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CHARDONNE Jacques (pseud. de Jacques Boutelleau)

CHARDONNE Jacques (pseud. de Jacques Boutelleau). Ecrivain français. Né à Barbe-zieux (Charente) le 2 janvier 1884, mort à La Frette (Val d'Oise) le 29 mai 1968. Son père était un pur Charentais et dirigeait une importante maison de cognac. Sa mère était une Américaine, fille de ce David Haviland qui avait fondé à Limoges une fabrique de porcelaine dont la renommée fut mondiale. Ainsi est-ce dans la grande bourgeoisie protestante qu'a grandi le futur écrivain. Toutefois, ses parents n'étaient ni sévères, ni possessifs : ils laissaient l'enfant libre de ses allées et venues dans la petite ville où il noua vite des amitiés et des amours. Il a dit que la douzième année était l'âge de la passion. Il était attiré par le théâtre et par le cirque. Il fonda un éphémère journal, Le Loufoque, avec ses amis Henri et Geneviève Fauconnier qui, plus tard, écriraient des livres eux aussi. Il a lui-même évoqué son adolescence dans Le Bonheur de Barbezieux. Il devait quitter sa ville natale à l'âge de dix-huit ans. Cette année-là, tandis que son ami Henri Fauconnier s'embarque pour la Malaisie, il devient secrétaire du Préfet du Puy-en-Velay, tout en préparant son bachot Il ne retournera pas à Barbezieux que ses parents, soudainement ruinés, viennent de quitter pour Paris où il les rejoint. Il s'inscrit à la Faculté de Droit et à l'Ecole des Sciences politiques. Il y retrouve un ami de Barbezieux, Maurice Delamain. Après la licence, c'est le service militaire. On envoie le jeune Jacques au Havre, mais on le réforme vite pour maladie pulmonaire. C'est pendant sa convalescence qu'il écrit son premier ouvrage Catherine (1904), qu'il garde dans ses tiroirs et qu'il ne publiera que soixante ans plus tard. Les médecins lui conseillent d'aller vivre dans un pays chaud. Le voici en Tunisie, où il s'essaie aux affaires, en travaillant dans une pêcherie, puis dans une entreprise de nourriture pour le bétail. Il s'intéresse aussi aux plantations malaises de son ami Fauconnier et il y gagnera quelque argent qui lui permettra, à son retour à Paris, de trouver un emploi chez le libraire éditeur P.V. Stock : celui-ci cherchait en effet un secrétaire qui serait en même temps son commanditaire. A la même époque, Chardonne se marie avec une jeune fille de Bordeaux, rencontrée à Royan, Marthe Schÿler-Schrô-der, dont il aura deux enfants. Parmi les premiers livres qu'il choisit de faire éditer, on citera L'Hérésiarque d'Apollinaire et le Toi et Moi de Géraldy. Un peu plus tard, il propose à P.V. Stock un nouvel apport de fonds, à condition que soit créée une société en commandite. Ce qui est fait. Mais P.V. Stock passe ses nuits à jouer au poker au Cercle de la Presse et il n'hésite pas a puiser dans la caisse de la librairie quand la chance l'abandonne. Chardonne fait alors dissoudre la société par décision de justice et le malheureux Stock se voit condamner à rembourser en deux ans les sommes que son secrétaire lui a avancées. Or il s'en trouve incapable. Mais la guerre survient et l'exécution du jugement se trouve ajournée. Chardonne est versé dans l'auxiliaire et affecté comme infirmier à l'hôpital militaire d'Aul-nay-sous-Bois. Bientôt il est définitivement réformé et va s'installer en Suisse dans le village de Chardonne, dont il adoptera le nom pour écrire. Il y vivra quatre ans, d'abord seul, puis avec sa femme qui le rejoint avec leur fils Gérard. C'est là qu'il écrit L'Epithalame et c'est là que naît sa fille France. L'Epithalame est un roman du couple. Le tissu narratif traditionnel fait place à une succession de scènes où l'on peut discerner l'influence de Tolstoï que Chardonne considérera toujours comme le maître des maîtres. En 1919, retour en France. Le commerce des livres a été prospère pendant la guerre et P.V. Stock aurait pu souvent rembourser ses dettes. Mais il a préféré jouer au poker. Il ne veut pourtant pas que sa maison revienne à son ancien secrétaire. Il met son fonds aux enchères en février 1921. Malheureusement pour lui, aucun acquéreur sérieux ne se présente. Finalement, c'est toute la maison Stock — le local et le fonds — qui est cédée aux commanditaires pour le montant de leur créance. Celle-ci appartient maintenant à une société que Chardonne vient de créer avec son ami Delamain. La Librairie Stock devient ainsi Librairie Delamain et Boutelleau. Chardonne confiait que cette opération, imposée par les circonstances, était l'un des deux remords de sa vie (sur l'autre, il s'est tu). Cependant, P.V. Stock recevrait jusqu'à sa mort une pension versée par ses successeurs et sa veuve en bénéficierait à son tour. Première oeuvre éditée par Delamain et Boutelleau, L'Epithalame paraît en octobre 1921. Le livre obtiendrait le Prix Goncourt si l'on n'apprenait que l'écrivain Chardonne et l'éditeur Boutelleau ne sont qu'un seul homme. Mais la presse est enthousiaste, le meilleur article étant celui de Léon Blum. Patron de la maison Stock, Chardonne s'est surtout intéressé à la littérature étrangère : la collection « Le Cabinet cosmopolite » est le modèle des diverses séries « du monde entier » qu'ont entreprises d'autres éditeurs. Mais Chardonne fut aussi l'éditeur préféré de Cocteau qui publia chez lui des romans, des poèmes et des essais. Dès 1922, Chardonne se sépare de sa femme, dont il ne divorcera qu'un peu plus tard. Il vit d'abord seul à l'hôtel. Le désarroi qu'il éprouve provoque un nouvel accès de tuberculose. Les médecins le condamnent. Six mois à Chamonix lui rendent la santé. Il rentre à Paris et vit quelque temps avec une chanteuse de l'Opera-comique, Lucie Vautrin, qui lui conseille de s installer dans la grande banlieue sur les coteaux de La Frette qui dominent la Seine. Il s'y fait construire une maison. La maison prête, il est tombé amoureux d'une autre jeune femme rencontrée à Paris au hasard de ses promenades. C'est avec elle qu'il se marie et s'installe à La Frette. Cette épouse se fera connaître elle-même plus tard comme écrivain sous le nom de Camille Belguise. Le deuxième roman de Chardonne, Le Chant du bienheureux paraît en 1927, six ans après L'Epithalame. Sa production devient ensuite régulière : Les Varais (1929), Eva (1930), Claire (1931). Tous ces ouvrages établissent sa réputation de « romancier du couple ». C'est avec Claire qu'il connaît pour la première fois les gros tirages. Il se transforme en essayiste dans L'Amour du prochain (1932), puis entreprend un vaste roman familial, Les Destinées sentimentales (trois volumes qui paraissent de 1934 a 1936), où il met en scène les marchands de cognac et les fabricants de porcelaine qu'il connaît depuis son enfance. Puis il revient aux problèmes du couple avec Romanesques (1936) qui marque la fin de sa première epoque. Pendant quelques années, l'essayiste va prendre en lui le dessus, requis par les grands problèmes du temps. Il entend défendre des valeurs menacées et se situe dans la tradition libérale. Un volume intitulé Chronique privée paraît en 1940 avant la défaite des armées et ne prête pas à polémique. Il en va différemment avec Chronique privée de Van 40 qui voit le jour en 1941 et dont quelques pages surprennent et scandalisent plus d'un lecteur : Chardonne y dit que nous avions vécu dans les illusions et qu'il faut ouvrir les yeux à la réalité. Les critiques qu'il soulève l'amènent ensuite à écrire Voir la figure où il affirme que la France pourrait s'intégrer honorablement dans l'Europe nouvelle qui se dessine. Le livre qui se veut réaliste est l'oeuvre d'un rêveur. En 1942, Chardonne fit un choix dans les trois volumes parus depuis la guerre et en retrancha les pages qui prêtaient à polémique : le nouveau livre ainsi obtenu parut sous le titre Attachements et fut la dernière publication de Chardonne pendant l'Occupation. Il n'en allait pas moins connaître quelques moments difficiles à la Libération. Se trouvant, en Charente, il fut arrêté et retenu quelques semaines à la prison de Cognac. On le relâcha sans qu'il ait été jugé. Il ne passerait jamais devant un tribunal quelconque, le Parquet de Versailles qui étudia son dossier n'y trouva rien qui offrît matière à inculpation. Pourtant le Comité de Libération de La Frette réclamait sa tête. Chardonne ne put rentrer chez lui tant que les passions ne furent pas calmées. Il composa alors un livre appelé Détachements, où il prend en effet ses distances avec une époque détestable. Ce livre qui ne parut qu'après sa mort est un livre-charnière, car Chardonne allait faire peau neuve. Il allait inventer une nouvelle forme littéraire : des oeuvres de composition libre où il mêlerait souvenirs, nouvelles et réflexions. Son style deviendrait de plus en plus musical et aérien : Chimériques (1948), Vivre à Madère (1953), Le Ciel dans la fenêtre (1959), Demi-jour (1964) comptent parmi les chefs-d'oeuvre de la prose française. Après la guerre, il avait laissé la direction des Editions Stock à Maurice Delamain. Désormais, on l'appela « l'ermite de La Frette », mais il quittait souvent son ermitage et y recevait aussi des amis. Il comptait beaucoup de grands admirateurs dans les nouvelles générations de romanciers, de Nimier à Déon, de Marceau à Nourissier. Sa correspondance occupait ses matinées. Dans les dernières années, Morand et lui s'écrivaient presque quotidiennement, c'était leur manière à eux de tenir un journal. Très conscient de sa valeur, Chardonne aimait répéter le mot de Hugo : « le vieux s'estime », mais tous les amateurs en matière littéraire pensaient qu'il avait bien raison d'être content de lui. JACQUES BRENNER. ? « Si la postérité est juste, elle placera les oeuvres de Chardonne à côté de celles des plus grands moralistes français. » Edmond Jaloux. ? « Chardonne, architecte et entrepreneur, crée entièrement son matériau et le secret ne s'en devine point. C'est léger comme du verre le plus fin, et rien d'autre que la barbarie ne le brisera. » Henri Clouard. ? « L'art le plus subtil et le plus naturel; parvenu à son extrême décantation, il farde tout son frémissement. » Marcel Arland. ? « On croit trop à la longueur suivant Rousseau et à la dureté selon Retz; la réconciliation s'opère très bien quand on lit Chardonne. » Roger Nimier. ? « Chardonne est le plus grand prosateur de notre temps. » Jean Rostand.