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E. -M. Cioran

Né en 1911 en Roumanie. Vit à Paris depuis 1937. Sur l’exemplaire de Valéry face à ses idoles (1970) de la Bibliothèque nationale, à la page où Cioran écrit que « Valéry n’était pas poète », quelqu’un a jeté au crayon un OH ! rageur qui résume bien ce qu’on pourrait appeler la voix idolâtre des lettres. A l’inverse, Valéry est pour Cioran un esprit presque détrompé. On pourrait en dire autant de Cioran lui-même : il n’est ni romancier, ni philosophe, ni poète, et voudrait n’être rien. Si Cioran, toutefois, devait être poète, il serait Henri Michaux, qui lui ressemble comme un frère. Il fallait tout de même que Cioran soit cet exilé de corps et de langue, ce personnage solitaire de l’Est venu de quelque « lointain intérieur » pour être justement cela : un homme contre. Penser contre l’Occident ne lui a pas toujours suffi, il devait encore penser contre lui-même, penser contre la pensée. Commenter Cioran ne peut être finalement qu’aligner des mots rendus d’avance au néant. Plus encore que Blanchot, Cioran nous fait partager l’expérience suicidaire d’écrire. L’épitaphe est pour lui, avec le juron et le télégramme, le modèle du style. Qu’est-ce qui pour Cioran fait une œuvre, et d’ailleurs la défait ? Le gouffre, le remords, la férocité — Nietzsche, Proust, Baudelaire et Rimbaud doivent selon lui leur survie à « la générosité de leur fiel » — et la déception qui donne ce ton inimitable d’un Benjamin Constant. Ce que Cioran déteste, ce sont les qualités. Elles sont là pour remplir le néant ou le vide, états insupportables, comme on sait, pour l’Occidental. L’existence vraie appartient à ceux-là seuls que la nature n’a accablés d’aucun don. Aussi serait-il malaisé d’imaginer univers plus faux que l’univers littéraire, ou homme plus dénué de réalité que l’homme de lettres » (Syllogisme de l’amertume). Ou encore : « Tout homme à talents mérite commisération (...) N’être rien, — ressource infinie, fête perpétuelle » (Tentation d’exister). Le rôle, la fonction, le destin, la foi, autant de bouche-trous, de coalitions contre la mort. L’histoire n’est jamais que l’épiphanie interminable de la barbarie. A la mort d’Athènes, tout est joué : après les grands systèmes, les accidents humains tiennent lieu de théorie : la morale propose des recettes, la sagesse devient le dernier mot des civilisations qui expirent. « Le destin impersonnel de la pensée s'est éparpillé dans mille âmes, dans mille humiliations de l’idée ... Ni Leibniz, ni Kant, ni Hegel ne nous sont plus d’aucun secours» (Précis de décomposition). La philosophie n’est plus qu’un « recours » pour ceux qui « esquivent l’exhubérance corruptrice de la vie » et les grands systèmes de « brillantes tautologies ». S’en remettra-t-on à l’histoire ? Assurément pas, puisqu’elle n’est qu’un «défilé de faux absolus, une succession de temples élevés à des prétextes, un avilissement de l’esprit devant l’improbable ». L’histoire, ce jeu féroce et absurde de la victime et du bourreau, est proprement « indéfendable ». Il faut dont réagir à son égard «avec l’inflexible aboulie du cynique, ou sinon se ranger du côté de tout le monde, marcher avec la tourbe des révoltés, des assassins et des croyants ». Rien ne peut faire que la Chiite ne soit le passé et l’avenir de toute civilisation comme de tout individu. Dans Histoire et Utopie, Cioran s’attache à démonter les pièges de l’utopie, qui est toujours organisation du Mal, gestion plus ou moins technocratique de l’apocalypse. Selon son habitude, Cioran tient ici encore les contraires à deux mains, comme pour mieux les laisser fuir : « Une société incapable d’enfanter une utopie est menacée de sclérose et de ruine », mais «pour les Tacite, il n’y a point de Rome idéale ». Cioran est un Tacite du sequitur clades éternel. Et même un Tacite sans Annales.
Il y a chez Cioran un gnostique de la race des Simon Mage et des Carpocrate. Dieu ne peut être que le mauvais démiurge : « la Création fut le premier acte de sabordage ». Le vrai Dieu s’appelle Douleur. Vivre serait consentir à ce sabotage par un perpétuel sabordage : manière ironique de retrouver l’Etre. Quant à remplacer ce Dieu « si terne, si débile, si médiocrement pittoresque » des religions par le Prince des ténèbres, c’est encore baptiser d’un nom son angoisse. Inutile : cosmogonie et apocalypse, nous les vivons chaque jour, dans notre vie quotidienne. Peu à peu Cioran penche vers le Tao, mais avec précaution. « Tao Te King va plus loin qu’Une saison en enfer, ou Ecce homo » Tout plutôt que cette superstition occidentale de l’acte, de l’évènement et du moi. «Le repos, c’est tout ce que nous demandons. » Diogène ? Assurément. Socrate reste un modèle, seul Diogène « ne propose rien ; le fond de son attitude — et du cynisme dans son essence — est déterminé par une horreur testiculaire du ridicule d’être homme». Le renégat, le traître et le chien. Le penseur sans illusions « aboutit à une vision dans laquelle se mélange la sagesse, l’amertume et la farce ». L’homme moderne, dit Cioran, ne peut que « bricoler dans l’incurable ». Son écriture est cela : un bricolage. C’est le facteur Cheval de la tentation d’exister. Partant du principe que « tout mot est un mot de trop », il économise, enregistre, recopie : un Maldoror concis. Bien qu’il reproche à Voltaire d’avoir inauguré dans les lettres «le commérage idéologique », Cioran est un Candide qui n’aurait jamais entendu le nom de Rousseau. Il écrit en annulant ses propres mots. Ses phrases ne laissent pas de traces, ne camouflent aucune profondeur. Tout est dit, car le cynique seul veut et peut tout dire. L’humour reste la dernière retraite contre la tentation d’exister, et la prose la plus classique, celle de Pascal, la dernière rature.

► Bibliographie
Précis de décomposition, 1949, Idées, GaiIimard ; Syllogismes de l'amertume, Idées, Gallimard, 1952 ; la Tentation d'exister, 1956 ; Histoire et utopie, 1960 ; la Chute dans le temps, 1964 ; le Mauvais Démiurge, 1969 ; De l'inconvénient d'être né, 1973. Tous ces ouvrages chez Gallimard.


Essayiste français d’origine roumaine ; fixé en France (à Paris) depuis 1937. Il est fils d’un prêtre orthodoxe ; mais il nie (mieux : il honnit) toutes les religions, grimaces de l’absolu, dit-il ; de même que l’amour. Et, plus encore, la Liberté : C’est là un principe éthique d’essence démoniaque ; Joseph de Maistre, dont il a été l’éditeur et préfacier en 1957, déclarait, de même, que « 1789 est satanique ». Mais Cioran récuse aussi la musique ; et, pendant qu’il y est, l’écriture. Avec un bon point, tout de même, pour les poètes (alors qu’il se dit, bien à tort, inapte à la poésie). Il fait grâce aussi aux Grecs anciens (après quoi, selon lui, il n’y a plus que nullité, que néant, que barbarie) : Socrate est le modèle ; mais il y a mieux encore, Diogène, qui, seul, ne propose rien ; le fond de son attitude - et du cynisme dans son essence - est déterminé par une horreur testiculaire du ridicule d’être homme. D’ailleurs, tout homme à talents mérite commisération. Au total, tout mot est un mot de trop. Pour sa part, E.M. Cioran nous a donné, de 1949 (Précis de décomposition) jusqu’à ces dernières années (Aveux et anathèmes, 1987), neuf livres ; et d’une exceptionnelle densité. D’une finesse véritablement suraiguë - mieux : d’une liberté d’esprit unique, en un temps de conformisme philosophique. Car enfin, pessimiste comme tout le monde, et non par mode cette fois, il l’est au nom d’un idéal esthétique : une beauté qui serait non rationnelle. Une soif d’indicible et de non-intelligible : Ce qui nous distingue de nos prédécesseurs, c’est notre sans-gêne à l’égard du Mystère. Nous l’avons même débaptisé : ainsi est né l’Absurde. Mais, quant à lui, il n’a jamais rien détruit, ni jamais édicté un seul précepte ; ah, si ! celui-ci (qui est dans Syllogismes de l’amertume, 1952) : Modèles de style : le juron, le télégramme et l’épitaphe.



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