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BAUDELAIRE Charles


BAUDELAIRE Charles 1821-1867
Il est né le 9 avril, au 13 rue Hautefeuille, à Paris. Son père, Joseph-François, peintre, ancien prêtre assermenté, est chef de bureau au Sénat. Volontiers il traîne avec lui le petit Charles dans les musées, ce qui contribue à l'éveiller très tôt au monde de l'art. Mais, déjà âgé — il est né en 1758 — ce père aimable meurt alors que son fils n'a que 6 ans. Dix-huit mois plus tard, madame Baudelaire, née Caroline Archenbaut-Defais, épouse en secondes noces le chef de bataillon Aupick, promis à un brillant avenir tant militaire que diplomatique: il sera général et ambassadeur. En 1831 Charles est mis en pension et suit les cours du lycée de Lyon. Cinq ans plus tard il est interne à Louis-le-Grand, à Paris, où il se distingue, notamment en version latine et vers latins, ce qui ne l'empêche pas d'être renvoyé en 1839, l'année même où il réussit son bac. C'est alors, après la discipline rigoureuse que lui a imposée son militaire de beau-père et celle, militaire, qu'il a dû subir au lycée, la vie libre. Depuis un an ou deux il rimaille, il fréquente les romantiques, Nerval, Balzac. Mais le désormais général Aupick n'entend pas le laisser plus longtemps subir ces néfastes influences et veut à tout prix l'empêcher d'embrasser une carrière littéraire. En juin 1841, il embarque son beau-fils sur un bateau appareillant pour les Indes. Charles, parti sans enthousiasme, ira jusqu'à l'île Bourbon (la Réunion) et non Calcutta comme il le prétendra plus tard, avant de rentrer par Le Cap. Revenu à Paris, il s'installe dans l'île Saint-Louis et, au grand dam de la famille, noue une liaison avec la mulâtresse Jeanne Duval, qu'il entretient; il prend de l'opium et du haschich, vit dans le luxe en vrai dandy, s'endette considérablement et persiste à écrire. En 1844, comme il est en train de dilapider l'héritage parental, on le pourvoit d'un conseil judiciaire qui lui servira dorénavant une maigre rente, à peine suffisante pour vivre (mais qui, tout bien pesé, l'empêchera à terme de mourir de faim). A cette même époque, il fait paraître diverses poésies sous le pseudonyme de Privat d'Anglemont. Suit le Salon de 1845, une plaquette de critique esthétique, qui passe inaperçue. Après une tentative de suicide, en 1845, il collabore à divers journaux. Toute sa vie durant, parallèlement à sa production littéraire propre, Baudelaire sera obligé de fournir des travaux de plume pour arrondir sa rente qui n'y suffit pas. Il s'enthousiasme pour la Révolution de 1848, peaufine un recueil de poèmes dont il annonce la publication prochaine sous le titre: Les Lesbiennes. En 1852, il compose les premiers poèmes dédiés à Apollonie Sabatier, une demi-mondaine égérie des jeunes écrivains d'avenir que sont Flaubert, Gautier, Houssaye et Maxime du Camp, très soucieuse par ailleurs de sa respectabilité, et que ses proches surnommaient la Présidente. Entre-temps, Baudelaire a découvert Edgar Poe dont il traduit l'œuvre: Histoires extraordinaires (1856) et Nouvelles Histoires extraordinaires (1857) et approché Marie Daubrun, qu'il avait aperçue au théâtre plusieurs années auparavant. Cette même année 1857 voit la publication chez l'éditeur Poulet-Malassis, qu'il appelle familièrement Coco mal perché, du recueil annoncé. Il a changé de nom, ce sont les Fleurs du Mal, qu'il dédie à Théophile Gautier, «parfait magicien ès lettres françaises». Deux mois après cette parution, la sixième chambre correctionnelle, sur réquisitoire du procureur Pinard, condamne le poète (auteur entre autres du Vin des Assassins) à 300 francs d'amende et fait retirer six poèmes jugés outrageants «à la morale publique et aux bonnes mœurs». La réhabilitation viendra, pas très vite à vrai dire, puisqu’elle date du 31 mai 1949!. En 1858 paraît la traduction des Aventures d’Arthur Gordon Pym. Deux ans après est publié Les Paradis artificiels, qui emprunte largement à la Confession d'un Mangeur d'Opium de Thomas Quincey. 1861 voit paraître une nouvelle édition revue et augmentée des Fleurs du Mal, ainsi qu’un article intitulé Richard Wagner; il prend la défense du musicien allemand dont les opéras se font copieusement siffler à Paris. L’année d’après, Baudelaire rédige des notices sur sept poètes français pour une anthologie (c’est Gautier qui est chargé de la sienne). Suit la publication des premiers petits «poèmes en prose», qui continueront à paraître en 1863 et en 1864, dans un recueil intitulé Le Spleen de Paris. 1864 est l’année d’un voyage en Belgique, où il compte vendre ses œuvres complètes à un éditeur. Déçu, en effet, par l’indifférence dont ses compatriotes ont fait montre à son égard, il espère trouver à Bruxelles plus de compréhension; un espoir qui tourne vite à la désillusion. Amer, déçu, il exhalera sa rancœur dans une charge d’une rare violence: Pauvre Belgique!. Il y demeure pourtant jusqu’en juillet 1866, date à laquelle il est rapatrié à Paris et hospitalisé, victime de troubles nerveux qui ont entraîné une hémiplégie. Il mourra le 31 août 1867, au terme d’une longue et pénible agonie. Avaient paru, l’année précédente, d’autres poèmes inédits, sous le titre de Nouvelles Fleurs du Mal. A bien des égards, Baudelaire est encore un poète romantique: on peut retrouver dans son «Spleen» un avatar du «mal du siècle» qui rongeait Chatterton et sa fascination pour «l’ange du bizarre» que traduisent dandysme, provocation, morbidité ne détonne nullement auprès de celle de Pétrus Borel. Mais, grand amateur de Malherbe, il dépasse les étroites limites d’un mouvement, d’une mode, pour rejoindre un idéal classique et réaliser une synthèse entre les deux grandes sempiternelles tendances de la poésie française que l’on pourrait schématiquement définir comme inspiration et ordonnancement. Aussi son œuvre brève, elle compte environ cent soixante pièces de vers, fait-elle de lui l'un des tout premiers des poètes de notre langue, même s’il demeure un isolé. A la différence de celle d’un Verlaine, en effet, son œuvre ne semble pas avoir exercé d’influence prépondérante sur celle des poètes qui l’ont immédiatement suivi. Toutefois, tous ceux qui ont initié et continué la révolution poétique moderne ont vu ou continuent de voir en lui un grand initiateur de la modernité. Si elle est celle d’un poète du XIX ème siècle, la poésie de Baudelaire est aussi une page capitale dans le grand livre de la poésie, une page qu’il fallait absolument tourner pour accéder à la poésie moderne.


BAUDELAIRE Charles
1821-1867
1. Chronologie (vie et œuvres). - L’homme : 2. Ses « idées » philosophiques. 3. Le « dandy » et le « maudit ». - Quelques thèmes majeurs : 4. L'invitation au voyage. 5. Les paradis artificiels. 6. Le goût du néant. 7. Spleen et Idéal. 8. Hymne à la Beauté. 9. Les correspondances. 10. Le vert paradis. - Annexe : Pour ou contre Baudelaire.
Poète, né à Paris. Cet « homme d’un seul livre » (expression très impropre, au demeurant) s’est taillé la place la plus large et la plus élevée dans l’histoire de la poésie et de la littérature mondiales. En outre, comme pour Rimbaud (et pour la même raison : souci, de la part de la critique, de se racheter aujourd’hui de l’incompréhension dont elle fit preuve hier), une véritable légende s’est développée dès le lendemain de sa mort ; et ce phénomène de compensation, ajouté à la richesse réelle, à la complexité du personnage lui-même, ont donné lieu à plus d’un malentendu (sans parler de ce qu’Émile Henriot, lors de l’exposition Baudelaire à la Bibliothèque nationale en 1957, appelait, dans Le Monde, « l’ignoble entretien des anecdotes : plaisir qu’il prenait à tenir un chat par la queue pour lui arracher les poils de la moustache après l’avoir nourri d’huîtres, rage de se teindre les cheveux en vert, etc. »). Dans le cadre du présent dictionnaire, qui ne peut être, en tant que tel, qu’un livre d’initiation, nous nous en tiendrons donc à la méthode d’exposition la plus élémentaire et la plus strictement didactique : énumération des événements et des dates, puis dénombrement traditionnel des « éléments constitutifs » (caractéristiques généralement reconnues de l’homme d’abord, ensuite de l’œuvre ; en particulier : thèmes principaux d’inspiration) et, pour finir, anthologie de jugements célèbres, favorables ou défavorables à Baudelaire.
Chronologie (vie et œuvres)
1821. - Naissance, à Paris, de Baudelaire, lequel se situe donc à une génération approximativement de Hugo (né en 1802), et d’autre part, de Mallarmé (1842). 1827 (six ans). - Mort de son père (qu’il admirait), peintre entre autres activités, et sans grand relief. L’enfant vit seul avec sa mère (et Mariette, une servante). Période de bonheur parfait dont il gardera toujours la nostalgie. Puis, bientôt, sa mère se remarie avec un jeune officier, le commandant Aupick, trente-neuf ans (le père, à sa mort, en avait soixante-sept ; elle, trente-trois). Jamais le beau-père et l’enfant ne pourront s’aimer, ni même se comprendre. 1839 (dix-huit ans). - Interne, de collège en pension, au gré des déplacements et promotions d’Aupick (colonel), Baudelaire est expulsé du collège Louis-le-Grand. Vie « dissipée » à Paris, où il connaît Balzac et Nerval. 1841 (vingt et un ans). - Aupick (général) confie son beau-fils à un de ses amis, capitaine de vaisseau, qui appareille de Bordeaux vers les Indes. Bientôt le jeune homme - avec l’accord tacite du capitaine, semble-t-il - lui fausse compagnie, et prend passage sur un bateau qui le ramène en France. Durée totale : cinq mois. Sans qu’il l’ait avoué jamais, ce voyage jusqu’à l’océan Indien l’a ébloui (et laissera des traces durables : voir plus loin, section 4). 1842. - Peu après son retour, il se lie (pour vingt-deux ans) avec Jeanne Duval, mulâtresse qui tient des petits rôles dans de petits théâtres. Connaît Sainte-Beuve et Théophile Gautier. Vie de luxe ostentatoire ; il dilapide sa part de l’héritage paternel. Écrit plusieurs articles (refusés) et des poèmes, ainsi que La Fanfarlo, nouvelle (1843, publiée en 1847). 1844. - Endetté, il se voit pourvu par sa famille d’un conseil judiciaire : Me Ancelle, notaire (rente mensuelle : 200 francs). 1845. - Compose de nombreux poèmes mais ne publie rien, sauf une plaquette de soixante-dix pages : Le Salon de 1845. Tentative de suicide ; et « testament », en faveur de sa maîtresse Jeanne Duval. Écrit Choix de maximes consolantes sur l’amour, et Conseils aux jeunes littérateurs (publiés en 1846). Passion, sans lendemain, pour Marie Daubrun, comédienne. Découverte des œuvres d’Edgar Poe, dont la traduction va l’occuper de 1848 à 1865. Pendant de longues années encore, Baudelaire reste pour ses contemporains un essayiste, un traducteur, un critique d’art. Il ne donne ses poèmes que par courtes séries, parfois même un par un : A une Malabaraise, en 1846; Les Chats, en 1847; Le Vin de l’assassin, en 1848 (dans L’Écho des marchands de vin). 1848 (vingt-sept ans) - Année de la première révolution ouvrière; malgré ses goûts de dandy, et bien qu'admirateur du théocrate Joseph de Maistre, Baudelaire adhère à la Société républicaine centrale d’Auguste Blanqui, et collabore au Salut public (socialiste) ; extrémiste, au fond, d’un bord à l’autre, il écrira dans Mon cœur mis à nu : Suprématie de l’idée pure chez le chrétien comme chez le communiste. (Déjà, dans son étude écrite en 1846 et publiée en 1851, sur Pierre Dupont et son Chant des ouvriers, il se disait touché du spectacle de cette multitude maladive [...] avalant du coton, s’imprégnant de céruse, [...] dormant dans la vermine.) Brouille avec sa mère. 1849. - Se lie avec l’imprimeur Poulet-Malassis (futur éditeur des Fleurs du mal), qui est un moment poursuivi pour avoir participé à la révolution de juin 1848. 1851 (trente ans). - Misère matérielle : il se voit refuser une suite d’articles sur la caricature. Le coup d’État du 2 décembre le met en fureur (dit-il, dans un de ses journaux intimes). 1852. - Étude sur Poe, publiée grâce à Théophile Gautier, et traductions. Rédaction de Fusées (journal intime) qui sera publié après sa mort. Il rompt, ou croit rompre, avec Jeanne Duval. Début de sa passion pour la belle Apollonie Sabatier, animatrice d’un joyeux groupe d’écrivains que fréquente son ami Théophile Gautier; il lui adresse anonymement des poèmes, qui prendront place dans Les Fleurs du mal. Nouvelles traductions de Poe. Il doit déménager plusieurs fois, pour dépister ses créanciers. 1857 (trente-six ans). - Publication la même année d’un roman. Les Aventures d’Arthur Gordon Pym (traduction de Poe, en février) ; d’un recueil de contes, Les Histoires extraordinaires, de Poe toujours (mars) ; enfin, de son unique recueil de vers, Les Fleurs du mal (juin). Baudelaire écrit à Apollonie Sabatier en joignant un exemplaire des Fleurs du mal (18 août). Elle y retrouve les poèmes de l’adorateur anonyme, dont elle se propose de couronner la flamme le 30 août (rendez-vous dans une chambre « en ville »). Mais le poète, dès le lendemain, met fin à cette liaison, qui restera du moins une amitié. L’éditeur et l’auteur des Fleurs du mal sont condamnés par la sixième chambre correctionnelle à « trois cents francs d’amende chacun » ; certaines pièces du recueil, jugées « contraires à la morale publique », doivent être supprimées. (Ce jugement sera cassé par la Cour de cassation le 31 mai 1949.) 1858. - Le général Aupick étant décédé depuis quelques mois (dans son lit), Baudelaire reçoit de sa mère des offres de paix, en vue d’une reprise de la vie commune à Honfleur. Le poète ne donne pas suite. Misère matérielle. Multiples faux « divorces » d’avec Jeanne Duval. Douleurs d’estomac ; recours aux stupéfiants. Il reçoit une indemnité de 300 francs (en qualité de traducteur) de la part du ministère de l’instruction publique et des Cultes. Plusieurs courts séjours chez sa mère - « Mme Aupick » - à Honfleur (1858 et 1859). 1859. - Vit le plus souvent dans une chambre d’hôtel. Publication du Salon de 1859. 1860 (trente-neuf ans). - Première crise cérébrale (bénigne). Accablé de dettes, il reçoit une nouvelle indemnité ministérielle de 300 francs (en qualité de critique d’art). Publication des Paradis artificiels en volume ; et, dans la presse, de plusieurs poèmes en prose. Installation à Neuilly avec Jeanne Duval (devenue hémiplégique), qui introduira bientôt à demeure, et même dans sa chambre, un de ses frères (frère « supposé », selon Jacques Crépet ; mais le fait n’est pas établi). 1861. - Deuxième édition des Fleurs du mal (enrichie de trente-cinq pièces). Article sur Wagner. Retour offensif de troubles divers, physiques mais aussi mentaux. Il pose, par écrit, sa candidature à l’Académie française (au fauteuil laissé vacant par Scribe). Articles sur Manet (septembre 1862). Début de Mon cœur mis à nu, journal intime (qu’il terminera vers 1864 posthume, 1887). 1863. - Cède à l’éditeur Hetzel les droits d’un livre futur, Le Spleen de Paris, recueil de poèmes en prose ; touche un acompte et ne donne rien à Hetzel. (L’ouvrage ne paraîtra que deux ans après sa mort, et sous un autre titre, Petits poèmes en prose, imaginé par Banville ou par Asselineau.) Passion pour une jeune actrice de l’Odéon, Louise Deschamps. Publication d'Eurêka (traduit de Poe) et, surtout, de l’essai très développé sur Constantin Guys (Le Peintre de la vie moderne), qui est en fait son propre « art poétique ». 1864. - Départ pour Bruxelles (avril), série de conférences (cinq, dont deux lui seront payées : 50 francs l’une) ; aucun succès. Visite aux éditeurs Lacroix et Verboeckhoven ; échec total. Début d’un livre « vengeur », et en fait pitoyable, intitulé Pauvre Belgique, tandis qu’on publie de nouveaux poèmes en prose à Paris (où l’attendent ses créanciers ; d’où prolongation d’un séjour pénible). 1865. - Publication à Paris d’un nouveau volume de traductions de Poe : Histoires grotesques et sérieuses. Baudelaire emprunte 2 000 francs à sa mère. 1866. - Névralgies aiguës, traitées par les stupéfiants. Il s’alarme de son impuissance à écrire et, plus encore, d’un état mental atone (soporeux, dit-il). De Paris, transmis à son hôtel de Bruxelles, un premier article sur lui, paru dans L’Artiste ; puis un deuxième, dans L’Art (signés respectivement par deux jeunes poètes inconnus, Stéphane Mallarmé et Paul Verlaine). À Namur, où l’invite son futur illustrateur Félicien Rops, courte attaque de paralysie. Il est amené à Bruxelles, en maison de santé. (Aphasique jusqu’à sa mort, il ne retrouvera plus l’usage normal de la parole.) Visites de Mme Aupick et de sa servante Mariette. Premières sorties du paralysé (en voiture). Publication par Poulet-Malassis, failli et réfugié comme lui à Bruxelles, des Épaves (vingt-trois poèmes, dont les Pièces condamnées de 1857), ornées d’un frontispice de son ami belge Félicien Rops. Retour à Paris avec sa mère. Clinique hydrothérapique ; l’État participe aux frais, à la suite d’une pétition signée par des poètes et des familiers (mais aussi par Mérimée, qui pourtant n’est à aucun titre son ami). 1867 (quarante-six ans). - Plus d’un an après son hospitalisation, Baudelaire meurt (fin août). 1868. - Publication des Curiosités esthétiques et de L’Art romantique (essais ou articles de critique : littéraire, artistique, musicale). 1869. - Publication des Petits poèmes en prose.
Ses « idées» philosophiques
Baudelaire, qui souffrit longtemps de n’être pour ses contemporains qu’un essayiste, se souciait-il vraiment d’être un penseur? Il a répondu lui-même : L’imagination est la reine des facultés. Mais qu’importe ce qu’il a dit ; il faut avoir une philosophie, et l’on en a eu pour lui. Non pas une seulement, mais plusieurs. Presque autant que d’exégètes. La « bibliographie » du poète Baudelaire, maigre et décevante sous la rubrique de l’analyse proprement poétique, se rattrape sous la rubrique de l’analyse philosophique, chrétienne, marxiste (et nous parlons ici sérieusement). On se reportera - avec avantage - aux bibliographies en question. Dans le présent chapitre, relatif aux idées du poète Baudelaire (aussi tranchantes que changeantes, comme on l’a vu par exemple dans la biographie ci-dessus pour la seule année 1848), nous nous bornerons pour l’essentiel à évoquer et à tenter d’expliquer sa célèbre profession de foi extraite du journal intime Fusées : Maistre et Edgar Poe m’ont appris à raisonner. Chez l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg qu’il aima longtemps, mais non sans intermittence, il est clair que Baudelaire a toujours goûté l’insolence souveraine, la patte de velours d’un pamphlétaire benoîtement posté devant son interlocuteur, et assuré, le moment venu, de ne pas le rater. Pour le reste on ne trouvera pas chez le poète, sauf par brèves « sorties » et toujours sur le plan négatif, une position devant la vie qui l’apparente à Joseph de Maistre, théoricien de la Restauration. La vérité, c’est qu’on a cru Baudelaire sur parole. Mieux : on l’a mal écouté ; le poète, qui dans sa vie privée, quotidienne, connaît sans aucun doute des moments de rage réactionnaire, n’a pris chez le polémiste, en définitive, que des leçons de diction et de « dialectique » (au sens classique du mot). La technique du rhéteur et la propension à heurter, à déranger l’apathie du public, l’art de faire naître chez son auditeur une idée par la ruse d’une image (art dont témoigne, par exemple, une phrase comme celle-ci, une des plus heureuses du philosophe traditionaliste, une des plus typiques de sa manière : « Nous sommes tous plongés dans le courant, et dans les révolutions il est plus rapide »), Baudelaire est allé l’apprendre chez Maistre, en effet. Quant à Poe, ce qu’il en retient, c’est la rigueur et le caractère « vécu » des songes que décrivait ce consciencieux reporter dans l’univers du rêve (ou du cauchemar). Au surplus, si l’auteur des Histoires extraordinaires lui a vraiment, comme il l’affirme, appris à raisonner, cela ne suffit-il pas à nous faire saisir ce que veut dire « raisonner » pour un poète ? Ce dont Baudelaire a tiré profit chez Edgar Poe, sans aucun doute, ce sont ses idées sur le bon usage du « raisonnement » chez un conteur ou chez un rêveur. Et il lui a emprunté précisément cette très originale logique poétique. Pour le reste, Baudelaire est moins un homme d’« idées » qu’un homme d’« humeurs » : il a des goûts - violents - ou des dégoûts. Et, eux aussi, très variables. Rigoriste envers lui-même, dans son art, il fait preuve au contraire, quand il s’agit des autres d’une versatilité désolante, d’un laxisme et d’un éclectisme presque incompréhensibles. Toutes les idées, et même celles qu’il vient de honnir la veille, lui semblent, chacune à son tour, d’un intérêt extrême dès lors que la proposition logique est en soi une belle phrase, émise par un bel artiste ; ou seulement par quelque solide et probe artisan des lettres. Outre Joseph de Maistre, il louera certain jour le chouan théocrate Barbey d’Aurevilly, mais aussi le généreux chansonnier socialiste Pierre Dupont (cet admirable cri de douleur et de mélancolie, le « Chant des ouvriers ») ; aujourd’hui l’altier Chateaubriand (règne pour règne, quelques-uns peuvent préférer celui de Chateaubriand à celui de Napoléon), et demain Victor Hugo, le prêcheur humanitariste dont il admire l’amour égal pour ce qui est très fort comme pour ce qui est très faible, et dont il loue les cris de tendresse sincères envers les humbles ou les accents d’amour pour les femmes tombées. Il déteste le Code civil et Napoléon (le premier ; quant à l’autre, le troisième : Encore un Bonaparte! Quelle honte!) et tout aussi bien le citoyen Proudhon ; il les réunit tous, révolutionnaires ou contre-révolutionnaires, fraternellement, sous l’étiquette d’entrepreneurs de bonheur public: ceux qui conseillent à tous les pauvres de se faire esclaves, et ceux qui leur persuadent qu’ils sont tous des rois détrônés (Spleen de Paris, n°49).
Le « dandy » et le « maudit »
Mais surtout, plus qu’une opinion, plus qu’une façon de penser, Baudelaire aime à mettre en avant une façon d’être. Une attitude, face à la vie et face au monde. Longtemps il posa au maudit : Ma vie a été damnée, dit-il à sa mère (Correspondance, 4 décembre 1854). Et il le lui dit de nouveau dans la première pièce des Fleurs du mal, une des plus célèbres, Bénédiction, où le poète (enfant déshérité, dit-il ; et monstre) est renié par sa mère avant de l’être par les hommes : Tous ceux qu’il veut aimer l’observent avec crainte / Et font sur lui l’essai de leur férocité. Dès sa jeunesse, Baudelaire s’est guindé dans cette posture théâtrale un peu démodée, déjà, de son temps. Byron, bien avant lui, jouait au « maudit » ; du moins avait-il l’excuse d’être pied-bot et de se venger ainsi d’une disgrâce réelle, infligée par le destin sans raison valable. Pourtant dans une nouvelle écrite dès l’âge de vingt et un ans, La Fanfarlo, il semble que Baudelaire se moque tout le premier des byroniens, et des caïnistes, chers aux auteurs de « romans noirs ». Il y met en scène un poète un peu sot, qui, pour regagner sa belle infidèle, lui offre une de ses œuvres intitulée comiquement Les Orfraies. Or Baudelaire, pour sa part, collabore à cette époque à la revue Le Corsaire-Satan. Il songe à intituler son futur recueil de poèmes Les Limbes ; et il écrit (dans Fusées) : Le type le plus parfait de beauté virile est Satan. En accord sur ce point avec tout son siècle, par conséquent, il professera, longtemps encore, un amour immodéré pour les blasphémateurs ; et aussi pour les parias, les déchus, les prostituées fatiguées, etc. Aussi bien est-ce cet aspect de Baudelaire qui a le moins résisté au temps :
Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme... Au détour d’un sentier une charogne infâme...
Apparente contradiction, ce maudit (de par sa propre volonté), ce déshérité se veut encore un dandy : naïvement fier d’être adopté par la jeunesse dorée de la monarchie louis-philipparde, il s’inquiétera même d’en fournir, quant à lui, l’image modèle sur le plan pratique ; et, sur le plan théorique, le corps de doctrine le plus solide. Ainsi (dans Le Peintre de la vie moderne) : Le dandysme, qui est une institution en dehors des lois, a des lois rigoureuses [...] Le dandy n’a pas d’autre profession que l’élégance. Quels seront les contacts du dandy et du monde extérieur? Aucun contact ; si ce n’est en passant. Sans s’attarder et pas davantage pour ce qui est, par exemple, des rapports avec les femmes : rencontre-t-on une femme intelligente, on devra fuir aussitôt, car le bas-bleu est un homme manqué. Rapports avec le « peuple » (dont il parle, notons-le, à la troisième personne, comme s’ils étaient l’un et l’autre d’essences différentes) : Vous figurez-vous un dandy parlant au peuple ? Le peuple est ennemi de ce qui est inutile, or la beauté est inutile ; il est ennemi des roses, ennemi de Watteau (Salon de 1846). Cet universel mépris serait méprisable si le poète n’en avait lui-même donné la clé. Et d’abord, son universalité même doit nous faire comprendre que c’est là pure et simple pose ; refus de s’adonner à l’attendrissement, cher à ce siècle humanitaire (et fraternitaire, selon son expression) : Le dandysme est le dernier éclat d’héroïsme dans les décadences. Mieux, c’est une ascèse, au sens premier d’exercice spirituel : On voit que, par de certains côtés, le dandysme confine au spiritualisme et au stoïcisme. Loin d’être grossier, déboutonné, brutal, aigre, le héros de notre temps sera souriant, poli (et tel nous l’a décrit Sainte-Beuve étonné : « M. Baudelaire gagne à être connu : [...] poli, respectueux, exemplaire »). On sait qu’un jour, devenu à ce point maître de son personnage, Baudelaire a craint d’en devenir esclave. Et l’homme qui avait écrit (à l’occasion de son essai intitulé Le Peintre de la vie moderne) : Le caractère de beauté du dandy consiste surtout dans l’air froid, qui vient de l’inébranlable résolution de ne pas être ému, gémira (dans son étude sur Théophile Gautier) : Vous me croyez froid et vous ne voyez pas que je m’impose un calme artificiel. Aller contre sa nature n’est pas attitude « vicieuse » mais vertu car l’apathie apparente est une conquête. Les forts, seuls, y accèdent. Calme, mais révélant la force, dit-il encore, comme un Hercule sans emploi. Et enfin : On dirait un feu latent, qui se fait deviner; qui pourrait, mais qui ne veut pas rayonner. La prétendue antinomie, évoquée plus haut, entre le dandy et le maudit n’est-elle pas, par cette dernière déclaration (toujours extraite du Peintre de la vie moderne) en partie résolue? Mettons en contact les deux définitions - ci-dessus mentionnées - de la beauté virile selon Baudelaire : Le caractère de beauté du dandy consiste surtout dans l’air froid, et Le type le plus parfait de beauté virile est Satan ; le maudit et le dandy sont donc un seul et même homme. Qui est l’homme tout court. Ou, du moins, l’homme digne de ce nom, et tel que le veut Baudelaire : torturé sans fin par un sentiment de culpabilité sans cause (et c’est ici l’aspect grandiose, tragique de l’homme ; la « dimension métaphysique », comme on dit, de ce piètre habitant de la terre), mais aussitôt - au même instant presque - amené à prendre conscience du rôle stupide et de la très relative, très infime, très risible place qu’il occupe dans l’espace ainsi que dans le temps ; et c’est là l’aspect le plus pudique, le plus cruellement autocritique de l’homme selon Baudelaire, de l’homme exemplaire que, selon lui, devrait être le poète ici-bas. C’est en quoi l’avenir lui a donné raison, lorsqu’il avançait, non sans un légitime orgueil, que le poète pouvait se dire par excellence l’homme moderne et, déjà, préfigurait l’homme des siècles futurs. L’homme de notre siècle, il l’est du moins, et cela sans conteste ; de notre siècle qui place l’homme entre l’angoisse - donnée au départ, immédiate - et cette réaction volontaire de défense qu’est l’humour, c’est-à-dire la prise de conscience aiguë, lucide (mais calme, dit-il, nous l’avons vu) de l’absurdité du monde.
L'invitation au voyage
Baudelaire, dans l’ensemble de son œuvre poétique, développe bien moins des thèses - il n’est pas docteur - que des thèmes. Analyser séparément l’un de ces thèmes, le « privilégier », serait trahir le poète, puisque, comme tel musicien (comme ce Wagner alors méconnu, qu’il admire et qu’il défend), il joue à les superposer, à les contrepointer librement : la mère (par exemple dans La Géante) et la mer (souvent confondue avec le thème précédent : Homme libre, toujours tu chériras la mer... etc. ; et relevons aussi, dans Mon cœur mis à nu, cette curieuse définition de l’eau : un infini diminutif), la Seine, les reflets (dans l’eau, ou dans la glace : La mer est ton miroir... et l’énigmatique Poème en prose, n°40 : Un homme épouvantable entre et se regarde dans la glace...), les cheveux, les chats, les parfums, les fumées, la ville, la foule ; la musique, enfin (La musique souvent me prend comme une mer ; ou, dans Fusées : La musique creuse le ciel). Notons à ce propos, que si Baudelaire a chéri la musique, c’est là un hommage que les musiciens lui ont bien rendu : Duparc, Debussy, etc. ; et, plus récemment, l’Autrichien Alban Berg (cantate Le Vin sur le poème du même nom de Baudelaire, chanté en français). Nous tenterons de regrouper selon quelques rubriques (d’un intérêt si possible un peu plus général que celui des images concrètes ci-dessus évoquées) certains de ces thèmes baudelairiens, sans nous dissimuler d’ailleurs le caractère limitatif d’un tel examen, mais en prenant appui, du moins, pour ne pas trop nous laisser égarer, sur les leitmotive les plus insistants (plusieurs d’entre eux semblent même avoir, à la lettre, obsédé le poète). L’Invitation au voyage, titre d’un célèbre poème des Fleurs du mal, et aussi d’un des Poèmes en prose (n°18), réapparaîtra même dans les journaux intimes : Ces robustes navires à l’air désœuvré et nostalgique, ne nous disent-ils pas dans une langue muette : Quand partons-nous pour le bonheur? Soulignons le mot : désœuvré. Car les voyages auxquels il nous invite, au rythme de ces robustes navires, resteront toujours (comme chez le peintre Claude Lorrain qu’il aime) des voyages sans départ. Il y a une sorte de plaisir mystérieux et aristocratique, pour celui qui n’a plus ni curiosité, ni ambition, à contempler, couché dans le belvédère ou accoudé sur le môle, tous ces mouvements... (Le Port, n°41 des Poèmes en prose). Bien sûr on ne fait que faire semblant ; on joue à s’en aller, mais personne vraiment ne part. Le poète, tout au moins, est celui qui sait qu’on ne s’en va jamais, dans ce monde-ci. Reste à tenter, sans fin, de se trouver chez soi dans ce lieu d’exil qu’est, pour lui, la planète tout entière. Baudelaire se sent aussi loin de sa véritable terre natale lorsqu’il est dans son domicile en plein cœur de Paris près de Saint-Louis-en-l’ile, que dans l’océan Indien, où sa jeunesse s’ennuyait. Il est l’éternel Ange déchu, dont l’âme se rebelle (Et sagement elle me crie : N’importe où ! n’importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde). Seul dans la foule, toujours voyageant à travers le grand désert d’hommes (extrait de l’article sur La Modernité ; notons que c’est Baudelaire, ici, qui souligne), il fut vraiment parmi les hommes, comme Julien Green en notre XXe siècle, un « voyageur sur la terre » ; et il n’aura vraiment aimé que les nuages qui passent [...] là-bas... (dans la pièce initiale, la plus célèbre, des Poèmes en prose : L’Étranger).
Les paradis artificiels
N’importe où hors du monde? Le plus facile, en effet, n’est-il pas, comme le poète nous le propose, pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps, de demander la réponse à tout ce qui passe, dans l’étendue et aussi dans la durée? Et le vent, la vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge vous répondront : il est l’heure de s’enivrer! Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous, enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise (Poèmes en prose). Mais un autre jour, où il sécrète une tout autre humeur, Baudelaire reviendra sur cette profession de foi. S’évader? Bien sûr! et, à défaut d’une aile (Enlève-moi, oiseau), sur les fumées de la pipe, ou de l’opium, afin d’abolir le poids du Temps qui vous penche vers la terre. Tout cela est bien tentant, certes. Mais bien illogique aussi ; puisque c’est, au total, sombrer pour mieux s’élever: Aujourd’hui 23 janvier 1862, j’ai subi un singulier avertissement, j’ai senti passer sur moi le vent de l’aile de l’imbécillité. Aveu poignant qu’il confie à son journal (Mon cœur mis à nu). Ainsi parlait d’ailleurs, dès 1843, soit vingt ans plus tôt, le jeune Charles Dufaÿs (premier nom de plume de Baudelaire) dans une de ses premières œuvres, déjà citée, La Fanfarlo : C’est par désespoir de ne pouvoir être nobles et beaux suivant les moyens naturels, s’écrie-t-il, que nous nous appliquons à nous sophistiquer. Le dernier mot, qu’on pourrait croire moderne, est déjà fort connu à l’époque dans cette acception; et le jeune Baudelaire, contemporain de l’équipe romantique, ne manque pas d’en user. Mais - et c’est en cela qu’il dépasse son temps - il en use pour mieux le ridiculiser et le condamner. L’artifice, nous dit-il, est, par sa définition même, la compensation que s’offrent les hommes les plus désavantagés par la nature : le poète, ou l’imbécile. Procédé trop commode que le Démon pose à portée de notre main, de toutes les mains, celle de l’homme de génie comme de l’être le plus vil : Souvenons-nous de Melmoth [...], la disproportion entre ses merveilleuses facultés, acquises instantanément par un pacte satanique [...] Il est facile de saisir le rapport qui existe entre les créations sataniques des poètes et les créatures vivantes qui se sont vouées aux excitants. L’homme a voulu être Dieu, et bientôt le voilà, en vertu d’une loi morale incontrôlable, tombé plus bas que sa nature réelle (extrait des Paradis artificiels, 1860). Entendons-nous : Baudelaire s’en prend ici à la facilité (dans l’usage, comme dans l’abus) du paradis artificiel, et non à l’artifice en soi ; lequel, lorsqu’il est bien en main, apparaît comme la prérogative de l’homme digne de ce nom, et singulièrement du dandy, le seul être humain capable de renoncer au naturel : La femme est le contraire du dandy... ; naturelle, c’est-à-dire abominable. Ainsi est-elle toujours vulgaire, c’est-à-dire le contraire du dandy (Mon cœur mis à nu). Mais il reste que, dans le moment même où Baudelaire écrit Les Paradis artificiels, citant au passage le Melmoth de l’Irlandais Maturin (1820) et d’autre part évoquant, par le sujet même de son livre. Les Confessions d’un mangeur d’opium de l’Anglais Thomas de Quincey (1821), il a pris ses distances par rapport à ces deux héros et à la génération romantique (qu’il regardait avec quelque humour déjà, nous l’avons vu, dans cette étonnante œuvre de jeunesse qu’est La Fanfarlo).
Le goût du néant
Le Goût du néant, tel est le titre d’un de ses plus célèbres poèmes (Et le Temps m’engloutit minute par minute...}. Presque toujours, en effet, le temps est assimilé chez Baudelaire au vide, à l’abîme qui, sournoisement, aspire l’homme. Ainsi dans L’Horloge : La nuit augmente [...] / Le gouffre a toujours soif. Et, plus encore, dans le poème intitulé précisément Le Gouffre. Ce n’est plus ici une simple réminiscence littéraire (liée à son admiration pour Pascal) ; et l’explication du caractère obsessionnel de ce thème nous est apportée par les journaux intimes du poète : Au moral comme au physique, j’ai toujours eu la sensation du gouffre ; non seulement du gouffre du sommeil, mais du gouffre de l’action, du rêve, du souvenir, du désir, du regret, du remords, du Beau, du nombre, etc. J’ai cultivé mon hystérie avec jouissance et terreur. Maintenant, j’ai toujours le vertige (Mon cœur mis à nu).
Spleen et Idéal
Spleen et Idéal, c’est par ce sous-titre donné à la première partie du recueil que débutent Les Fleurs du mal, et ce sera l’une des sections principales de l’œuvre (85 pièces). À la vérité, c’en est même le thème essentiel ; unique pourrait-on dire, car il explique, en une seule formule, l’œuvre tout entière. Mais qu’est-ce d’abord que ce spleen que l’on retrouve dans le titre de son autre livre de poèmes - en prose, cette fois - Le Spleen de Paris ? On peut se demander ce que vient faire, chez ce poète que Verlaine a nommé « l’homme moderne par excellence », un anglicisme emprunté au vocabulaire romantique, si ce n’est pré-romantique ? (On le trouve même chez Diderot dans une lettre à Sophie Volland du 28 octobre 1760.) Mot d’origine grecque, qui désigne une des « humeurs » - et la plus sombre : celle que l’on croyait sécrétée par la rate ; d’où son nom (cf., en médecine, l’adjectif « splénique »). Mais pour Baudelaire, c’est là bien davantage qu’une simple « humeur », fût-elle noire. C’est en plus et tout d’abord, une infime goutte d’humour ; qui est, dans la recette, l’apport du dandy. Puis, c’est une sensation tout à la fois discrète (lointaine, presque) et envahissante : quelque chose comme la conscience globale d’être « de trop », tant dans l’espace (cf. les thèmes définis ci-dessus dans les sections « L’invitation au voyage » et « Les paradis artificiels ») que dans le temps (cf. le thème défini ci-dessus dans le « Le goût du néant »). C’est enfin l’ennui mêlé à l’étonnement d’être au monde, qui afflue de façon lancinante, par brusques bouffées (amertume refluante, dit-il), sensation très proche par bien des points, de ce qu’on appelle l’angoisse au sens actuel (et qu’il appelle angoisse aussi, lui-même ; un des nombreux poèmes intitulés Spleen traduira par une image un peu nihiliste cette espèce de malaise d’être:
... l’angoisse atroce, despotique. / Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir).
Notons pourtant que ce spleen n’est qu’un des éléments de la formule, et l’erreur serait de s’arrêter là : Spleen et Idéal, nous dit le poète.
Qu’est-ce donc que l’idéal? Eh bien, rien : c’est le « vide absolu » des savants ; bien au-delà de cette molle « atmosphère » qui n’est que la banlieue grisâtre de notre planète, c’est l’espace cosmique où le poète éternel ne cesse de lancer, bien avant le savant, ses fusées (titre, on le sait, du premier journal intime de Baudelaire). Alors que le spleen, lui, existe bel et bien, comme la douleur organique et comme le Mal, l'idéal au contraire n’a d’existence (précisément comme le vide sidéral sur quoi les fusées prennent leur paradoxal appui) que par le phénomène de réaction dont tirent parti les tuyères de fusées. Ainsi, par-delà la lucide constatation de la présence sur cette terre du Mal physique et moral, double héritage, selon Baudelaire, du péché originel, l’idéal est la riposte décochée à Dieu par le poète, esprit rebelle et luciférien, qui se laisse, par ruse, sombrer d’abord dans les plus noirs abysses (et, selon la formule courante, sombrer «jusqu’au fond »), mais pour mieux mettre à profit le fond lui-même ; comme le pêcheur d’éponges, qui donne un coup de talon pour revenir plus vite à l’air libre. Or l’air libre, pour le poète, pour l’amateur d’idéal, se situe assez loin de l’air que respire la cohue (sonnet Élévation) :
Par-delà le soleil, par-delà les éthers... Mon esprit, tu te meus avec agilité.
Tel est le blasphème de Baudelaire, son défi : c’est en vain que Dieu, en expiation du péché originel, m’a donné pancréas, lymphe et vessie, en vain qu’il m’a laissé le spleen, c’est-à-dire plus crûment les « humeurs spléniques ». Car à peine ai-je pris conscience de cette piètre condition, qui exige que mon âme immortelle - et ses « états d’âme » - soient liés à l’état présent de ma rate, que moi, Baudelaire, je vais transmuer ces « humeurs » en idéal, c’est-à-dire, par l’art, en absolu. C’est ainsi que s’explique le vers baudelairien célèbre : Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or, paraphrase poétique de ce « couple de forces », comme disent les physiciens, qu’il a défini par la formule Spleen et Idéal, et qu’il désigne lui-même comme capital en le plaçant au seuil de son livre.
Hymne à la Beauté
Seul, donc, le poète, en exprimant la protestation de la créature dégradée par son Créateur, peut réussir à Lui voler un peu de Son privilège : l’absolu. Sans doute, le poète court-il le risque, en voulant ainsi « imiter» Dieu, de commettre à nouveau l’erreur du Diable? Mais qu’importe, écrit Baudelaire :
... qu’importe, 0 Beauté ! monstre énorme, effrayant, ingénu ! Si ton œil, ton souris, ton pied, m’ouvrent la porte D'un Infini que j'aime et n’ai jamais connu ? (Hymne à la Beauté).
Le poète alors va refaire, à côté du monde créé, un monde à part, ou pour reprendre les propres termes de Baudelaire, un pays singulier, supérieur à tous les mondes habités, supérieur [...] comme l’Art l’est à la Nature, où celle-ci est réformée par le rêve ; où elle est corrigée, embellie, refondue (n°18 des Petits poèmes en prose). Péché d’orgueil, et qui passe celui du Démon lui-même puisqu’il ne s’agit plus seulement ici de copier par-dessus l’épaule du Créateur, mais de corriger l’œuvre divine, d’en donner une version refondue ; et même embellie. Ce petit tour de force - ou mieux encore : de magie noire -, le poète l’accomplit chaque jour en se jouant. Chacun de ses poèmes, fût-ce le plus court, refait l’univers. Il contient tout : de l’infiniment petit jusqu’à l’infiniment grand. Il est microcosme. Prenons par exemple le n°17 des Petits poèmes en prose (intitulé de façon très significative Un hémisphère dans une chevelure) : Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures ; ils contiennent de grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l’espace est plus bleu et plus profond, où l’atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine. Dans l’océan de ta chevelure, j’entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques, d’hommes vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant leurs architectures fines et compliquées sur un ciel immense où se prélasse l’éternelle chaleur. Cet hymne à la Beauté, conçue comme souvenir de l’absolue pureté primordiale et comme un infime reflet de l’infini, Baudelaire le confondra, une fois tout au moins dans sa vie, avec l’hymne à la Femme. L’amant (très inégalement passionné mais somme toute fidèle) de Jeanne Duval voua de 1852 à 1857 un véritable culte à celle qu’il appelle son Ange et sa Madone : la belle Apollonie Sabatier. Culte qu’il voulut garder intact de toute souillure, et qui s’éteindra précisément, du jour au lendemain, quand l’ange deviendra femme pour lui (ou mieux : pour lui aussi ; car elle était en tous lieux réputée, dans le cercle de Théophile Gautier entre autres, comme une « bonne fille »). Mais, d’une façon générale, Baudelaire ne croit pas à l’amour sublimé, parce qu’il ne croit pas à « la Femme », cet être que les Orientaux enfermaient sous triple clef, avant qu’ils ne vinssent étudier le droit à Paris. Ce qu’il attend, au fond, de la Femme - non pas de telle de ses contemporaines mais de la femme future -, c’est de n’être ni la pure Madone ni le bétail de harem sous triple clef, puisque la placer plus bas ou plus haut que l’homme, c’est également la tenir à distance. La femme qu’il attend, c’est celle qui sera (comme il l’a décrite lui-même dès 1846, dans son Choix de Maximes) un ami avec des hanches. On n’a pas assez souligné, à ce propos, que l’idéal de beauté féminine de notre poète se situe tout à l’opposé de ce qu’on appelle en général une beauté baudelairienne : ni maigre ni plate, mais des hanches, nous dit-il, et aussi (à l’égal de sa maîtresse, cent fois dessinée sur la marge d’un poème) des seins au relief vigoureux et franc ; une gorge aiguë précise-t-il. De même, l’actrice Marie Daubrun, maternelle et enfantine à la fois, qui consola plus d’une fois le poète, se présentait pour sa part comme une plantureuse blonde. De même la belle Apollonie, en qui il feint de ne voir (dans Le Flambeau vivant) que la clarté mystique, était sans doute l'Ange dont parle ce même poème de son adorateur, mais un ange plein de santé ; tel que celui qui apparaît dans Réversibilité, autre poème qu’elle inspira. Une sculpture de Clésinger, son contemporain, l’a révélée nue au public étonné - et ravi - lors d’une première « Exposition Baudelaire » en 1957 à la Bibliothèque nationale, et de nouveau, lors de la seconde exposition, en 1968, au Petit Palais. Elle est, enfin, abandonnée aujourd’hui en permanence au public (Musée d’Orsay). On sait d’autre part que les peintres selon son cœur ont sur ce point les mêmes conceptions que lui (ou les mêmes appétits) : Delacroix, Courbet, Manet. Et celui qui est pour lui par excellence le peintre de la « vie moderne » : Constantin Guys. Notons enfin que la beauté que chante Baudelaire n’est pas la beauté sage, aseptisée et abstraite, des Parnassiens (la dédicace de son recueil de poèmes à leur prophète, l’impeccable Théophile Gautier, n’est qu’un geste d’hommage à l’adresse d’un homme qui faisait alors autorité) ; elle n’est pas l’Harmonie, grecque ou néo-grecque. Et les grands artistes qu’il rassemble dans le poème Les Phares ne sont ni Phidias, ni Raphaël, ni Poussin, mais les excessifs ; violents ou quintessenciés, érotiques ou tourmentés, maladifs ou titanesques. Ce sont (dans l’ordre du poème) Rubens, Vinci, Rembrandt, Michel-Ange, Puget, Watteau, Goya, Delacroix. En résumé cette beauté, vers laquelle s’élève, humble et dévot, l’Hymne baudelairien célèbre, est bien de cette terre, dont elle a les lourds parfums, la pulpe savoureuse et chaude. Elle parle moins à l’esprit du lecteur (et, à l’origine : du poète lui-même, de Baudelaire) qu’à ses sens. À son œil, à son nez, même à ses mains. Et cette notion de « sens » appelle une explication.
Les correspondances
On a reproché souvent au sonnet baudelairien des Correspondances de commencer très bien mais de tourner court. Plus de la moitié des vers (les deux quatrains) sont consacrés à l’entrée en matière, large et grave. Puis vient le développement, déjà fort bref en lui-même (2 tercets), constitué par les « exemples » que le lecteur pouvait attendre à bon droit : tous, d’ailleurs, empruntés au même sens : l’odorat. Pourquoi donner à celui-ci la priorité ? Bien pis, l’exclusivité ? Peut-être parce qu’à ce poète maudit (comme l’a nommé Verlaine) plaît par principe le plus suspect, le moins « convenable » des sens? Peut-être aussi parce qu’il est le plus immédiat, le moins lié à l’intelligence ? Non, la véritable raison doit être ailleurs. Elle se situe même en deçà de toute raison puisqu’elle est subjective : c’est simplement parce que Baudelaire avait un nez très éveillé. D’ailleurs, les sensations liées à l’odorat envahissent non pas seulement le sonnet des Correspondances, mais tous ses poèmes. Citons, entre tant : À une dame créole, Le Flacon, Harmonie du soir, Le Parfum (De ses cheveux élastiques et lourds [...]/ Une senteur montait, sauvage et fauve), La Vie antérieure, 2e moitié ; Parfum exotique (Je respire l’odeur de ton sein chaleureux). Tout entière, dernière strophe ; etc. Quand bien même il s’avise de parler à l’ange plein de bonté, de joie et de lumière, il évoque tout aussitôt les émanations de [son] corps enchanté. En vérité, chaque fois que Baudelaire veut nous faire saisir une idée, il appelle aussitôt le secours d’une métaphore (et, jusqu’ici, rien d’étonnant chez un poète), or chez lui cette métaphore est presque toujours de caractère outrageusement sensuel, et souvent (trop souvent, selon certains) d’ordre tactile ou olfactif ; si ce n’est les deux à la fois : Le Chat, poème 34 (Lorsque mes doigts caressent à loisir [...]/ Et, des pieds jusques à la tête, / Un air subtil, un dangereux parfum, etc.), ou, sur le même thème, Le Chat, poème 51, n°2 (strophe 1); enfin, dans ce même sonnet des Correspondances : Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants... Est-il critique d’art, par accident - ou par nécessité -, Baudelaire s’adonnera, ici encore, à ce jeu des « cinq sens ». À l’occasion de son étude enthousiaste sur Wagner (1861), il va même jusqu’à se citer, et faire état de ses propres théories, relatives aux correspondances de ces cinq sens entre eux. Il s’en excuse d’abord (Le lecteur sait quel but nous poursuivons), mais il n’en continue pas moins sa démonstration : Les choses s’étant toujours exprimées par une analogie réciproque, depuis le jour où Dieu a proféré le monde comme une complexe et indivisible unité... etc. Et il reproduit en entier les deux quatrains de son sonnet des Correspondances, lesquels s’achèvent sur ce vers étonnant : Les parfums, les couleurs et les sons se répondent; vers magistral, aussi riche de sonorités concrètes que de résonances métaphysiques ; vers baudelairien entre tous - par le mélange des incompatibles - puisqu’il est tout ensemble, une période d’une ampleur solennelle et un fulgurant raccourci. Poursuivons, dans ce même article sur Wagner, le fil de son exposé . théorique : Car ce qui serait surprenant, c’est que le son ne pût pas suggérer la couleur; bien mieux (puisque nous sortons ici du jeu des interférences d’un des cinq sens avec l’autre, pour accéder à la signification : au sens articulé, exprimé)... et que le son et la couleur fussent impropres à traduire des idées. L’artiste, le poète, est donc le seul homme, entre tous les hommes, capable de percevoir dans le langage sensoriel, à mesure et comme immédiatement, sa valeur de signe ; capable de décrypter (de traduire, dit-il) les confuses paroles qui sourdent de ce monde à nous tous indéchiffrable. Lui seul ose (protégé par sa déraison, comme les innocents de village) pénétrer les plus épaisses forêts de symboles, toutes retentissantes pour lui de longs échos qui de loin se confondent. Ainsi, nullement égaré dans ces réseaux d’appels et de signaux, qui apparaissent évidents à son âme éternellement étonnée, le poète voit la création divine dans sa fraîcheur, dans sa clarté originelle.
Le vert paradis
Deux pièces restées volontairement sans titre et placées côte à côte, fragmentaires de toute évidence (et à peine travaillées), détonnent dans Les Fleurs du mal. Unique concession faite par Baudelaire à ce genre de poème qu’il nomme allusionnel : allusion à sa mère, d’une part (alors qu’entre ses premières noces et les secondes, elle lui appartenait tout entière), et d’autre part à Mariette, la servante au grand cœur, qui à la même époque lui avait libéralement dispensé sa tendresse. Toute sa vie durant, le seul bonheur vrai que puisse connaître l’homme ici-bas, Baudelaire l’a vu une fois pour toutes derrière lui ; au plus loin qu’il pût voir derrière lui. 11 avait six ans et demi (1828). Et l’enfance va rester, dans sa mythologie personnelle, le paradis - le véritable, le paradis naturel et non plus celui du thème défini ci-dessus, dans la section « Les paradis artificiels » -, l’Éden avant la notion du Mal, la vie encore affranchie de l’idée du péché. C’est...
... le vert paradis des amours enfantines... L’innocent paradis plein de plaisirs furtifs...
De là, sa vue globale sur l’homme ; et (dans le détail) sur l’amour, sur la femme, sur la société. Sur l’art, enfin et surtout. La Beauté, par exemple, qu’il admire et à qui il va dédier l'Hymne célèbre - thème défini ci-dessus (section « Hymne à la Beauté ») -, sera, du fait de sa richesse même et de son éclat, suspecte (Le Voyage à Cythére, et son gibet symbolique). Le rire, plus encore : signe de malice (ainsi le poème À celle qui est trop gaie). En l’actrice Marie Daubrun, dédicataire de plusieurs pièces de son livre, il croira découvrir un instant la formule tant souhaitée : la femme-mère, sublimée par l’esprit d’enfance la plénitude chamelle, absoute par la fraîcheur d’âme... où l’enfance s’allie à la maturité (comme il dit dans Le Beau Navire). Mais il renoncera très vite à étancher (sauf précisément dans la poésie) cette soif d’innocence. Du moins se dirigera-t-il ainsi sans longues hésitations vers la terre la plus profitable, la plus féconde pour son art. Et c’est peut-être sa propre définition qu’il donne un jour, au passage, dans son étude sur Constantin Guys : Le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté [souligné par Baudelaire], l’enfance douée maintenant, pour s’exprimer, d’organes virils et de l’esprit analytique qui lui permet d’ordonner la somme de matériaux involontairement amassée.




BAUDELAIRE Charles Pierre. Né à Paris, le 9 avril 1821 (sa maison natale, détruite lors de la percée du boulevard Saint-Germain, s’élevait au 13 de la rue Hautefeuille à l’emplacement actuel de la librairie Hachette). Il était issu du second mariage de Joseph-François Baudelaire (né à La Neuville-au-Pont, près de Sainte-Menehould, le 10 février 1758, mort le 10 février 1827 à Paris), peintre, ancien prêtre assermenté, puis chef des bureaux du Sénat, avec Caroline Archenbaut-Defays, ou Archimbaut-Dufays (née à Londres le 27 décembre 1793, morte à Honfleur le 16 août 1871, d’origine normande). D’une première union, contractée en 1803 avec Jeanne-Justine-Rosalie Janin, François Baudelaire avait eu un fils, Claude-Alphonse, né en 1805, qui fit carrière de magistrat et dont la seule affinité avec son demi-frère fut de mourir comme lui à quarante-six ans de paralysie générale. La mère du poète, dès le 18 novembre 1828, épousait en secondes noces le commandant Jacques Aupick; l’enfant, puis l’homme, ne se résignèrent jamais à l’intrusion de ce militaire sans souplesse (si ce n’est diplomatique, puisqu’il acheva sa carrière de général de division comme ambassadeur). Les goûts artistiques du jeune Charles, déjà formés par des promenades dans les musées en compagnie de son vieux père, s’accrurent trop vite au gré de son subrogé-tuteur. Après de bonnes études au collège royal de Lyon, puis à Louis-le-Grand, il s installe à la pension Lévêque-Bailly (11, place de l’Estrapade), où il connaît les poètes Ernest Prarond et Gustave Le Vavasseur, qui prennent avec lui leurs inscriptions à l’Ecole de Droit. Ses premiers vers déjà caractéristiques remontent à la dix--septieme année : c’est le paysage orageux d’incompatibilité, rapporté des vacances de 1838, passées dans les Pyrénées. Deux ans plus tard il s’éprend de la Juive Sarah, dite Louchette, et lui dédie des strophes d’un fougueux réalisme à la Pétrus Borel (« Je n’ai pas pour maîtresse une lionne illustre... ») et, peut-être, la courte invective : « Tu mettrais l’univers entier dans ta ruelle », qui sera la plus ancienne des pages retenues dans Les Fleurs du Mal. Alarme par cet esprit d’indépendance, le général Aupick obtient du conseil de famille les subsides nécessaires à rembarquement de son beau-fils sur le « Paquebot des Mers du Sud », qui devait appareiller de Bordeaux le 9 juin 1841 pour Calcutta. Ce voyage de dix mois, entrepris sans enthousiasme, allait profondément marquer le tempérament de celui qui deviendra, à côté de Leconte de Liste, l’un des maîtres de la poésie exotique. Il en rapporte du moins l’ébauche de L’Albatros (qui n’est pas son meilleur poème) et 1e gracieux sonnet A une Créole, inspiré par la femme de son hôte à l’île Maurice et qui sera 1e premier poème imprimé sous son nom, quatre ans plus tard. La rencontre de Jeanne Duval dut avoir lieu peu de temps après son retour en France, sur tes planches d'un petit théâtre du quartier Latin, où il assistait à la représentation d’un vaudeville, Le Système de mon Oncle, en compagnie de Félix Tournachon, qui allait s’illustrer comme aéronaute et photographe sous 1e nom de Nadar. Liaison plus que charnelle qui, bien que traversée d’épreuves diverses, de brouilles, de disputes, durera toute la vie du poète et a laissé dans son œuvre un sillage décisif. Quant aux débuts poétiques et littéraires de celui-ci, ils sont encore pratiquement inconnus : outre des collaborations anonymes douteusement identifiées (Mystères galants des théâtres de Paris, Causeries du Tintamarre, sept ou huit sonnets, souvent égaux, voire supérieurs à la Dame créole, parus avec la signature de Privât d’Anglemont (ami se jeunesse dont on ne connaît pas d’autres vers...). Baudelaire, qui signe alors Baudelaire-Dufays, élit domicile dans l’île Saint-Louis, d’abord quai de Béthune, puis, après un bref passage rue Vaneau, quai d’Anjou, à l’hôtel Pimodan. De cette année 1842 datent ses premières connaissances littéraires et artistiques : Théophile Gautier, Théodore de Banville, Sainte-Beuve (à qui il écrira bientôt une belle épître en vers pour se placer sous l’égide de Joseph Delorme et d’Amaury, 1e protagonistes de Volupté), Fernand Boissard de Bois-Denier et Emile Deroy, jeunes peintres de grand talent, morts prématurément et dont 1e second a peint du beau dandy une effigie vigoureuse et séduisante. Sous tes lambris dorés de la vieille demeure des Lauzun lui apparaît pour la première fois Apollonie Sabatier, dont il fera « la Muse et la Madone » dans 1e premier chapitre des Fleurs du Mal, juste après la guirlande vouée à la Vénus noire, son mauvais ange. L’année suivante voit paraître un recueil simplement intitulé Vers, sous tes noms obscurs de G. Le Vavasseur, E. Prarond, A. Argonne, recueil auquel Baudelaire devait primitivement collaborer sous son nom; il est aujourd’hui prouvé qu’il y participa anonymement dans la partie signée Prarond — v. Vers retrouvés de Charles Baudelaire, introd. de Jules Mouquet, 1929. Si nous en croyons tes souvenirs de Prarond, une vingtaine des pièces qui devaient appartenir aux Fleurs du Mal étaient composées, sinon dans leur forme définitive, dès cette même année 1843. Lejeune poète, à qui, lors de sa majorité, l’héritage de son père (75 000 francs) avait été remis, commence de l’écorner assez sérieusement pour donner à sa famille de nouvelles inquiétudes : vie fastueuse, raffinements vestimentaires, acquisition de tableaux, de beaux livres qu’il fait revêtir de somptueuses reliures, mais, surtout, entretien d’une maîtresse en titre, de race à tout le moins quarteronne... Le général coupe court à ces folies en convoquant le conseil de famille, qui désigne un conseil judiciaire, Narcisse-Désiré Ancelle, (septembre 1844). Ancelle, notaire à Neuilly, brave homme totalement fermé à la littérature, s’acquitta de sa tâche avec les plus louables scrupules mais sans perdre un instant de vue l’intérêt du patrimoine. La correspondance du poète porte un témoignage presque quotidien des tortures qui lui furent ainsi imposées pendant les vingt-deux années qui lui restaient à vivre et au cours desquelles, malgré la misère, la maladie, les dettes, la faim souvent, il put néanmoins « par un décret de puissances suprêmes » et contre les persécutions des sots, édifier une œuvre sublime. Sa première publication, signée Baudelaire-Dufays, est Le Salon de 1845, plaquette de 72 pages; paru en avril de la même année, elle passe naturellement inaperçue, sauf des jeunes chroniqueurs (Auguste Vitu, Marc Fournier), qui surent y déceler déjà un grand esthéticien, continuateur de Diderot et Stendhal. Trois mois auparavant et un mois après, deux délicieux sonnets sont imprimés dans L’Artiste (que dirigeait Arsène Houssaye, le futur dédica-taire du Spleen de Paris) l’un signé, par supercherie, Privât d’Anglemont, A Yvonne Pen-Moore, l’autre Baudelaire-Dufays, A une Créole. Le jeune critique continue d’essayer négligemment sa plume dans les petites gazettes; après avoir donné comme de son cru la traduction d’une nouvelle médiocre de Croly, trouvée dans un keepsake, Le Jeune Enchanteur, il publie deux brillants essais de morale ironique : Choix de maximes consolantes sur l'Amour et Conseils aux jeunes littérateurs. Puis, en mai 1846, c’est un second Salon, où sa maturité, sa perspicacité s’accusent, où sa doctrine infaillible s’impose; Delacroix y est mis au premier rang des peintres de tous les âges, Horace Vernet plus bas que terre. Il annonce enfin son volume de vers, Les Lesbiennes, et un troisième traité de morale qui ne fut jamais écrit : Le Catéchisme de ta femme aimée. Mais voici le moment où Edgar Poe est révélé au public français par de honteux démarquages anonymes ou de détestables adaptations. Comme le Bulletin de la Société des Gens de Lettres vient d’insérer La Fanfarlo, le seul conte que Baudelaire ait jamais composé, petit chef-d’œuvre d’analyse autobiographique, à mi-chemin entre Mérimée et Balzac, notre poète lit en feuilleton une traduction honnête du Chat Noir par Isabelle Meunier (janvier 1847). C’est de cette lecture, selon Charles Asselineau, l’un de ses meilleurs amis et son premier biographe, que partirent son enthousiasme pour l’auteur de Ligeia et du Corbeau et son dessein de le traduire. Cette tâche, à la fois fervente, appliquée et, du reste, relativement lucrative, se poursuivra dix-sept ans; elle demeure un des plus beaux titres de gloire et d’amour fraternel que jamais poète ait assumé. Quelques mois plus tard, sur la scène de la Porte Saint-Martin, où l’on joue un mélodrame inspiré de Mme d’Aulnoy, Marie Daubrun lui apparaît sous les traits de la Belle aux Cheveux d’Or; cette fille ravissante inspirera quelques-uns des plus purs poèmes d’amour des Fleurs du Mal, dont l’invitation au voyage et Chant d’automne; liaison intermittente mais tendrement sincère, qui durera quelque dix ans, jusqu’au jour où Banville supplantera son vieil ami dans les faveurs de la « madone ». Les journées de février 1848 fournissent au jeune dandy l’occasion de montrer son esprit d’indépendance et sa sympathie gentiment méprisante pour les bouleversements sociaux ou politiques; on le voit sur les barricades, armé d’un fusil tout neuf, coiffé d’un chapeau tromblon et ganté de frais; on lit même son nom parmi les rédacteurs d’une petite feuille pamphlétaire, Le Salut public, où quelques colonnes peuvent être de son encre au vinaigre... Mais il revient vite aux affaires sérieuses : le premier texte traduit de Poe, Révélation magnétique, paraît dans une revue républicaine et fouriériste : La Liberté de penser. On ne voit sa signature qu’une fois en 1849 (simple réimpression de La Fanfarlo). Il travaille à naturaliser son grand homme, qui, à ce moment même (5 octobre), trouve une mort atroce, ignominieuse pour ses compatriotes, à Baltimore. Au début de 1850, les poèmes sont copiés par un calligraphe; le titre des Lesbiennes est abandonné, comme trop voyant peut-être, en tout cas comme en majeure partie inexact (Jeanne Duval n’a inspiré ou n’inspire tout de même qu’une vingtaine de pièces sur cent); ce sera Les Limbes, étiquette pâlotte, mais où la théologie de l’auteur trouvait son compte.
C’est elle que Baudelaire adopte encore en tête de onze sonnets, qui forment un feuilleton du Messager de l'Assemblée, en avril 1851; cette feuille avait déjà accueilli, un mois plus tôt, l’étude intitulée Du Vin et du Haschich comparés comme moyens de multiplication de l’individualité, première mouture d’un chapitre des futurs Paradis artificiels, et résultat d’une expérience sans lendemain, tentée à l’hôtel Pimodan, où le Club des Haschichins tenait ses séances. L’année 1852 se montre fertile en événements, non seulement pour Baudelaire, mais pour Leconte de Lisle, qui donne ses Poèmes antiques (et avec qui notre poète entretiendra des rapports cordiaux quoique distants et partagera une profonde antipathie pour les élégiaques, Musset en tête), et pour Gautier, qui rassemble ses Emaux et Camées; c’est à celui-ci, son aîné de dix ans mais le seul poète qu’il tutoie, que seront dédiées avec l’ex-dono pompeux et surprenant que l’on sait (« Au parfait magicien ès lettres françaises... »), Les Fleurs du Mal; en attendant, c’est vraisemblablement cette année-là qu’il lui adresse deux paquets de poèmes en le chargeant de les caser dans les revues où le bon Théo est en cour ( «Protège-moi ferme ! » dit le billet joint aux manuscrits dont nous possédons une partie, dans des versions très différentes du texte futur). En mars-avril, une grande étude sur Edgar Poe, état primitif des notices qui figureront en tête des deux recueils d’Histoires extraordinaires, sort dans La Revue de Paris. Et c’est fin 1852 qu’Apollonie Sabatier, chez qui il dîne depuis deux ans tous les dimanches avec Flaubert, Gautier, Sainte-Beuve, Maxime du Camp, Reyer, Houssaye..., reçoit la première épître amoureuse de Baudelaire, non signée, d’une écriture contrefaite et accompagnée des strophes les plus audacieuses, A une femme trop gaie (si audacieuse qu’elles seront, en 1857, l’une des pièces proscrites). Il est d’ailleurs très plausible que ce poème ait d’abord été destiné à Marie Daubrun, qui, dans le ballet des Fleurs animées d’après Granville, portait des toilettes aux « retentissantes couleurs » ; alors que celle que ses commensaux appelaient la Présidente se vêtait sobrement, en bonne demi-mondaine soucieuse de sa respectabilité. Ce fut une passion soudaine, partagée, mais sans lendemain, si ce n’est l’admirable litanie dite « à la nouvelle madone » et qui trouvera place entre le « cycle de la Venus noire » et le « cycle de la Femme aux yeux verts » (Marie Daubrun); cependant, ils restèrent amis, sans rancœur sinon sans regrets. La traduction des œuvres de Poe se poursuit assez régulièrement; quelques spécimens en voient le jour dans les périodiques, dont Le Corbeau; un éditeur, Victor Lecou, accepte de publier un volume; mais le malheureux traducteur, harcelé par ses créanciers, chassé par sa logeuse faute de paiement du loyer, égare son manuscrit et se voit contraint de recommencer la besogne ! Au début de 1854, il écrit longuement à J. H. Tisserant, acteur à la Gaîté, pour lui exposer un projet de drame populaire, L’Ivrogne, où Marie Daubrun obtiendrait le premier rôle; de cette tentative, il ne reste qu'un canevas très sommaire et les strophes du Vin de l’assassin, de composition plus ancienne. Six mois après, Le Pays, « journal de l’Empire », entame la publication des Histoires extraordinaires; le premier feuilleton s’ouvre sur une magnifique lettre-dédicace à Maria Clemm, tante et belle-mère d’Edgar Poe. L’année 1855 va être fertile en manifestations décisives; c’est celle de la grande Exposition universelle, ouverte le 15 mai et qui marqua l’apogée de la puissance française; Baudelaire y est chargé de rendre compte des salons de peinture : Le Pays, où la série des 35 nouvelles de Poe venait de se clore, insère trois études magistrales Méthode de critique, Eugène Delacroix et Ingres; elles attestent la puissance, la profondeur, l’acuité des jugements de celui qui ne s’est jamais trompé dans le choix des valeurs durables, ni sur la caducité de tout art entaché d’une préoccupation utilitaire; c’est dans le préambule que Baudelaire exprime définitivement sa théorie antiprogressiste et déclare que le « progrès indéfini » est « un mode de suicide incessamment renouvelé ». Mais, poétiquement parlant, le grand événement de 1855 demeure la première impression du titre, désormais flamboyant, Les Fleurs du Mal, dans le fascicule du 1er juin de La Revue des Deux Mondes, en tête des 18 poèmes appartenant à toutes les manières de l’auteur et dont le premier, Au Lecteur, sera maintenu comme prologue dans le volume complet. Rappelons que cette trouvaille n’est pas due à Baudelaire, qui tenait toujours pour Les Limbes faute d’un meilleur symbole, mais à son ami le romancier et chroniqueur Hippolyte Babou. Au cours des mois qui suivirent parurent encore deux des plus beaux poèmes en prose dans un recueil collectif intitulé Fontainebleau (hommage à C.-F. Denecourt, défricheur de la forêt), le subtil essai De l’essence du rire (préfiguration au Rire de Bergson) et une excellente esquisse du célèbre artiste dramatique Philibert Rouvière. Une seule publication importante est à signaler en 1856 : celle du premier tome des Histoires extraordinaires. Baudelaire réservait alors le meilleur de son activité à parfaire et à classer ses poèmes, en vue de l’édition de son grand livre, qu’Auguste Poulet-Malassis, chartiste, bibliophile éminent et imprimeur à Alençon, consentait à prendre en charge. Une longue et minutieuse correspondance s’engage en vue de régler la présentation, l’établissement du texte et mille détails typographiques. Les Fleurs du Mal sortent enfin des presses et sont annoncées le 11 juillet 1857, bien que le service en soit fait depuis quelques jours. Un libelle aussi virulent que stupide, d’un certain Gustave Bourdin, dans Le Figaro, déchaîna les « foudres » de la justice. Malgré un article très élogieux d’Edouard Thierry dans Le Moniteur (le Journal officiel de l’Empire) — ceux de Barbey d’Aurevilly et Charles Asselineau ayant été censurés — et la plaidoirie très noble de Me Chaix-d’Est-Ange, la 6e chambre correctionnelle, par arrêt du 20 août, sur un réquisitoire du procureur impérial Ernest Pinard, condamne Baudelaire et son éditeur à 300 et 200 francs d’amende pour « outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs », ainsi qu'à la suppression de six poèmes (Le Léthé, Les Bijoux, Femmes damnées, Lesbos, A celle qui est trop gaie, Les Métamorphoses du vampire). Ce jugement n’a été cassé par la Cour suprême que le 31 mai 1949 (mais, pratiquement, toutes les éditions des Fleurs du Mal, depuis 1911, contiennent les pièces condamnées). Ainsi un régime soi-disant catholique excommuniait le premier et sans doute le seul poète et le seul écrivain orthodoxe de son temps. Les trois années suivantes ne sont guère marquées que par la publication de la traduction des Aventures d’Arthur Gordon Pym, roman inachevé d’Edgar Poe, d’abord imprimée dans Le Moniteur; par des études sur le haschisch, sur la caricature, dans les revues; et par l’importante monographie de Théophile Gautier, où Baudelaire trace, en réalité, son propre portrait en tant que poète conscient et soucieux de son art. Il faut cependant signaler le tirage en placards, à Honneur, du Voyage (suivi de L’Albatros). C’est le dernier en date des grands poèmes qui compléteront, dans la seconde édition des Fleurs du Mal, le livre mutilé par la justice impériale. A peine édités Les Paradis artificiels, livre inégal mais magnifique, bien qu’en partie emprunté à De Quincey (dont nul ne lirait les Confessions sans leur adaptateur original), Baudelaire donne tous ses soins aux nouvelles Fleurs, qui passent vite de six à vingt, pour atteindre finalement le chiffre de trente-cinq. La présentation de 1861, où presque tous les poèmes de 1857 sont remaniés, accroît la renommée d’un jeune maître, que Swinburne, son premier et glorieux disciple, saluera d’un rententissant dithyrambe. Peu après, c’est le savant et courageux panégyrique de Richard Wagner et Tannhauser, où le génie méconnu prend la défense du génie bafoué et fait honte à ses compatriotes. Ses rancœurs, il va commencer, au même moment, de les déverser dans un traité qu’il veut terrible et qu’il intitule déjà Mon cœur mis à nu. Tel qu’il nous est parvenu, sous forme de notes éparses, c’est là son vrai testament de poète, d’homme souffrant et de profond mystique. Toutefois, la notoriété dont il jouit le pousse à un geste inattendu : il se présente au fauteuil académique de Lacordaire. Candidature jugée par les uns (Vigny, Flaubert) légitime, par les autres (le prudent et jaloux Sainte-Beuve) inopportune, par beaucoup de petits chroniqueurs, intempestive, sinon scandaleuse, et finalement retirée avant le scrutin (février 1862). Quelques mois plus tard, Arsène Houssaye accepte d’insérer dans La Presse les vingt premiers Petits Poèmes en Prose, précédés d’une lettre-dédicace à son nom. Cet autre chef-d’œuvre lyrique ne verra le jour qu’à titre posthume, aucun éditeur n’en ayant voulu du vivant de l’auteur, malgré un article pertinent de Banville. En 1863, Baudelaire donne ses deux derniers grands morceaux de critique d’art : L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix (mort en août) et Le Peintre de la vie moderne (Constantin Guys, qui lui doit toute sa gloire). Puis, brusquement, en avril 1864, las de l’imperméabilité de la France à des valeurs par trop hardies, il part pour Bruxelles, où son ami Malassis s’est déjà mis à l’abri de ses créanciers et où il espère trouver plus de liberté, plus de loisirs et même un éditeur pour ses œuvres anciennes ou inédites. Amère déception, dès son arrivée; plusieurs conférences, sur Delacroix, Gautier, les paradis artificiels, au Cercle des Arts, n’ont aucun succès. Un voyage à Anvers, Malines, Bruges, Liège, Gand a pour résultat l’accumulation de notes volumineuses en vue d’un pamphlet contre la Belgique, où il voit une caricature de la France; mais c’est surtout les Bruxellois qu’il fustige d’une plume cruelle dans ces pages tantôt justes, tantôt outrées, que, naturellement, aucune firme française n’acceptera d’imprimer, et qui ne seront d’ailleurs jamais mises au point. A la publication d'Eureka, puis des Histoires grotesques et sérieuses, traduits d’Edgar Poe, de quelques nouveaux admirables chapitres du Spleen de Paris (titre définitif des poèmes en prose), succèdent deux courtes fugues à Paris et à Honfleur, chez sa vieille mère toujours aimée et torturée, sa seule joie et son remords quotidiens. Le 4 février 1866, Baudelaire, accompagné de son nouvel ami Félicien Rops et de Poulet-Malassis, fait une chute lors de sa visite de l’église Saint-Loup à Namur : première atteinte grave de la paralysie générale, bientôt suivie d’une attaque d’hémiplégie et de la perte de la parole. Le transfert dans une clinique religieuse de Bruxelles coïncide avec les publications presque simultanées d’une livraison du Parnasse contemporain, dirigé par Catulle Mendès et qui contient les Nouvelles Fleurs du Mal (dont l’auteur a encore pu corriger les épreuves), et des Epaves de Charles Baudelaire, clandestinement imprimées par le fidèle Malassis (les pièces condamnées en sont le meilleur chapitre). Le 1er juillet, le pauvre infirme, dont l’intelligence demeure intacte, est ramené à Paris par Mme Aupick et le peintre Alfred Stevens. Admis a la maison de santé du docteur Duval, rue du Dôme, il y connaîtra une agonie d’un an, soigné avec un dévouement absolu par sa mère, enfin consciente du génie de l’enfant prodigue, et entouré de ses meilleurs amis, Nadar, Banville, Leconte de Liste, Asselineau, Mme Paul Meurice, qui lui apportera la consolation de la musique wagnerienne. Charles Baudelaire est enfin délivré de « la vie, de l’insupportable vie » le 31 août 1867; il avait demandé et reçu les sacrements en pleine lucidité. Service à Saint-Honoré d’Eylau et inhumation à Montparnasse, aux côtés du général Aupick (mort le 27 avril 1857), le 2 septembre; allocutions belles et déchirantes d’Asselineau et Banville. Un an après, Michel Lévy, qui avait obstinément repoussé les offres de l’auteur, commence l’édition (préfacée par Gautier et corrigée par Banville et Asselineau) des Œuvres complètes en sept volumes, une fois rachetés les droits pour la somme de 1 500 francs.



BAUDELAIRE Charles Baudelaire, né à Paris en 1821, a 6 ans lorsqu'il perd son père, un peintre fantasque et cultivé, ancien prêtre assermenté. Sa mère se remarie avec le futur général Aupick, union que l'enfant qui rêve, de Lyon à Paris, au gré des garnisons, en de tristes internats, d'être « tantôt pape, tantôt comédien », accepte mal. Reçu au baccalauréat, tandis que son beau-père est nommé général de brigade, Charles Baudelaire commence à écrire ses premiers vers et à fréquenter les cabarets, décidé à vivre en artiste, à la grande consternation de sa famille qui, espérant que les voyages forment la jeunesse, l'envoie aux Indes. Mais, dès l'île de la Réunion, Baudelaire fausse compagnie au capitaine du paquebot et revient à Paris. Majeur, il réclame sa part de l'héritage paternel et, pendant deux ans, mène une fastueuse existence de dandy avec l'actrice mulâtre Jeanne Duval en compagnie de Théophile Gautier et d'autres artistes. Arguant de ses excentricités, sa mère et le général Aupick le soumettent à un conseil judiciaire. Humilié, ulcéré, il ne cesse dès lors de fuir les créanciers, tentant de gagner sa vie en plaçant des articles. En 1846, il découvre l'œuvre d'Edgar Poe, autre incompris, et la traduit. Lors de la révolution de 1848, il est sur les barricades face aux soldats commandés par son... beau-père. Il est condamné, en 1857, à une forte amende après la parution des Fleurs du mal, recueil jugé obscène. Seuls Victor Hugo, Sainte-Beuve, Théophile Gautier et quelques jeunes poètes admiratifs le soutiennent. Amer, Baudelaire s'isole davantage. Le corps détruit par la syphilis, il ne trouve du réconfort que dans l'opium et l'éther. Frappé d'hémiplégie lors d'un séjour en Belgique, où il donne des conférences, en 1866, il agonise pendant un an dans une clinique avant de s'éteindre, le 31 août 1867, sa mère avec laquelle il s'est réconcilié à son chevet, laissant à la postérité, outre les admirables Fleurs du mal, d'autres grandes œuvres, comme Petits Poëmes en prose, ou les Paradis artificiels. Son œuvre passe de l'enfer au ciel, nourrie d'obsessions, d'idéal et de perversité. Poète de la ville, il en a exprimé les fièvres et les séductions. Ni romantique ni parnassien, il a écrit en marge de ses contemporains. C'est après sa mort que paraît Le Spleen de Paris (1869) tout comme les recueils d'articles auxquels on donne pour titre L'Art romantique et Curiosités esthétiques, et dans lesquels il défend Delacroix, pressent Wagner et révèle Thomas de Quincey.

BAUDELAIRE (CHARLES) Ecrivain français né à Paris en 1821. Son enfance triste (remariage de sa mère) et son adolescence révoltée contribuèrent à nourrir son dégoût du monde. D’un voyage à l’île Bourbon, il rapporta le goût de l’exotisme. Sa sensibilité morbide et sa hantise de la mort le conduisirent à une recherche de l’évasion sous toutes ses formes. À Paris, où il mena l’existence d’un dandy, il fit la connaissance de Théophile Gautier et se lia avec lui. ■ Pendant la révolution de 1848, il se mêla aux émeutes. Accablé de dettes, il partit pour la Belgique où il donna une série de conférences (1864). Atteint de troubles nerveux qui évoluèrent en paralysie générale, il fut ramené à Paris où il mourut èn 1867. Son œuvre, qui pourrait presque se résumer aux Fleurs du mal (1857), passe de l’enfer au ciel, nourrie d’obsessions, d’idéal et de perversité. Poète de la ville, il en a exprimé les fièvres et les séductions. Ni romantique ni parnassien, il a écrit en marge de ses contemporains. C’est après sa mort que parut Le Spleen de Paris (1869) tout comme les recueils .d’articles auxquels on donna pour titre L’Art romantique et Curiosités esthétiques.

BAUDELAIRE, Charles (Paris, 1821-id. 1867). Écrivain français. Héritier du romantisme, parnassien par son goût pour la forme, il fut l’un des grands poètes français des temps modernes, annonçant en outre le symbolisme et le surréalisme. Interne au collège royal de Lyon après le remariage de sa mère, veuve, avec le commandant Aupick - beau-père qu’il n’accepta jamais -, Baudelaire poursuivit ses études au lycée Louis-le-Grand et mena à Paris, entre 1839 et 1841, une vie de bohème. En 1841, Aupick obtint du conseil de famille l’argent nécessaire pour le faire embarquer sur un navire à destination des Indes ; ce voyage, qui dura dix mois, marqua profondément l’univers poétique de Baudelaire, en particulier son goût pour l’exotisme. Ce fut peu après son retour qu’il rencontra Jeanne Duval, la « Vénus noire » avec laquelle, malgré les brouilles, il resta lié toute sa vie et qui laissa dans son œuvre une empreinte décisive. Après sa majorité, la part d’héritage de son père une fois dépensée, un conseil judiciaire lui fut imposé, qui lui versa une rente insuffisante. Baudelaire dut alors mener le reste de sa vie une lutte incessante contre la misère et les dettes. Miné par la maladie, abusant de drogues et d’excitants, Baudelaire mourut à 46 ans après une agonie d’un an. Il est l’auteur des Fleurs du Mal (1857), recueil de vers écrits à partir de 1840 et qui fut condamné pour « outrages à la morale publique et aux bonnes mœurs » par la justice impériale lors d’un célèbre procès. À la même époque, paraissent les Paradis artificiels (1860) et les Petits Poèmes en prose (1864). Après sa mort furent publiés ses chroniques littéraires et artistiques (Curiosités esthétiques, L’Art romantique, 1868 et ses Journaux intimes (Fusées et Mon cœur mis à nu, 1909). Baudelaire fut enfin le traducteur admirable d’Edgar Poe.