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DESCARTES (René)

DESCARTES (René). Philosophe français (1596-1650). Mathématicien (les coordonnées cartésiennes, l’algèbre), physicien, psychologue (les Passions de l’âme). A voulu ouvrir une nouvelle route en philosophie, après les bouleversements du XVIe siècle ; sa métaphysique part du doute radical, dont il sort par le cogito ; il démontre l’existence de Dieu, la spiritualité de l’âme. S’oppose à Aristote et à la philosophie scolastique. Son Discours de la méthode (1637) est le premier grand texte philosophique écrit en langue française ; cependant il continuera à exposer sa métaphysique dans la langue latine (comme le feront Spinoza et Leibniz). Meurt prématurément dans le palais glacial de la reine Christine de Suède qui l’avait appelé à Stockholm. Sa méthode s’inspire d’abord des démonstrations mathématiques, qui lui semblent éviter les errements des discussions d’idées ; mais ses Règles pour la direction de l’esprit (écrites en 1628, elles cherchent à établir une mathématique universelle) sont restées inachevées, preuve de l’insuccès de cette tentative. Il va alors trouver dans l’évidence de l’intuition intellectuelle le critère de la vérité — comme firent tous les philosophes, et comme il se doit, si l’on veut respecter la réalité. Ainsi, la tendance idéaliste de certaines de ses propositions (en particulier le « cogito ergo sum ») est retenue, maîtrisée, par sa volonté d’aller au réel. Ses Méditations métaphysiques rétablissent l’affirmation des propositions traditionnelles de la philosophie, contre les sceptiques et les brillants esprits de la Renaissance. Dans ses Réponses aux objections, il se rapproche souvent des formulations de saint Thomas, et même d’Aristote. À la fin de sa vie, en 1644, il publie un manuel complet, sous le titre de Principes de la philosophie. Il y suit un ordre moderne, partant des principes de base (métaphysique) pour en tirer une physique (avec l’astronomie), une épistémologie, et pour parvenir à ce couronnement qu’est la Sagesse. Dans sa lettre-préface à la traduction française (1647), il présente l’image fameuse de son système entier : « Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, à savoir la médecine, la mécanique et la morale, j’entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui, présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse. »


DESCARTES René
1596-1650
1. Vie et œuvre. -2. «Les Passions de l’âme ». - 3. L’esprit cartésien.
Philosophe, né à La Haye (aujourd’hui La Haye-Descartes) en Touraine.
Vie et œuvre
« Philosophe » est un mot par trop vague. Mathématicien, physicien et métaphysicien, notons qu’il est encore, et surtout, moraliste, ou plutôt, que c’est en cette dernière branche des «sciences philosophiques » qu’il fut (du point de vue qui est le nôtre dans le présent dictionnaire) génial : c’est-à-dire génial en tant qu’écrivain. Son père qui est conseiller au parlement de Rennes appanient par là même à la noblesse de robe, et le jeune Descartes va recevoir une éducation de gentilhomme au collège de La Flèche : lever tardif, escrime, équitation, jeu de paume, et aussi (selon les excellentes traditions pédagogiques des jésuites) mathématiques, logique, éloquence. Mais la méthode scolastique, fondée sur l’« autorité » d’Aristote et de saint Thomas d’Aquin, ne le satisfait guère. Il étudie alors, à Poitiers, la médecine et le droit; puis en 1618, va s’engager dans l’armée hollandaise où il sert sous les ordres du prince Maurice de Nassau, allié de la France. Il passe ensuite en Allemagne ; et c’est près d’Ulm où l’armée prend ses quartiers d’hiver, qu’enfermé - comme il dit - dans un poêle, c’est-à-dire dans une chambre chauffée, il a tout à la fois la révélation de sa vocation philosophique et l’intuition de l’idée directrice de toute sa vie (10 novembre 1619). Quels sont au juste ces fondements d’une science admirable? On en discute encore. Car, si Descartes a fait revivre pour nous ses états d’âme durant cette nuit de ravissement intellectuel, dans un compte rendu qu’il intitule Olympica (et que va paraphraser de façon un peu suspecte son pieux biographe Baillet en 1691), nous n’avons par contre aucune indication plus précise sur le contenu de son illumination. Sans doute entrevoit-il alors que toutes sciences étant d’essence mathématique, elles doivent donc adopter la méthode de raisonnement de cette même mathématique si elles veulent prendre possession de tout leur champ d’application, et faire ainsi progresser l’humanité. Mais cette interprétation n’est, à vrai dire, qu’un résumé quelque peu simpliste de certaines affirmations ultérieures de Descartes, qui ont pu servir au cours des siècles à définir tout ensemble sa technique de raisonnement et le but qu’il se propose (Ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien. C’est proprement ne valoir rien que de n’être utile à personne, etc.). D’autres exégètes de Descartes pensent qu’il s’agit, plus simplement, des principes de cette nouvelle science (la géométrie analytique), imaginée par lui pour relier entre elles les figures géométriques et les propriétés des symboles algébriques. En tout état de cause, Descartes, qui abandonne en 1620 la vie militaire, se borne encore (de 1620 à 1628) à voyager en Hollande, au Danemark, en Allemagne du Nord, en Bohême, en Flandre, en Italie (où, entre autres, il se rend à Lorette en pèlerinage pour s’acquitter du vœu fait à la Vierge durant sa nuit d’illumination), en France aussi où il va s’arrêter longtemps, à plusieurs reprises, et mener la vie de gentilhomme (jeu et, à l’occasion, duels). Invité et fêté dans les milieux savants et littéraires, il leur préfère bien souvent les salons mondains. Mais il décide enfin de se retirer dans la solitude, en Hollande, et d’accomplir l’œuvre scientifique et philosophique que chacun attend de lui. Il va se fixer en effet, de 1628 à 1649, c’est-à-dire presque jusqu’à sa mort, dans ce pays paisible, qui jouit alors d’une liberté sans exemple - mais on le verra, toute relative - sur le plan du commerce des idées. Notons qu’il y aura (d’une simple servante) une fille qu’il prénommera Francine et qui va mourir à l’âge de six ans. Années fécondes ; il se consacre à des recherches mathématiques, à des expériences de physique, engage une correspondance à travers toute l’Europe avec savants ou philosophes. Et surtout, il rédige ses grands ouvrages. C’est d’abord en 1633 Le Traité du monde, qu’il écrit en français et non en latin, mais qu’il s’abstient de faire paraître à la suite de la condamnation de Galilée. N’en seront publiés que trois extraits (La Dioptrique, La Géométrie et Les Météores) en 1637 ; et c’est à titre de simple préface à ces travaux savants que sera donné au public Le Discours de la méthode (... pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences), écrit, cette fois encore, non pas en latin mais directement en français : afin que les femmes même pussent y apprendre quelque chose. Aussi l’année 1637 est-elle, à ce seul titre, mémorable dans l’histoire des idées : de ce jour, la pensée scientifique et philosophique n’est plus un domaine réservé à la caste des « doctes ». Les Méditations métaphysiques (1641), écrites en latin, simple développement de la quatrième partie du Discours, lui valent d’être menacé d’expulsion. L’université d’Utrecht l’accuse d’athéisme. Sauvé par de puissants protecteurs, et en particulier par l’ambassadeur du roi de France, il évite, de peu, d’être traduit en justice. Une princesse exilée, Élisabeth de Bohême, va entretenir alors avec lui (de 1643 à 1649) une correspondance assidue. Aussi bien la philosophie de Descartes va-t-elle prendre une tournure délibérément simplifiée et plus axée sur la morale, en particulier dans ses deux dernières œuvres, écrites l’une et l’autre à l’intention de la princesse : les Principes de la philosophie (1644) et le Traité des passions de l’âme (composé en 1645, publié en 1649). Le premier de ces livres, rédigé en latin, déchaînera, plusieurs années durant, de telles polémiques chez les « doctes », que Descartes - après deux nouveaux et brefs voyages en France - finit en 1649 par accepter de s’établir à Stockholm, où il fera paraître l’autre livre, Traité des passions de l’âme (écrit en français comme le Discours de la méthode). Au surplus, d’autres « doctes » l’attendent dans cette nouvelle retraite ; et même à la cour de la reine. L’accueil est officiel, sans plus ; c’est-à-dire glacial. Pas d’autres commandes qu’un livret de ballet (les vers n’en manquent pas de relief ; il a été réédité d’ailleurs, en 1920, par Albert Thibaudet dans la Revue de Genève). Mais il doit donner à la reine des leçons matinales de philosophie, en plein hiver un jour il prend froid en se rendant au palais, et meurt peu après d’une pneumonie.
« Les Passions de l'âme »
Avant d’aborder, par pur acquit de conscience, le cartésianisme, nous trouverons bon de nous attarder quelque peu autour du traité des passions de l’âme (écrit pour répondre à une demande de sa correspondante, la princesse Élisabeth de Bohême), qui est peut-être l’œuvre la plus originale de Descartes, la plus intéressante sur le plan proprement littéraire, et, sans contredit, la plus riche sur le plan humain. Les passions ne sont pas ici considérées comme moralement mauvaises, a priori. Elles n’ont aucune valeur morale ; simple phénomène organique, dont la caractéristique (précieuse pour l’examen du philosophe) est de provoquer des perturbations. En outre l’âme peut agir sur elles, puisque, dans le sens inverse, le corps a bien, par elles, agi sur l’âme. Cette idée d’une action réciproque, fondée sur une consubstantialité, était alors fort neuve, puisque l’âme (substance pensante) et le corps (substance étendue) constituent, selon la métaphysique traditionnelle, codifiée et précisée par Descartes lui-même, deux substances distinctes. Il s’attache en particulier à celles de ces passions qu’il nomme les passions primitives : amour, haine, désir, étonnement, joie, tristesse. Il nous fait alors observer (et, en cela, le psychologue Descartes contredit sans crier gare le métaphysicien) que, sans lien de l’âme au corps, l’âme verrait peut-être les malheurs du corps mais n’en souffrirait pas. Or, bien au contraire, le corps peut échauffer l’âme, et l’âme tempérer les effets de la passion excitatrice, puisqu’elle transmet des ordres aux nerfs et aux muscles. (Le rôle à cette occasion de la glande pinéale, dont fait état Descartes, révèle d’ailleurs les limites de ses connaissances en matière de physiologie, très en retard sur les découvertes de l’Anglais Harvey à la même époque.) Mais voici que sa démonstration quitte le plan de la physique pour celui de la morale (ou comme il dit : des moeurs) ; après avoir rappelé sa périlleuse affirmation selon quoi les passions ne seraient, du point de vue de l’éthique proprement dite, ni bonnes ni mauvaises en soi (c’est-à-dire à l’origine), il se préoccupe de les faire servir ultérieurement pour le plus grand bénéfice de l’homme. Il faudra donc accueillir au départ ces forces naturelles à titre de moteur, l’âme intervenant alors (par ses vertus de raison et de résolution) à titre de guide. L’idéal en matière d’être humain sera, pour Descartes, celui dont la nature est exigeante, fougueuse, impulsive, mais qui maîtrise cette source puissante, en ce sens que sa résolution saura canaliser et conduire les impulsions les plus violentes là où elle l’a décidé, en pleine connaissance de cause et souverainement. Ce type d’homme (décrit aux articles 153 à 156) est le généreux, que caractérisent l’élan d’une puissante nature (c’est-à-dire ses passions), et la ferme et constante résolution d’en bien user. Conception très peu banale de la morale, bien éloignée de la placide et traditionnelle sagesse. En outre, le type exemplaire du généreux dont, sur la scène théâtrale, les personnages de Corneille semblent être les homologues au même moment, sera repris (ou mieux : magistralement développé) par le moraliste Vauvenargues au siècle suivant.
Mais c’est surtout au XIXe siècle que la théorie du « bon usage des passions » trouvera en Stendhal, chantre de la virtù, son plus bel épanouissement sur le plan littéraire.
L'esprit cartésien
Parlons à présent du cartésianisme (ne serait-ce qu’en raison des méprises auxquelles il donna lieu). Le célèbre Discours de la méthode, on l’a vu, n’est qu’une préface aux trois chapitres sauvés de son audacieux Traité du monde (publié à son tour en 1644 dans une version française expurgée, à Paris, chez Bobin et Le Gras, sous le titre suivant : Le Monde de Monsieur Descartes). Cette œuvre et même sa préface sont aujourd’hui, sur le plan de la physique, dépassées dans leurs conclusions (conception de la mécanique céleste et de l’origine des mondes ; conception de la formation du fœtus, ou encore de la circulation du sang ; conception de l’âme, chez l’homme et « au contraire » chez l’animal, etc.). De plus, sur le plan métaphysique, la position qu’adopte Descartes apparaît bien souvent dictée par la seule prudence. Nul ne lui en sut gré, d’ailleurs ; pas plus dans la France catholique que dans la Hollande protestante, alors tenue pour la terre d’asile des philosophes aventureux. Quant à Rome, elle ne tardera pas à réagir avec vigueur à la rapide diffusion du cartésianisme (le terme existe déjà à l’époque), et l’ensemble de ses œuvres est inscrit sur la liste des livres défendus par l’Église dès 1663. Que s’est-il passé? Si l’on veut se reporter aux textes, Descartes ne fait rien de plus pourtant que de substituer l’autorité de la raison à l’autorité de la tradition dans le domaine de la science : il propose donc seulement (ce qui semble une vérité de La Palice, aujourd’hui) que les sciences adoptent une méthode scientifique. Or, cette autorité de la tradition ainsi mise en cause, il évitera toujours pour sa part d’y faire allusion en dehors de ce domaine qui est le sien : celui du savant. Mais c’est son nom que vont invoquer pendant deux siècles les critiques de l’ordre établi. Sans relâche, l’absolutisme monarchique et le fanatisme religieux verront surgir devant leurs yeux cette figure mythique ; figure fort peu flattée d’ailleurs sous un trop grave déguisement. Le vrai Descartes, l’ex-cavalier, est plus passionnant que cette image bien trop abstraite. Gaillard, haut en couleur - et tel nous le fait connaître Franz Hals -, mais surtout homme sans problèmes sur le plan de la vie en société (car il pouvait vivre partout, dès l’instant qu’il trouvait une chaise à côté d’une table) et même sur le plan de la religion pratique (car semblable à Montaigne il s’accommode d’une religion du seul fait qu’elle est là, officielle ; celle-là ou une autre, peu importe) ; il sera néanmoins le porte-bannière de la liberté en matière politique et, d’autre part, le héraut de la « libre pensée ». (Un de ses exégètes, Maxime Leroy, veut même voir en lui, comme le dit le titre de son livre, Le Philosophe au masque [1929] et le proclame « à part soi déiste », et peut-être même « athée ».) Son nom latinisé, Cartesius, va servir de qualificatif à notre peuple tout entier ; vu sous cet éclairage, dûment modernisé et nationalisé, le vrai Descartes était-il digne de prendre place lui-même parmi notre cohue de « Français cartésiens »? Dans sa rêverie extatique du 10 novembre 1619, nous le voyons à ce point bouleversé par les responsabilités effrayantes qu’impliquait cette mission de fondateur d’une science admirable, qu’il recommande son âme à la Vierge. Il fait vœu d’aller en Italie accomplir le pèlerinage de Lorette (et il l’accomplira d’ailleurs en 1628). Notons cependant qu’il n’a que vingt-trois ans, qu’il a un peu trop lu (presque tout ce qu’alors on pouvait lire ; à part, précisément, ce qu’il appelle le grand livre du monde), aussi cette illumination, ce rêve, plutôt, d’un homme épuisé de studieuses veilles, n’ont-ils rien de miraculeux. Parler, comme on l’a fait, de « crise mystique » semble excessif. On sait d’autre part que le cardinal Bérulle lui enjoint alors de « mettre sa philosophie au service de la foi » ; mais ce qui importe, en cette occurrence, c’est de voir s’il l’a fait, et bien fait. Quelle idée insipide conserverions-nous de lui si nous ignorions l’écrivain coloré et dru du Traité des passions de l’âme, et s’il n’était resté de lui que ses œuvres de « philosophie au service de la foi », par exemple les Méditations? Sans doute les preuves de l’existence de Dieu abondent-elles dans l’ensemble de son œuvre (la IVe partie du Discours ; la IIIe des Méditations métaphysiques : De Dieu, qu’il existe ; la Ve : Derechef de Dieu, qu’il existe), mais il est de fait qu’admirateurs et adversaires, enfin réunis, jugent ces démonstrations peu convaincantes. Sur ce plan, Pascal apparaît plus doué. Peut-être parce qu’il « y croit » plus fort. Mais peut-être aussi parce qu’il sait, lui, se faire lire, depuis trois siècles et sans discontinuer, par de nouvelles générations de lecteurs ; les incroyants eux-mêmes le « pratiquent », se font fiers de pouvoir en citer des passages entiers, longues tirades fiévreuses ou brèves formules qui fondent sur leur but, comme l’éclair. Descartes, pendant ce temps, s’est vu peu à peu élevé au niveau du symbole ; et sa statue de grande figure nationale a été juchée sur un socle si altier que ce héros semble très loin de nous désormais. S’il fallait résumer ici cette petite contribution personnelle au jeu classique du « parallèle Pascal-Descartes », nous dirions ceci, sous forme de souhait : Que les « Français cartésiens » - mais ne le sommes-nous pas tous de naissance ? - continuent de lire le poète Biaise Pascal en cachette, et qu’ils tentent un nouvel effort pour lire enfin le moraliste Descartes.

Descartes
(René, 1596-1650.) Officier, mathématicien (on lui doit la géométrie analytique), physicien et philosophe français né à La Haye en Touraine, dans une famille de petite noblesse. Déçu par l'enseignement du collège des Jésuites de La Flèche, où règne la tradition scolastique*, il ne s'intéresse qu'aux mathématiques. Il décide de voyager et rejoint en Hollande l'armée du prince de Nassau. Ensuite, prenant ses quartiers d'hiver en Bavière, il fait le 10 novembre 1619 un rêve singulier, qui lui révèle sa vocation : inventer une « science admirable » capable d'unifier tout le savoir humain. Sa première publication (1628) porte sur la nécessité de créer une méthode universelle ; apprenant en 1633 la condamnation de Galilée, il renonce à publier un ouvrage de physique. En 1637 cependant, il fait paraître quelques extraits de son travail scientifique avec une préface célèbre : le Discours de la méthode. Viendront ensuite des ouvrages de métaphysique, et une importante correspondance avec plusieurs personnages notables de l'époque, notamment la princesse palatine Elisabeth. Appelé en 1649 auprès de la reine Christine de Suède, il meurt peu après à Stockholm, au moment où est publié son dernier ouvrage, Les Passions de l'âme. ♦ Fondateur du rationalisme moderne, Descartes procède à une sorte de sécularisation de la réflexion philosophique, après des siècles de pensée scolastique. L'homme livré à lui-même n'est plus cet être perdu que seule la grâce divine pouvait sauver. Égaré par les sens et les fantaisies de l'imagination, il devra désormais refuser l'autorité des Anciens et trouver son chemin par ses propres forces - c'est-à-dire maîtriser le discours et atteindre la vérité dans les sciences - grâce à un véritable « guide des égarés » des temps nouveaux que constitue la méthode. Méthode qui repose sur l'intuition rationnelle - ou vision immédiate par l'esprit d'une vérité qui s'impose absolument - et sur la déduction qui établit le lien nécessaire entre deux vérités intuitives ; méthode universelle qui prend pour modèle l'intelligibilité des mathématiques « à cause de la certitude et de l'évidence de leurs raisons ». Accessible à tous, car « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée », la conquête d'un savoir encyclopédique, obéissant à la juridiction de la raison déductive, répond à la définition même de la philosophie cartésienne. Le culte moderne de la science trouve ainsi ses racines dans cette conception de la sagesse considérée comme une « parfaite connaissance de toutes les choses que l'homme peut savoir tant pour la conduite de sa vie que pour la conservation de sa santé et l'invention de tous les arts ». ♦ Mais l'intérêt spéculatif de la philosophie n'échappe pas à Descartes, de même que la « satisfaction » que procure la « recherche de la sagesse » qui est la « vraie nourriture de l'esprit », comme c'est le cas pour la métaphysique, démarche initiale dans l'ordre du savoir. Commençant par une remise en cause des connaissances acquises, il adopte une attitude de doute méthodique sous la forme d’une ascèse intellectuelle qui sera nécessaire au surgissement de la première vérité indubitable : le Cogito. Les objections les plus extravagantes (hypothèse du malin génie) ne peuvent rien contre l'évidence de l'existence du moi appréhendé en tant que sujet défini comme une chose dont l'essence est de penser. En posant la réalité de la « substance pensante », Descartes affirme la souveraineté de l'esprit - qui est « plus aisé à connaître que le corps » - sur l'ensemble de ses productions, et il inaugure ainsi l'idéalisme moderne. Pour avoir accès aux autres vérités, il faut procéder par voie de raisonnement dont la validité devra s'appuyer sur la véracité de Dieu (preuve ontologique) qui, infiniment bon et infiniment puissant, ne pourra nous induire en erreur si nous faisons un usage correct de notre raison. Et pourtant nous nous trompons. D'une part, la propension - qui nous a été octroyée par Dieu - à affirmer l’existence des objets extérieurs ne signifie pas qu'ils existent indépendamment de nous avec les qualités sensibles (« qualités secondes ») que nous leur attribuons : l'essence des corps est constituée d'étendue (« qualité première ») qui se traduit par des propriétés géométriques, comme le montre l'épisode du « morceau de cire » ; il en résulte d'ailleurs une conception mécaniste de l'être vivant - animal machine - étranger à tout principe vital. D'autre part, l’erreur réside dans le jugement, quand la volonté, puissance infinie d'affirmation et de négation, opère dans la précipitation alors que l'entendement fini (qui se contente de concevoir) est encore soumis aux confusions et aux obscurités en provenance des sens et de l'imagination.
♦ Sur l'expérience du jugement vient se greffer celle de la liberté, la liberté d'indifférence - qui en est « le plus bas degré » -soumise à l'indétermination des motifs, et surtout la liberté supérieure de l'acte motivé par la puissance de l'idée rationnelle claire et distincte. La substitution du volontaire à ce qu'il y a d'involontaire dans la passion, c'est-à-dire la souveraineté de l'homme sur lui-même, accompagnée de l'estime de soi, définit précisément la générosité cartésienne. La morale de Descartes, terme ultime et finalité de la démarche philosophique, est ainsi une mise en garde - que nous trouvons déjà dans la morale « provisoire » - contre l’irrésolution et l'inconstance ; l’introduction de la raison, éclairée par la connaissance des mécanismes psychophysiologiques, et armée des techniques de la médecine, permet - dans la morale définitive - de lutter efficacement contre les troubles de la passion et de trouver la paix grâce à des procédures qui rappellent celles des stoïciens.
♦ Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences. Cet ouvrage paru à Leyde en 1637 est une véritable autobiographie intellectuelle dans laquelle Descartes, à l'écart de la science officielle (le latin est abandonné au profit du français), et en contradiction avec le dogme aristotélicien qui prévaut alors, expose les principes de sa philosophie qui, à l'encontre de la philosophie spéculative des Anciens, devra permettre à l'homme de se rendre « maître et possesseur de la nature ». Or le Discours qui rassemble ces principes de base constitue la Préface écrite pour assurer la publication de trois essais scientifiques qui en sont l'application (La Dioptrique, Les Météores, et La Géométrie), eux-mêmes fragments du Traité du Monde que Descartes avait renoncé à publier après la condamnation - en 1632 -de Galilée qui soutenait des thèses comparables aux siennes. Le Discours commence par un acte de foi en l'esprit humain : « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » ; mais encore faut-il que la raison, pour porter ses fruits, soit conduite avec méthode. La deuxième partie, qui s'inspire de la démonstration mathématique, énonce les quatre règles de la méthode (évidence, analyse, synthèse, énumération). Mais avant d'accéder à la vérité, il faut bien vivre ; d’où la nécessité, avant d'établir la morale définitive qui doit prolonger la démarche scientifique, de fixer les maximes - inspirées largement de considérations stoïciennes - d'une morale provisoire. La quatrième partie est un résumé de la métaphysique cartésienne qui va du doute radical à la réhabilitation du monde extérieur en passant par le Cogito et les preuves de l'existence de Dieu. La cinquième partie contient les principes de la physique et notamment la conception mécaniste du monde corporel, tandis que la sixième insiste sur la nécessité du progrès scientifique, surtout en médecine. Le Discours de la méthode est considéré comme la charte constitutive de la pensée moderne et de l’esprit scientifique naissant. Cependant le nouvel esprit scientifique - défini par Bachelard - est en désaccord avec la simplicité de la méthode cartésienne qui ne parvient pas à compliquer l'expérience comme l’exige la physique du XXe siècle. En outre, les « relations d'incertitude » démontrent qu'en microphysique, on ne peut expliquer les phénomènes par figures et mouvements comme le croyait le fondateur de la physique mathématique, puisqu'on ne peut jamais connaître à la fois la figure et les mouvements.
♦ Les Méditations métaphysiques furent d'abord rédigées (en 1628-1629) et publiées (en 1641) en latin : selon Descartes lui-même, elles s'adressent à un public spécialisé de philosophes, et non comme le Discours à tout homme simplement doté de bon sens. La traduction française - Méditations touchant la philosophie première dans lesquelles on prouve clairement l'existence de Dieu et la distinction réelle entre l'âme et le corps - parut en 1647, le terme de « méditation » indiquant que chaque partie doit être de la part du lecteur l'objet d'une lecture approfondie et d'une longue réflexion. Il n'y a plus trace, dans cet ouvrage capital où Descartes développe les questions métaphysiques dont il avait seulement indiqué les principes dans le Discours, d'autobiographie, et l’argumentation est plus serrée, ou technique, que dans l’ouvrage de 1637. Le texte est suivi des Objections faites par divers philosophes et théologiens (le Père Mersenne, Arnauld, Gassendi, Hobbes...) et des Réponses apportées par Descartes. Les méditations première et deuxième réaffirment la nécessité du doute méthodique pour qui veut accéder à la vérité. Le Cogito apparaît comme première évidence, qui permet de distinguer la connaissance du moi pensant, seule claire et distincte, de celle des corps (analyse du morceau de cire) pour laquelle les sens ne nous sont en fait d'aucun secours. Aussi la connaissance des objets extérieurs à ma substance pensante nécessite-t-elle un long « détour » : il faut, pour la garantir, avoir la certitude de l'existence de Dieu et de son caractère non trompeur. La troisième méditation fournit une double preuve de l'existence de Dieu : d’une part son idée, que je trouve en ma pensée, a trop de perfection pour que ma seule pensée - qui est imparfaite - puisse la produire. Elle ne peut avoir été placée en moi que par un Être lui-même parfait, puisque la cause doit avoir au moins autant de réalité objective (c’est-à-dire de puissance d'être) que l'effet. Ce premier argument mène d'autre part à penser que ma propre existence dépend elle-même de cette cause parfaite qui a placé en moi l'idée de perfection dont je suis privé. La quatrième méditation s'interroge sur l'origine de l’erreur : elle ne peut venir de Dieu lui-même qui, étant parfait, ne peut être trompeur et apparaît inconciliable avec cette sorte de privation que constitue l'erreur. Cette dernière provient en conséquence d’un défaut de ma volonté, qui peut être amenée à me faire approuver même des choses douteuses ou fausses, parce qu'elle a plus d'étendue que l’intellect lui-même. Mais, puisqu'elle dépend de la volonté, l'erreur peut être évitée. C'est dans la cinquième méditation qu'est introduit comme troisième preuve de Dieu l'argument ontologique, qui permet de préciser que, si l'existence est bien nécessaire quand il y va de Dieu, elle n'est en rien une propriété nécessaire pour tous les autres objets du monde. Il n'en reste pas moins que l'existence de ces derniers doit être confirmée, et c'est à quoi s'emploie la dernière partie de l'ouvrage. Puisque nous avons la certitude que l'esprit existe indépendamment des choses matérielles, il faut admettre que c'est par les sensations que nous concevons aussi bien notre corps que celui de tout le reste. Le dualisme peut alors rendre compte de l'erreur (provenant par exemple d'un jugement précipité), mais aussi affirmer que, dans la mesure où Dieu n'est pas trompeur, l'union de notre corps et de notre âme est faite de façon à nous procurer le bien tout autant que la vérité, même s'« il faut avouer que la vie de l'homme est sujette à faillir fort souvent ». Bien qu'elles ne comportent pas, à rigoureusement parler, la totalité de la philosophie cartésienne, les Méditations ont exercé une influence capitale : la plupart des penseurs ultérieurs auront à tenir compte de la métaphysique qui s'y constitue soit pour l'approuver, soit pour la critiquer - au rationalisme va s'opposer l'empirisme, jusqu'à la « synthèse » opérée par Kant.
♦ Les Passions de l'âme (1649). Rédigé en français, et en trois parties, cet ouvrage est le seul que Descartes ait consacré entièrement à la morale. La première partie (« Des passions en général ») affirme un dualisme rigoureux : Descartes s'attache à soigneusement distinguer les passions provenant du corps de celles qui appartiennent en propre à l’âme. Celle-ci est agent de volition, mais ce serait une erreur de lui attribuer la responsabilité des mouvements physiques que nous avons en commun avec les animaux, et qui ne proviennent que de notre corps et de ses « esprits animaux ». Sur le plan physiologique, c'est par la glande pinéale que l'âme se trouve unie à toutes les parties du corps. Cette union explique que l'âme puisse agir sur le corps ou inversement. La deuxième partie (« Du nombre et de l'ordre des passions et l'explication des six premières ») analyse avec précision les différents effets et manifestations de l'étonnement, de l'amour, de la haine, du désir, de la joie et de la tristesse. Descartes y insiste sur l'utilité des passions pour le corps : c'est par leur intermédiaire que l'âme est avertie de ce qui peut lui être bon ou nuisible. Mais la satisfaction des désirs qu'elles suscitent peut dépendre, selon les cas, de nous, du sort, ou de nous et d’autrui. En revanche, le bien et le mal relèvent d'émotions internes, produites par l'âme seule ; aussi doit-on s'entraîner à la vertu pour venir à bout des passions les plus fortes. La troisième partie détermine et recense les passions secondaires, classées en fonction des six premières. Descartes y établit surtout que l'action de contrôle que doit exercer l'âme sur les passions n'est pas toujours possible ; en revanche, il est toujours à sa portée de se méfier des emportements passionnels qui risquent d'être systématiquement trompeurs, aussi bien que de différer une décision qui serait prise sous la seule influence d'une passion, ou d'opposer à celle-ci des objections rationnelles. Ainsi se définit progressivement un mécanisme passionnel - la moralité se déterminant d’un point de vue rationnel comme un jeu d'actions et de réactions, de poussées et de résistances. Tout en affirmant l'hétérogénéité stricte entre l'âme (substance pensante) et le corps (étendue), ce traité des passions établit donc des corrélations psychophysiologiques : le dualisme n'empêche pas l'action réciproque d’une part de l'homme sur l'autre, même si, de l'aveu de Descartes, les modes de cette action sont difficiles à concevoir. On peut voir dans cet ouvrage l'origine de la psychophysiologie moderne - bien qu'il s'appuie sur une conception erronée du cœur et des « esprits animaux ». En fait, la compréhension mécaniste du trouble passionnel trouvera son meilleur aboutissement dans l'Éthique de Spinoza.
Autres œuvres : Règles pour la direction de l’esprit (1628) ; Principes de philosophie (1644) ; Lettres à la princesse Elisabeth.


Descartes : 1596-1650. Né à la Haye, en Poitou, il fait ses études au collège des Jésuites de La Flèche. Puis il vit à Paris en solitaire de 1615 à 1616. Mais voulant étudier les «mœurs des hommes, et «se mettre lui-même à l'épreuve», il fait la guerre et gagne «par son épée, la réputation de brave». A partir de l 629 il se retire en Hollande pour rédiger sa doctrine. Œuvres principales : Règles pour la direction de l'esprit (1628 et publiées en 1701) ;Discours de la méthode, 1637 ; Les Méditations philosophiques, 1641 ; Les Principes de la philosophie, 1644 ; Traité des passions, 1649 où la morale est l'aboutissement de toute sa philosophie. 

DESCARTES (RENÉ) Né à La Haye (Touraine) en 1596, René Descartes, fils d'un conseiller au parlement de Bretagne, est d'une nature si chétive qu'au prestigieux collège des jésuites de La Flèche, où il a été envoyé, il est autorisé à étudier depuis son lit. Ce qui ne l'empêche pas de faire de brillantes études. Maladif, mais précoce ! À 20 ans il est licencié en droit et semble choisir la magistrature comme son père, quand il décide, malgré sa constitution fragile, d'être soldat. Après avoir appris l'équitation et l'escrime, il s'engage dans les troupes du prince hollandais Maurice de Nassau ; il servira aussi Maximilien de Bavière (l'Europe est en proie à la guerre de Trente Ans) avant de renoncer, en 1620, à la carrière militaire. Le 10 novembre 1619, en garnison en Bavière, il s'est assoupi dans un « poêle » (une pièce chauffée par un poêle central) et a fait un songe prémonitoire sur sa méthode et ses recherches philosophiques. Mais dans l'immédiat, Descartes, à Paris, fréquente les salles de jeux, où il met à profit son don pour les mathématiques pour trouver des martingales, et voyage en Italie, il a pris en Poitou possession de l'héritage de sa mère (morte un an après sa naissance) et vit de ses rentes. Il commence à être connu dans les milieux scientifiques et entretient une correspondance avec des savants européens, s'installe en Hollande afin de se mettre à l'abri d'éventuelles persécutions, pour écrire les Règles pour la direction de l'esprit, essai inachevé, écrit en latin, où il expose une conception mathématique de la méthode. II écrit aussi un Traité du monde dans lequel il reconnaît que la Terre tourne autour du Soleil, mais en annule la publication, à la suite de la condamnation de Galilée. De ce traité, il ne fait paraître, en 1637, que deux fragments, Les Météores et Dioptrique, avec une introduction, le Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences. C'est une révolution : parce que le texte est écrit en français (jusqu'alors, les textes philosophiques étaient rédigés en latin) et surtout parce que Descartes, en affirmant qu'il faut « ne recevoir jamais aucune chose pour vraie » sans l'avoir auparavant vérifiée, bouleverse tout l'enseignement scolastique, qui considère que tout ce qui est écrit dans les textes anciens (notamment ceux d'Aristote) doit être accepté comme vrai. De sa servante, il a eu une fille, Francine, qui meurt en 1640, à l'âge de 5 ans cette mort, la même année que celle de son père, le brise. Il revient à la philosophie et publie en 1641 les Méditations métaphysiques. Le retentissement en est européen. En Hollande, où il réside désormais, Descartes est condamné pour « athéisme ». Il revient en France, rencontre le jeune Blaise Pascal, mais les mondanités comme les violences de la Fronde le font retourner en Hollande, où il achève son traité des émotions, Les Passions de l'âme (1649). La reine Christine de Suède, passionnée de philosophie,, réussit à le faire venir à Stockholm, où la Cour l'accueille avec dédain : son habillement est extrêmement simple, ses goûts et son alimentation aussi. La reine Christine l'a nommé son professeur de philosophie : il doit la lui enseigner, trois fois par semaine, dès cinq heures du matin ! Sa santé, toujours faible, résiste mal à l'hiver suédois, froid et humide. Il succombe à une pneumonie le 11 février 1650. Ce grand métaphysicien, grand géomètre et grand physiologiste est enterré à la sauvette, dans le seul cimetière non protestant de la ville, « celui des enfants morts sans baptême ou avant l'âge de raison ». Ses cendres, après avoir failli être transférées au Panthéon sous la Révolution, seront mises à Saint-Germain-des-Prés.