Balkanisation et libanisation
Balkanisation et libanisation
Le terme "libanisation" a succédé au XXe siècle à "balkanisation" (employé à la fin du XIXe siècle) pour désigner un processus de désintégration rapide de sociétés qui ont été séculairement gérées de façon unitaire. Ces concepts font référence à des régions géographiques où les phénomènes d'éclatement ont pris une tournure spectaculairement violente et une couleur terroriste tentant d'impliquer les grandes puissances influentes dans les régions en question. Dans le cas de la balkanisation, la désintégration a porté sur des sociétés parties d'anciens empires multinationaux (ottoman et austro-hongrois) en voie d'effondrement sous le coup des rivalités et des ambitions des grands États nationaux européens et de la Russie tzariste ; dans celui de la libanisation, il porte sur le démembrement d'un tout petit État, lui-même issu de la désagrégation de l'Empire ottoman.
En fait, la libanisation a résulté elle-même d'un processus préalable de désintégration, celui des provinces arabes de l'Empire ottoman, elles-mêmes "balkanisées" consécutivement au partage des influences coloniales entre la France et l'Angleterre à l'issue de la Première Guerre mondiale. Les tensions et contradictions entre États arabes, tous issus du même démembrement, et l'acuité régionale prise par le problème palestinien à la fin des années soixante ont abouti à une rupture du consensus entre élites politiques des différentes communautés qui sont alors devenues clientes des diverses puissances régionales ou même internationales.
Balkanisation et libanisation posent le problème de la perception et de la conception de l'État, telles que transmises par les traditions intellectuelles révolutionnaires françaises et anglaises ainsi que par la tradition de la philosophie allemande. L'État n'est plus le gérant de la complexité sociale, avec la figure légitime et mythique d'un père royal ou impérial qui a autant de sollicitude pour tous ses fils, dans leur diversité ; il devient l'incarnation de l'unité et de l'homogénéité d'un seul peuple. La minorité, qu'elle soit purement politique, ethnique, provinciale, tribale ou religieuse, doit s'incliner devant la majorité, pour qui l'État n'est qu'un moyen d'asseoir une domination globale sur le corps social. Parfois, c'est la majorité qui doit s'incliner, lorsqu'une minorité a réussi par des moyens insurrectionnels à dominer l'État avec tous les moyens modernes d'oppression qu'il permet.
Les séquelles des relations anciennes de tel ou tel groupe avec l'une ou l'autre des puissances européennes ayant oeuvré pour l'éclatement des anciens ensembles sociaux peuvent alors remonter à la surface. C'est pourquoi, les problèmes d'éclatement de sociétés complexes ne sont jamais purement internes, ils sont aussi corrélés à des situations à fort contenu géopolitique. Ainsi du Cambodge, de l'Afghanistan ou du Liban. La "libanisation" de ce dernier ne peut se comprendre si l'on oublie la dynamique de la résistance palestinienne présente sur son sol et les conséquences des interventions israéliennes et syriennes massives qu'elle a entraînées. Les interventions extérieures poussent chaque groupe à se voir comme la seule incarnation possible de l'État pour assurer sa survie en tant que groupe différencié des autres composantes de la société ; d'où la nécessité perçue d'un regroupement sur un territoire qui devienne entièrement homogène sur le plan de la composition de sa population, ainsi que les violences les plus cruelles exercées à cette fin. Le drame kurde ou les drames qui se jouent depuis le milieu des années quatre-vingt en Yougoslavie ou, depuis 1987, dans certaines républiques de l'Union soviétique reflètent la même logique perverse.