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démonstratif

Le genre démonstratif est l’un des trois grands genres de l’éloquence. Il se définit par la matière du discours : le bien ou le mal. Traditionnellement, le discours porte sur une personne : il devient donc blâme ou éloge, par rapport à l’utililité et à l’honnêteté, selon la considération de ladite personne et de ce qui a trait à elle, même après sa mort. Mais il n’y a pas de raison de limiter ce genre à un objet personnel. Le fait est qu’on loue des hommes (des dieux), parfois même, peut-être par plaisanterie, des animaux, des institutions ou des États, voire des objets inanimés. En littérature, beaucoup de portraits relèvent du genre démonstratif. La systématisation du démonstratif a bien sûr été établie par Aristote, sous la dénomination grecque d’épidictique. Il s’agit donc de l’honorable et de son contraire, sous la forme de la vertu et du vice, du beau et du laid; tel est l’objet de l’éloge et du blâme. C’est également par rapport à ces traits que sont appréhendés les caractères ou mœurs de l’orateur, qui peuvent former d’importantes preuves d’autorité sur l’auditoire. Il faut donc commencer par les définitions fondamentales des bases des principaux lieux utilisables dans ce genre. On peut poser que le beau est ce qui, en tant que préférable par soi, est louable, ou ce qui, en tant que bon, est agréable parce que bon. Dans ces conditions, la vertu est nécessairement belle, car elle est louable en tant que bonne. La vertu est la faculté, semble-t-il, de se procurer des biens et de les conserver; c’est aussi la faculté de réaliser de nombreux et importants bienfaits, tous les bienfaits possibles en tout domaine. On notera que cette définition aristotélicienne de la vertu est purement pratique et sociale : elle est proprement rhétorique. Il importe dès lors de décomposer les parties de la vertu. En voici l’énumération (telle qu’on peut la lire dans la Rhétorique) : la justice, le courage, la prudence, la générosité, la magnanimité, la libéralité, la douceur, le jugement, la sagesse. Les plus importantes sont les plus utiles aux autres personnes, puisque la vertu est la faculté d’être bienfaisant. Aussi honore-t-on surtout ceux qui sont justes et courageux : le courage est utile à autrui pendant la guerre, la justice est utile à la fois pendant la guerre et pendant la paix. Ensuite, la libéralité : les libéraux dépensent généreusement et ne se montrent nullement âpres au gain, alors que la plupart des gens sont portés à le faire. La justice est la vertu par laquelle chacun jouit de ses propres biens et de ceux-là seulement, conformément à la loi; l’injustice pousse à obtenir et à utiliser ceux des autres, illégalement. Le courage est la vertu par laquelle on est poussé à accomplir de belles actions dans les dangers, conformément aux instructions de la loi et en se soumettant à la loi ; la lâcheté est le contraire. La prudence est la vertu par laquelle on modère les plaisirs du corps conformément à la loi ; le contraire est le manque de retenue. La libéralité pousse à être bienfaisant de son argent ; la parcimonie est son contraire. La magnanimité est la vertu par laquelle on se révèle un très grand bienfaiteur de ses semblables ; la petitesse est l’inverse. La générosité est la vertu par laquelle on est magnifique dans les dépenses; son contraire est la mesquinerie. Le jugement est la vertu de l’intelligence, par laquelle on délibère avec discernement sur les biens et sur les maux, en vue du bonheur; son contraire est la sottise, qui pousse à se tromper généralement sur ce qui est bien et ce qui est mal, sur ce qui est opportun et ce qui est inopportun, à mal juger des situations et à mal gérer son état. La sagesse est la vertu spéculative du bonheur. Tout ce qui peut produire la vertu est nécessairement beau, ainsi que tout ce qui en vient. Donc, tout ce qui est acte ou indice de courage, ou tout ce qui est courageusement accompli, est beau. De même en ce qui concerne les actions justes ; mais là, il faut établir une distinction spécifique à cette vertu précisément : s’il est toujours beau d’accomplir une action juste, il n’est point beau de subir justement un châtiment mérité. Pour toutes les autres vertus, cette distinction n’a pas lieu. Sont également beaux les actes dont le prix est l’honneur ; ceux qui entraînent l’honneur plus que l’argent. Parmi les actes entre lesquels on peut choisir, sont plus beaux ceux que l’on ne fait pas en vue de soi-même, ceux qui sont bons absolument, que l’on fait pour la patrie, au mépris de son intérêt ; ceux qui sont des biens par nature, et non personnels, car ces derniers ont une fin intéressée. Ceux qui durent après la mort, et qui ne se limitent pas à l’intérêt de la vie. Tout ce qu’on accomplit pour les autres, et particulièrement les bienfaits. Le bien qu’on réalise pour ceux qui nous en ont fait : c’est juste. Enfin, d’une manière globale, sont beaux tous les comportements contraires à ceux dont on a honte : on peut avoir honte de paroles, d’actions ou d’intentions. On peut spécialement appliquer le lieu du plus et du moins à la question du beau. Les vertus de ceux qu’apparemment la nature a placés en un rang de plus haute dignité sont plus belles, de même que leurs actes : ainsi la conduite des hommes à l’égard de celle des femmes, dans les sociétés phallocratiques ; on doit évidemment renverser l’exemple, dans les sociétés féministes. Sont plus belles les vertus plus profitables aux autres qu’à soi-même : c’est ce qui fait la beauté du juste et de la justice. Il y a un problème par rapport au comportement à l’égard d’ennemis ou d’adversaires : en un certain sens, la vengeance est plus belle que la transaction, car la vengeance est juste, et ce qui est juste est beau... C’est en relation avec la vertu de courage que se pose ce problème. Victoire et honneur sont choses belles ; elles sont enviables, même si elles sont sans profit, et elles témoignent, encore davantage dans ce dernier cas, d’une vertu supérieure. C’est l’allure pure qui est ici privilégiée. Sont beaux les actes mémorables, et plus beaux ceux qui sont dignes d’une plus longue mémoire ; ceux qui durent après notre mort, ceux qui entraînent plus d’honneurs, ceux qui sont extraordinaires, ceux que nous sommes seuls à accomplir ou, encore plus, à avoir accomplis, car ceux-ci sont encore plus mémorables. Sont spécialement beaux les biens qui ne rapportent rien : ils sont plus dignes d’un homme libre ; de même est beau de n’exercer aucun métier manuel, car un homme libre ne dépend pas d’autrui pour son existence. Sont aussi considérés comme beaux les usages en faveur localement : il s’agit donc de beauté relative, ce qui est aussi respectable. Le genre accepte ses approximations propres, qui s’apparentent aux procédures d’amplification ou d’atténuation. Ainsi, selon le sujet du discours, on sera conduit à qualifier l’avisé de froid et d’intringant, le simple d’honnête, l’insensible de doux, l’emporté et le furieux de franc, l’arrogant de magnifique et de respectable, le téméraire de courageux, le prodigue de libéral. Dans l’ensemble, on joue sur les contiguïtés des notions, sur les qualités voisines, sur l’excès d’un caractère, par rapport à la vertu correspondante, sur toute la hiérarchie des degrés ; on reconnaîtra que la plupart des gens ont du mal à distinguer ces valeurs et que leur appréciation relève justement, dans la vie commune, de critères aussi flous que variables. Quintilien cependant, toujours habité, pour ne pas dire hanté, par le scrupule romain de l’ordre moral, et moins capable de comprendre l’autonomie et la spécificité scientifiques des domaines (ici le rhétorique par rapport au moral d’une part et à l’ontologique de l’autre), expose quelque réticence à ces manipulations purement lexicales. Celles-ci sont pourtant un des éléments de la praxis rhétorique la plus constante : l’adaptation aux circonstances et particulièrement au sujet et à l’auditoire. De la même façon qu’il est nécessaire de connaître les préférences générales de ses auditeurs, pour louer avec plus d’efficacité ce qui est chez eux le plus en honneur. À l’intérieur de la matière traitée, c’est le même cheminement que l’on suivra. C’est la conformité des actions qui constitue le motif le plus fort : analogie avec la conduite des ancêtres, augmentation d’honneur, supériorité dans le sens de ce que l’on attendait, habitude de l’action honorable, intentionnalisation des hasards et coïncidences, affirmation d’un choix délibéré à la réalisation de l’action belle. On retrouve de la sorte les voies connues de l’amplification. Parmi ses autres moyens, on signalera, par exemple, le mérite de la personne si elle se trouve dans le cas d’être la seule, ou l’une des seules, ou la première, à avoir accompli telle belle action ; de même, ce qu’on peut tirer des considérations des temps et des occasions, surtout s’il s’agit d’actions imprévues ; le succès répété d’une même action, qui sera ainsi plus facilement imputé à l’initiative de la personne et non au hasard ; le fait d’être, pour telle action, le premier bénéficiaire de tels honneurs; le parallèle, enfin, avec des personnages fameux, pour établir une relation soit d’égale gloire, soit, ce qui est plus fort, de supériorité éminente de son propre sujet d’éloge, car la supériorité est toujours belle en soi, semblant révéler la vertu. Il est certain que l’amplification, sous toutes ses formes, est spécialement appropriée au genre démonstratif. Le blâme se fait en prenant toutes ces voies en sens inverse. Aristote distingue l’éloge du panégyrique. L’éloge, selon lui, est un discours qui met en lumière la grandeur d’une vertu : il consiste donc à démontrer que les actions sont vertueuses. Le panégyrique porte sur des actes : on fait le panégyrique d’hommes qui ont accompli des actions. Mais on pourrait faire l’éloge d’hommes qui n’ont accompli aucune action particulière, en se fondant seulement sur les circonstances qui induiraient de belles actions (par exemple, la naissance ou le caractère). Mais dans la pratique, on a du mal à distinguer ces deux types de propos, et on préférera les ranger ensemble sous le même et unique genre démonstratif (ce que fait d’ailleurs Quintilien). Le même Quintilien insiste sur la relativité des arguments de l’éloge. Si l’on distingue par exemple le cas des louanges personnelles : elles se tirent des biens de l’âme, des avantages du corps, des qualités extérieures. Ces dernières sont les moindres, et on peut en parler différemment selon que la personne en est plus ou moins pourvue. Tantôt on peint les grâces, la force et la belle allure de son héros, comme fait Homère à l’égard d’Agamemnon et d'Achille; tantôt la faiblesse du corps donne du lustre au courage : ainsi, le même poète nous représente Tidée petit et faible de corps, mais brave et combatif. Il en est de même des biens de la fortune : car d’un côté ils donnent de l’éclat au mérite, par exemple dans les rois et dans les princes, qui, parce qu ’ils sont plus puissants que les autres hommes, ont aussi plus d’occasions de bien faire; d’un autre côté, plus on est dénué de ces secours, plus la vertu en nous brille par elle-même. Le vrai problème du genre démonstratif est son rapport avec les deux autres, et spécialement avec le délibératif. Car, pour le judiciaire, c’est évident : chaque fois qu’il faut argumenter moralement dans une cause, c’est aux procédures du démonstratif que l’on a recours, pour faire l’éloge ou le blâme d’une personne. Avec le délibératif, le rapport est à la fois plus formel et plus intéressant. Aristote souligne : l’éloge et le conseil sont d’une commune espèce. Ce qui serait proposé comme conseil en en changeant l’expression, devient éloge. À partir du moment où l’on sait ce qu’il faut faire et comment il faut être, il faut changer et tourner autrement le fond de l’expression : dire, par exemple, qu’il ne faut pas se prévaloir de ce qui arrive du fait de la fortune, mais uniquement de ce qui vient de soi. Dit ainsi, c’est un conseil ; on aura un éloge si on dit : il ne se prévaut ou ne se prévalait point de ce qui vient de la fortune, mais uniquement de ce qui vient de soi-même. Donc, quand vous voulez louer, voyez ce que vous pourriez conseiller ; et quand vous voulez conseiller, voyez ce que vous pourriez louer. Non seulement, il y a imbrication d’un genre dans l’autre, du point de vue de l’articulation de leurs enjeux; mais encore on note la très intelligente analyse artistotélicienne sur la simple manipulation modale du langage, entre son usage dans le discours délibératif et son usage dans le discours démonstratif. Il n’en reste pas moins que, sous son aspect le plus pur, le genre démonstratif constitue l’univers de l’éloquence d’apparat, telle qu’elle se déploie dans les oraisons funèbres, les généthliaques, les panégyriques royaux, les éloges des arts, et bien d’autres grandes et constantes pratiques oratoires, dans ce que celles-ci ont de plus raffiné.
=> Éloquence, oratoire, orateur, genre; délibératif, judiciaire; cause; portrait, parallèle, amplification, emphase, atténuation ; preuve, caractère, moeurs, lieu; autorité.