionesco. avoue les avoir connues à plusieurs reprises, mais jamais aussi vivement que ce jour d’été, dans son adolescence, lors d’une promenade à l’heure de midi dans une ville de province : « C’était une petite rue, dit-il dans Passé présent présent passé, bordée de petites maisons blanches dont les murs immaculés brillaient avec un tel éclat, avec tant de force qu’ils avaient l’air de vouloir disparaître, se confondre dans l’intensité d’une lumière ardente, envahissante, totale qui s’évadait de ses formes : devant elle le monde semblait sur le point de s’effacer, de s’évanouir dans la lumière. » Le paradis intérieur, c’est aussi le souvenir de l’âge d’or de La Chapelle Anthenaise, ce temps de l’enfance et de l’émerveillement. Cette joie qui soulève, qui rend le corps léger, aérien, cette évidence qui éblouit, sont éphémères. Quand la lumière s’évanouit, le narrateur, Bérenger, Ionesco retrouvent le monde et ses grisailles, son épaisseur et, du même coup, le temps qui passe avec, à l’horizon, la mort. «Plus je m’enfonce, plus je ne trouve que de la vase », dit le Solitaire. Le voilà donc semblable à Choubert qui, dans Victime du devoir s’imagine être enfoui jusqu’au cou dans une boue gluante, qui lutte, qui peine pour s’arracher à cette horreur, à ce phantasme et pour aller vers la lumière ; semblable aussi au personnage principal de L’homme aux valises, qui ne peut courir, ni franchir une rivière, ni s’embarquer vers un monde plus libre parce qu’il est empêtré dans ses valises (ses souvenirs, ses écrits) mais, refuse de les lâcher. La Vase, c’est le titre d’une nouvelle publiée en 1956 dans Les Cahiers des saisons, puis reprise en volume dans La photo du colonel et dont la télévision allemande a tiré un film en 1972. Or qu’arrive-t-il au héros de ce film qu’Eugène Ionesco interprète lui-même au cinéma ? Non seulement, comme le Solitaire il a du mal à communiquer avec autrui, à comprendre l’agitation du monde et s’enlise dans l’ennui, dans l’épaisseur de la réalité, mais, littéralement, s’égarant dans une zone marécageuse, c’est-à-dire loin de toute lumière, il s’enfonce dans la vase. La joie, l’envol — sensation si souvent éprouvée en rêve comme nous le confie Ionesco dans Journal en miettes et qui s’incarne au théâtre dans Le piéton de l’air — et à l’inverse l’ennui, l’enlisement, la mort, tels sont les thèmes dominants de l’œuvre, les images autour desquelles tout s’articule, les nouvelles, le théâtre, le roman et dont les deux volumes du journal nous apprennent avec quelle intensité ils sont vécus. Ces thèmes, toutefois, peuvent sembler n’être la clé que de certains textes, ceux où Ionesco avance presque à visage découvert, transpose sur le théâtre, développe dans un récit ou donne à l’état brut dans des pages de journal ses rêves, ses phantasmes, ses obsessions. Les premières pièces, La Cantatrice chauve, La Leçon, Amédée ou comment s’en débarrasser, Jacques ou la soumission, qui jouent jusqu’à les dérégler sur les mécanismes du langage et des situations, qui dévoilent l’absurde dans le quotidien, l’insolite dans le prosaïque, ne sont-elles pas plus objectives que les suivantes, donc différentes par nature du Piéton de l’Air, du Rhinocéros ou du Roi se meurt, lesquels reflètent ouvertement les rêves et les angoises de l’auteur : le bonheur de l’envol, la peur du régime totalitaire, le malheur d’être mortel ? Sans doute. Mais il faut souligner d’abord l’évolution de l’écriture et les ruptures apparentes dans la manière d’aborder le réel — ou la relation du réel et du rêve — pour mieux comprendre l’unité sous-jacente et la cohérence de l’œuvre. En 1950, lors des représentations au théâtre des Noctambules, La Cantatrice chauve choqua la plupart des critiques et une partie du public qui ne reconnaissaient pas là les règles du théâtre. Leur colère était d’autant plus grande que l’auteur loin d’ignorer les lois de la dramaturgie — lesquelles alors étaient singulièrement boulevardières — les transgressaient délibérément et faisaient systématiquement tout ce qu’il ne fallait pas faire. Il éliminait d’un même coup l’intrigue avec sa progression, ses rebondissements, ses effets, sa fin, et la psychologie. M. et Mme Smith n’étaient pas des personnages au caractère différencié ; ils pouvaient être n’importe qui, parlaient par formules toutes faites (mais bientôt gauchies, perverties, démontées) et accomplissaient les gestes les plus ordinaires de la vie quotidienne. Ce que Ionesco mettait en scène — et en question — ce n’étaient pas des histoires, mais le langage lui-même, et, à travers une série de situations, le caractère insolite ou absurde de la réalité. Son humour, et il se manifesta pareillement dans les pièces suivantes, consistait à dérégler ce langage et ces situations, mais leur dérèglement même en dévoilait les mécanismes. Les objets proliféraient {Victimes du devoir, Les Chaises, Le nouveau locataire), les cadavres grandissaient {Amédée) ou tout le vocabulaire se ramenait au mot « chat » {Jacques ou la soumission), mais à chaque fois par le biais de ces phénomènes bizarres, le spectateur découvrait l’étrangeté du réel. Avec Tueur sans gages, semble-t-il, Ionesco cesse d’être pur témoin, de laisser parler les mots et divaguer les objets pour projeter sur la scène son univers intérieur, ses obsessions, ses rêves. Les dialogues rapides où les clichés se heurtent, où la modification d’une image banale crée la surprise sont toujours là, mais pour la première fois apparaissent de longs monologues prenant l’allure d’interrogation métaphysique. Rhinocéros, Le Roi se meurt surtout ou encore La soif et la faim allaient donner l’impression qu’Ionesco avait changé de manière, que son théâtre, bien que toujours plein d’humour, de dérision, était devenu plus classique, plus rhétorique parfois, plus philosophique, et assurément plus subjectif. Bérenger, le héros de ses pièces, n’était-il pas son porte-parole ? Tout cela était comme confirmé par Journal en miettes, par Passé présent présent passé où Ionesco par exemple racontait des rêves, des expériences qui avaient servi de point de départ à des pièces — quelquefois, d’abord à des nouvelles. Et Le Solitaire qui, lui-même se transformait au théâtre en Ce formidable bordel, s’intégrait parfaitement dans cet ensemble. Seulement, si l’on admet qu’il y a deux manières successives et radicalement différentes de Ionesco (un Ionesco absurde, insolite, mécanique et un Ionesco classique, subjectif, métaphysique) et non que Ionesco use de plusieurs registres pour dire finalement la même chose : son étonnement devant le monde, son désir de lumière et son angoisse de la mort, comment peut-on expliquer par la deuxième manière le caractère purement politique, le sujet a priori parfaitement anti-théâtrale du Piéton de l’air et surtout la construction éclatée, pulvérisée, toute en images, jeux du réel et des phantasmes, du présent et du passé, de L’Homme aux valises ? Cette dernière pièce en effet renoue avec la rapidité, l’étrangeté des premières, et comme elles casse tout ce qui pourrait ressembler à une intrigue, mais véhicule les mêmes obsessions que Le Rhinocéros et trouve à l’évidence sa source — et son explication symbolique — dans un rêve raconté dans Passé présent présent passé. L'homme aux valises, n’est pas une synthèse de deux manières différentes par nature, mais bien, comme Le Solitaire, le reflet d’une œuvre cohérente, de ses formes et de ses thèmes. Qu’il se tienne à l’écart pour mieux regarder le monde, son agitation, ses drames, avec surprise, émerveillement ou crainte, ou que prenant le masque de Bérenger ou du Solitaire, il quête la lumière, se heurte à l’épaisseur des choses, Ionesco demeure le même. A chaque fois il dit la difficulté de communiquer, et surtout son étonnement devant ce qui existe, le comportement des hommes et la réalité du monde et son angoisse à l’idée que tout cela disparaîtra, avec la mort. A travers pièces et romans, même si elle paraît changer d’allure, la démarche est toujours la même. Les personnages de La Cantatrice chauve appartiennent si bien au quotidien que si on veut les examiner avec recul ils en deviennent incompréhensibles. La même surprise, la même angoisse secrète, le solitaire l’éprouve dans ses rapports avec les autres : « Comment faire pour les approcher ? Pour moi, ce sont des martiens, mes semblables ! Est-ce que c’est eux qui étaient là derrière la vitre, comme dans un zoo, ou est-ce que c’était moi ? J’allais plus loin dans le sens de la séparation. En m’appliquant, je réussis à faire en sorte que leurs mouvements, leurs gestes, me parussent désordonnés, langage dont je ne saisissais pas le sens. Leurs mots me devinrent incompréhensibles... »
► BibliographieThéâtre Gallimard, 5 volumes ; Tome I ; La Cantatrice chauve ; La Leçon ; Jacques ou la soumission ; Les chaises ; Victimes du Devoir ; Amédée ou comment s'en débarrasser, 1954 ; Tome II ; L'impromptu de l'Alma ; Tueur sans gages ; Le Nouveau Locataire ; L'avenir est dans les œufs ; Le Maître ; La jeune fille à marier, 1958 ; Tome III ; Rhinocéros ; Le Piéton de l'air ; Délire à deux ; Le Tableau ; Scène à quatre ; Les Salutations ; La Colère, 1963 ; Tome IV ; Le Roi se meurt ; La Soif et la Faim ; La Lacune ; Le Salon de l'automobile ; L'Oeuf dur ; Pour préparer un œuf dur ; Le Jeune Homme à marier ; Apprendre à marcher, 1966. Tome V ; Jeux de massacre ; Macbett ; La Vase ; Exercices de conversation et de diction françaises pour étudiants américains, 1974 ; Pièces en publication séparée : Rhinocéros, suivi de La Vase — Le Roi se meurt — Jeux de Massacre — Macbett — La cantatrice chauve, suivi de La leçon — Ce formidable bordel, toutes dans la collection Le manteau d'Arlequin, Gallimard ; L'homme aux valises, suivi de Ce formidable bordel, 1975, Gallimard ; Nouvelles La photo du colonel, 1962, Gallimard ; Essais Notes et contres-notes, 1962, Gallimard, Collection Pratique du Théâtre ; Entretiens avec Claude Bonnefoy, 1966, Pierre Belfond, édition nouvelle et remaniée en 1977 sous le titre : Entre la vie et te rêve ; Découvertes, 1969, Skira, illustration de l'auteur ; Antidotes, 1977, Gallimard ; Journaux : Journal en miettes, 1967, Mercure de France ; Présent passé passé présent, 1968, Mercure de France ; Roman Le Solitaire, 1973, Mercure de France.