Databac

Décrire, figurer, imaginer - Utopia de Thomas More ou l’impossible lieu du bonheur

Décrire, figurer, imaginer - Utopia de Thomas More : l’impossible lieu du possible.

SOURCES :

·       Texte L’utopie de Thomas More :

·       Oeuvre lue :



 Biographie sommaire :

Bizarreries du personnage : Th. More est à la fois un saint catholique (canonisé en 1935 par Pie XI, et proclamé saint patron des hommes politiques par Jean-Paul II !) et un héros du marxisme (honoré par Lénine comme père de la Révolution). Fervent catholique mais pour l’euthanasie et le mariage des prêtres. Très riche et pourtant « communiste » avant l’heure. Comme Socrate, il paiera son engagement et ses convictions au prix de sa vie. Victime de l’ « hybris » politique.
MORE Thomas, en anglais Morus, saint. Homme politique et humaniste anglais (1478-1535), ami d’Érasme. Intelligence vive, drôle. Sa carrière fut d'abord très brillante sous Henri VIII, dont il fut le Chancelier ; mais, attaché au catholicisme, il désapprouva le divorce d’Henri VIII et de Catherine d’Aragon (femme de son frère décédé), et, le schisme qui suivit (1532). More refuse d’assister au couronnement d’Ann Boleyn. Le roi le fit emprisonner puis assassiner. Il avait rédigé un roman de politique-fiction, l'Utopie (1516), qui décrit la société idéale d’une île imaginaire (Utopia, c'est en grec à la fois le « sans-lieu » = « u-topos », et le « lieu du bonheur » = « eu-topos »). Il fut décapité en raison de sa fidélité au catholicisme contre Henri VIII. Martyr chrétien, il sera canonisé au XXe. Sa réputation philosophique est surtout due à L'Utopie (1516).
Introduction :
Raphaël Hythlodée, un marin portugais imaginaire, raconte sa visite dans l’île d’Utopie : Utopus (le fondateur) conquiert Abraxa, terre rattachée au continent (américain), et lui donne son nom : Utopie ou Utopia. Il civilise et humanise la population autochtone (« grossière et sauvage ») et fonde une République idéale. Il s’agit de bâtir une société rationnelle dans laquelle règnent une justice parfaite et une égalité absolue entre les hommes.
Ensuite, il fait creuser un isthme et la terre d'Abraxa devient une île. Utopus a voulu en faire un lieu protégé, comme coupé du monde. 54 villes identiques. 1 jour ½ de marche entre chaque ville. Amaurote = capitale // Avec l’Angleterre de l’époque de More qui compte 53 contés + la ville de Londres. Chaque ville est composée de six mille familles.
L'ouvrage est constitué de deux parties. La première est une description très critique de l'Angleterre du début du XVIe siècle, celle des Tudor. La seconde partie dépeint le pays d'Utopie, comme l'Angleterre, mais une Angleterre imaginaire et inversée. Les valeurs condamnées sur l'île d'Utopie sont celles que les puissants honorent en Angleterre. Et inversement.
 
1)    L’Angleterre du XVIe telle qu’elle est…

Les vices sociaux, politiques de la société d’Henri VIII :

·       La vanité.
·       Le goût du pouvoir, le goût de la domination, le goût de la cruauté.
·       La corruption.
·       La misère, le chômage : le chômage gangrène le royaume et alimente l'insécurité en poussant les nécessiteux au vol. « La fortune publique se trouve la proie d’une poignée d’individus insatiables de jouissances, tandis que la masse est dévorée par la misère. »
·       La misère des paysans : système des « enclosures ». Les grands propriétaires anglais s'accaparent alors les terres communales, chassent les petits exploitants par force ou par ruse ; ils clôturent ensuite leurs domaines, convertissant les champs en pâturages pour s'adonner au lucratif élevage.
·       La guerre : Hythlodée dénonce les guerres, déclenchées par une poignée d’hommes politiques avides d’annexions.
·       L’avarice des riches : « il existe une foule de nobles qui passent leur vie à ne rien faire, frelons nourris du labeur d'autrui, et qui, de plus, pour accroître leurs revenus, tondent jusqu'au vif les métayers. »
·       L’égoïsme, l'ambition.
·       L’exploitation des masses populaires et des plus démunis par la « conjuration de quelques riches ».
·       L’injustice de la justice : La peine de mort condamne ainsi le vol, que la société rend inévitable à beaucoup pour survivre : « Que faites-vous d'autre, je vous le demande, que de fabriquer vous-mêmes les voleurs que vous pendez ensuite ? » s'indigne Hythlodée. «Je crois simplement [ ... ] qu'il est de toute iniquité d'enlever la vie à un homme parce qu'il a enlevé de l'argent. Car tous les biens que l'on peut posséder ne sauraient, mis ensemble, équivaloir à la vie humaine. » - « Le simple vol ne mérite pas la potence, et le plus horrible supplice n’empêchera pas de voler celui qui n’a que ce moyen de ne pas mourir de faim. ». Sous Henri VIII, 75000 mendiants auraient été pendus.

 
2)    Utopie : l’Angleterre telle qu’elle devrait être.

Le texte se présente comme le récit fait par Raphaël Hythlodée, marin portugais, personnage fictif porte-parole de Thomas More. Son nom signifie : « uthlos », « bavardage » et « daios », « habile », Raphaël Hythlodée est donc un bon conteur de balivernes, façon pour More de prendre ses distances par rapport aux thèses radicales exposées par le navigateur, envers lesquelles l'auteur manifeste parfois son opposition ou son scepticisme, comme au sujet de l'abolition de la propriété privée : « il me semble au contraire impossible d'imaginer une vie satisfaisante là où les biens seraient mis en commun », affirme Morus. Réel désaccord ou précaution oratoire ?
Quelles sont les caractéristiques de l’île d’Utopie que dépeint Raphael ?

a)     Organisation économique
 
·       Égalité des biens et de la consommation.
·       Égalité dans le travail (6 heures /jour) et dans la formation.
Propriété collective des moyens de production. « Tout appartient à tous. » - « là où l’on ne possède rien en propre, tout le monde s’occupe sérieusement de la chose publique, parce que le bien particulier se confond réellement avec le bien général. »
·       Pas de propriété privée = « protocommuniste ». Tout est pour tous. More, premier utopiste socialiste.
·       Pas argent : à chacun selon ses besoins. « Là où existent les propriétés privées, là où tout le monde mesure toute chose par rapport à l'argent, il est à peine possible d'établir dans les affaires publiques un régime qui soit à la fois juste et prospère. »
·       Partage des richesses.
·       Planification générale prévue par le gouvernement : magasins d'État.
·       L’île « connaît une brillante prospérité ».
·       L’oisiveté est interdite. L'agriculture est l'affaire de tous : chacun doit, à un moment de sa vie, travailler aux champs et apprendre par ailleurs un métier en fonction de ses aptitudes.
 
b)    Organisation sociale d’Utopia
 
·       Égalité des sexes.
·       Égalité des professions.
·       Goût de l'esthétique : musique, gymnastique.
·       Altruisme et tolérance.
·       Lever à 5 heures puis 6 heures de travail.
·       Les repas sont pris à heure fixe, en commun et en musique.
·       Sobriété et minimalisme. Vie digne de l’ascétisme épicurien : « Le bonheur [...] ne réside pas dans n'importe quel plaisir, mais dans le plaisir droit et honnête vers lequel notre nature est entraînée.»
·       Les habitants ont les mêmes occupations, celles de cultiver un jardin en rivalisant de productivité et d'esthétique tout cela sans qu'apparaisse un mauvais penchant.
·       Ni pauvre, ni mendiant : « quoique personne n'ait rien à soi cependant tout le monde est riche ».
·       Chacun se voit prêter une maison (trois étages, fenêtres vitrées) pour dix ans.
·       Maisons ouvertes : absence de voleurs, confiance à autrui. Vitres aux fenêtres et cheminée.
·       Certains utopiens sont végétariens.
·       Les jeux de hasard sont interdits, le luxe inexistant.
·       Mode de vie standardisé : Tous ont les mêmes vêtements (un uniforme pour l’été et un pour l’hiver). Pas de différenciation.
·       Organisation de la journée : 6h de travail (réparties dans la journée) + 2h de repos + 8h de sommeil + temps libre (les échecs ou l’apprentissage des belles lettres, des arts et des sciences). L'emploi du temps est le même pour tout le monde.
 
c)     Organisation politique
 
·       Pas de guerre. Seules les guerres défensives sont permises : « Les Utopiens ont la guerre en abomination, comme une chose brutalement animale, et que l’homme néanmoins commet plus fréquemment qu’aucune espèce de bête féroce. »
·       Aucune tension sociale, les Utopiens sont pacifistes.
·       Pitié universelle : « la pitié des Utopiens embrasse les soldats de tous les drapeaux ; ils savent que le soldat ne va pas de lui-même à la guerre, mais qu’il y est entraîné par les ordres et les fureurs des princes. »
·       Autarcie, autosuffisance mais incomplète : l’île a besoin de mercenaires étrangers pour se défendre contre les agressions du monde extérieur.
·       Leurs institutions sont sages et pacifiques.
·       L'Utopie, c'est l'idée d'une cité conforme à la raison.
·       Démocratie directe, égalité des citoyens.
·       Le Roi de l’île est élu. Mais c’est le peuple qui se gouverne lui-même.
·       Les lois sont peu nombreuses et faciles à comprendre.
·       La chasteté avant le mariage est impérative.
·       Sacralisation du mariage. Mais le divorce par consentement mutuel est autorisé.
·       Société familiale et patriarcale.
·       La récidive en matière d’adultère est punie de mort.
·       Les Utopiens qui ont voulu quitter l’île deviennent des esclaves.
·       L’esclavage résulte d’une punition.
·       Refus du mensonge et de la dissimulation : « La dissimulation est proscrite en Utopie, et le mensonge y est en horreur, comme touchant de très près à la fourberie. ».
 
 
d)    Organisation religieuse d’Utopia
 
·       Tolérance religieuse : Tous les cultes religieux sont acceptés et respectés, même si presque tous les Utopiens ont adopté le christianisme. D'une manière générale, les habitants s'accordent sur quelques grands principes religieux, comme l'existence d'un Être suprême, créateur et protecteur du monde, et l'immortalité de l'âme destinée au bonheur = Déisme et religion naturelle. Humanisme de la Renaissance.
·       Le prosélytisme doit s'en tenir à la plus grande modération, car c'est un abus et une folie de « vouloir obliger les autres hommes, par menaces et violence, à admettre ce qui vous paraît tel ».
·       Pas d’hérésie, pas de guerre de religions.
·       Les athées ne sont pas inquiétés mais restent comme des sous-citoyens.
·       Prêtrise pour les hommes et les femmes. Mariage des prêtres.
·       Pratique de l’euthanasie.

 
3)    Critique de l’Utopie de More :
 
·       Société patriarcale et gérontocratique : « Les mâles, fils et petits-fils, restent dans leurs familles. Le plus ancien membre d’une famille en est le chef, et si les années ont affaibli son intelligence, il est remplacé par celui qui approche le plus de son âge. »
·       Société repliée sur elle-même. Isolationnisme.
·       Société esclavagiste : « La peine ordinaire, même des plus grands crimes, est l’esclavage. Les Utopiens croient que l’esclavage n’est pas moins terrible pour les scélérats que la mort, et qu’en outre il est plus avantageux à l’État. Un homme qui travaille, disent-ils, est plus utile qu’un cadavre ; et l’exemple d’un supplice permanent inspire la terreur du crime d’une manière bien plus durable qu’un massacre légal qui fait disparaître en un instant le coupable. Quand les condamnés esclaves se révoltent, on les tue comme des bêtes féroces et indomptables que la chaîne et la prison ne peuvent contenir. »
·       Société à la morale conservatrice et rigoureuse.
·       Le bonheur est obligatoire.
·       Négation de la vie privée. Pas de frontière entre la vie publique et la vie privée.
·       Effacement de l’individu au profit du collectif.
·       Contrôle de l’Etat.
·       Contrôle des mariages : « Dès qu’une fille est nubile, on lui donne un mari, et elle va demeurer avec lui. ». Mariage forcé ?
·       Planification.
·       Société de contrôle et de transparence.
·       Uniformité.
 
=> Aspect oppressif voire tyrannique de l’Utopie de More.
 
 
4)    Les 5 traits distinctifs de la pensée utopiste à partir de More :

·       Autarcie
·       Immutabilité
·       Uniformité
·       Collectivisme
·       Dirigisme
 
Conclusion

L'auteur, bien évidemment, n'espérait nullement la réalisation de son Utopie, mais il y développe l'une des fonctions essentielles de la pensée utopiste, qui est de concevoir un idéal politique à partir duquel il est possible de juger et de critiquer la politique réelle. Utopie est un envers ou un contrepoint de la société anglaise de l’époque. La société fictive est le reflet positif d’une société réelle négative.
Thomas mélange sans cesse le réel et le virtuel, le sérieux et la plaisanterie, le bon sens et l’absurde, si bien qu’il est difficile de savoir où se situe la pensée de More.
De cette société idéale qu'il dessine lui-même par la voix d'Hythlodée, il reconnaît à la fois qu'il ne peut donner son adhésion à tout ce qu'il en a entendu, mais également « qu'il y a dans la république utopienne bien des choses que je souhaiterais voir dans nos cités », sans plus de précision. Et d'ajouter, pour clore son ouvrage, cette formule toute sibylline, qui montre bien l'ambivalence et l'ironie de son créateur : « Je le souhaite plus que je ne l'espère. »
More veut peut-être nous dire que derrière toute utopie se cache une dystopie, que derrière tout paradis se cache un enfer. Le projet d’utopie de More n’est-il pas ironique ? « Qui veut faire l’ange fait la bête » dira, quelques décennies plus tard, Blaise Pascal.