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AVICENNE

AVICENNE. Philosophe persan (980-1037) ; a infléchi l’aristotélisme dans un sens néoplatonicien ; a introduit des distinctions fondamentales (telles que l’essence et l’existence). Influencé par la religion coranique, il sera de ce fait critiqué vigoureusement par Averroès ; son influence sur la scolastique est importante, et saint Thomas d’Aquin le suit dans certaines de ses analyses.
AVICENNE, philosophe et médecin arabe (Afghana, près de Boukhara 980 - Hamadhan 1037). Personnalité remarquable, médecin, savant dans toutes les sciences de son temps et surtout philosophe, il eut un retentissement immense non seulement en Orient, mais aussi dans tout le Moyen Age occidental. De nombreux traducteurs des philosophes grecs et des commentateurs tels que Kindi (IXe s.), puis Farabi (Xe s.) contribuèrent à la formation d’Avicenne. Celui-ci s’efforça d’adapter les doctrines du néoplatonisme et surtout celles d’Aristote à la théologie coranique. Son Canon de la médecine, son Encyclopédie des sciences philosophiques (Ach-Chifa), sa Philosophie illuminative (malheureusement perdue) mettent souvent en cause les données du Coran. Ses œuvres, abondamment commentées, ont été souvent jugées sévèrement par les orthodoxes de l’islam, qui ne souffraient pas qu’on glosât sur les révélations faites au Prophète.
AVICENNE (Ibn Sina, connu sous le nom d'), philosophe et médecin iranien (Afshana, près de Boukhara, 980 - Hamadhan 1037). II étudia les mathématiques, la physique, la médecine et la philosophie, et rédigea le Canon de la médecine et la Philosophie illuminative. Sa doctrine philosophique est un mélange d'aristotélisme et de théories orientales. Sa pensée et son oeuvre de savant jouèrent un grand rôle dans la pensée médiévale occidentale.
AVICENNE (Abu Alî al-Hosain ibn’ Abdallah ibn Sînâ). Né au village d’Avshana, situé dans le district de Khormétan, près de Boukhara, capitale de la dynastie Samanide, au mois de Safar 370 de l’Hégire (980 de notre ère), mort à Hamadan (Iran), en 428 (juin 1037). Nous indiquons ici les années d’après le calendrier lunaire de l’Hégire, afin de pouvoir mieux expliquer comment il se fait que le monde arabe ait fêté, en 1951, le millénaire de la mort du grand philosophe; en effet, en 1951, le calendrier lunaire était en avance de 29 ans sur le calendrier solaire. Pour l’étude de la vie d’Avicenne nous possédons une source qui n’a presque pas d’analogues dans la littérature arabe. En effet, Avicenne avait dicté une autobiographie partielle à son disciple Abu Obeid al-Djavza-djâni, qui la transcrivit et la compléta après la mort de son maître. Cette biographie nous a été conservée par les historiens arabes al-Qifti (mort en 1248) et Ibn Abi Osaïbi’a (mort en 1270). D’après ces données, le père d’Avicenne, ’Abdallâh, était gouverneur du district de Khormétan sous le règne de l’émir samanadine de Boukhara, Nukh II ibn Mansur (961-997). Après la naissance de son fils aîné — qui devint par la suite l’un des plus grands philosophes arabes, sinon le plus grand — ’Abdallâh se fixa à Boukhara afin de pouvoir envoyer son fils à l’école. A dix ans, Avicenne faisait déjà l’admiration de son entourage par sa connaissance du Coran et de la littérature arabe. Auprès de missionnaires ismaélites venus d’Égypte, Avicenne étudia les rudiments de la philosophie grecque, la géométrie et le calcul tel qu’il était enseigné aux Indes. Il se perfectionna dans les mathématiques et apprit la jurisprudence coranique auprès d’un ascète prénommé Ismaël (ou Ibrahim) l’Ermite; enfin, un philosophe itinérant, Abu ’Abdallâh Ibrahim ibn Hussein Nâteli, lui enseigna la philosophie, la logique et la géométrie : Avicenne nous dit d’ailleurs que ce maître ne lui expliqua que les six premières propositions géométriques et que tout le reste il dut le déduire seul. Il désira alors étudier la médecine; cette science ne lui apparut pas difficile et il fit de tels progrès qu’il se mit très vite à guérir des malades. Sa maîtrise devint si grande dans cet art, que des médecins accoururent étudier sous sa direction, bien qu’à cette époque il n’eût que seize ans. A dix-huit ans, nous dit Avicenne, « je demeurai avec une connaissance parfaite de toutes les sciences, les ayant assimilées dans la mesure du possible...; je me suis rendu maître de la Logique, de la Physique et des Mathématiques ». Une seule ombre au tableau : Avicenne avait lu la Métaphysique d’Aristote au moins quarante fois; il la connaissait par cœur, mais il n’arrivait pas à en saisir le sens. Toutefois, un marchand ambulant le persuade un jour de lui acheter un livre d’al-Farabi (mort en 950); rentré chez lui, Avicenne s’aperçoit qu’il s’agit d’un traité sur les intentions d’Aristote et, au fur et à mesure qu’il lisait ce traité, le sens des propositions d’Aristote qu’il connaissait par cœur, sans les comprendre, lui devenait d’une clarté éblouissante. Ayant eu l’occasion d’exercer ses talents de médecin sur le prince Nukh ibn Mansur, il devint l’un de ses familiers et eut accès à la bibliothèque du prince, où se trouvaient des livres extrêmement rares. Avicenne y passa tout le temps dont il pouvait disposer mais, un peu plus tard, la bibliothèque entière disparut dans un incendie. Des envieux laissèrent alors courir le bruit selon lequel Avicenne n’aurait pas été étranger à ce sinistre et qu’il l’aurait provoque afin de rester seul possesseur des connaissances qui y étaient accumulées. Vers l’âge de vingt ans, Avicenne écrivit, sur la demande de quelques-uns de ses amis, des traités sur certaines questions philosophiques qui les intéressaient plus particulièrement et qui restèrent donc leur propriété. Il composa ainsi son [Philosophie d’Arudi, qui devrait s’intituler plutôt Philosophie pour Arudi], sorte de petite encyclopédie embrassant toutes les branches de la connaissance; son [Le Sens et la Substance] et [Bonnes œuvres et péché], tous deux composés pour un légiste du nom d’Abu Bakr al-Barqï. Après la mort de son père, survenue lorsque Avicenne était âgé de vingt-deux ans, notre philosophe dut accepter de lui succéder comme gouverneur de district; toutefois, il ne resta pas longtemps dans cette charge et se rendit à Gorgandj, où il fut accueilli à bras ouverts par Abü’l-Hussein al-Sahlï, vizir de l’émir Alî ibn al-Ma’mün et présenté à ce dernier, qui offrit immédiatement au philosophe une belle situation auprès de lui. En 1012, Avicenne décida de rendre visite au monarque Qabus, auteur du Qabus Namè , mais, alors qu’il avait déjà fait une grande partie du chemin, il apprit que Qabus avaitété emprisonné et tué. Il se rendit alors à Dihistan, où il tomba malade et, lorsqu’il fut guéri, il retourna à Gorgandj. C’est là qu’il écrivit son Al-Mabda ’wa ’l-ma ’âd [Les Origines et le Retour de l'âme], son Mukhtasar al-Magisti [Sommaire de l’Almageste] et la première partie de son Canon de médecine . Ayant quitté Gorgandj, Avicenne partit à Rey, où il entra au service de la princesse Zobeida et de son fils, Majd-ul-Dawla, qu’il entreprit de guérir de la mélancolie. C’est à Rey qu’il composa le Kitab al-Ma’âd [Livre du Retour ou Livre de la Vie future]. De Rey, notre philosophe se rendit d’abord à Qaswin et ensuite à Hamadan. Là il soigna pendant quarante jours l’émir de Hamadan, Shams al-Dawla, le guérit et s’en fit un ami. Il fut même pendant quelque temps vizir de Hamadan, mais ce poste ne lui causa que des déboires. C’est à cette époque que son disciple, al-Djavzadjani, qui le suivait depuis le premier séjour du philosophe à Gorgandj, lui réclama un commentaire général des œuvres d’Aristote; Avicenne accepta de le lui dicter, à condition de n’y exposer que ses propres opinions, sans avoir à réfuter celles qui leur étaient contraires. Ce fut la naissance de la Guérison de l'erreur. Après la mort de son ami l’émir (1021), Avicenne voulut se rendre secrètement à Ispahan, mais le nouveau vizir de Hamadan s’y opposa et alla jusqu’à emprisonner le philosophe dans une forteresse nommée Ferdjan; pendant cet emprisonnement, qui dura quatre mois, Avicenne composa plusieurs petits traités, dont l’allégorie mystique Hayy ibn Yaqzân [Vivant, fils du Vigilant; à ne pas confondre avec le traité homonyme d’Ibn Tufaïl] et termina son Canon de médecine. Libéré de prison, Avicenne quitta Hamadan sous un déguisement et se rendit à Ispahan, où il fut très bien reçu par l’émir ’Alâ’ ul-Dawla, qui le combla de présents et institua une réunion hebdomadaire de savants, réunion dont il suivait personnellement les travaux. A Ispahan, Avicenne compléta sa Guérison de l’erreur et composa le Kitâb al-Nagât [Livre de la Délivrance], ainsi qu’une encyclopédie écrite en persan pour ’Alâ’ ul-Dawla et portant son nom : le Danish nameh ’Ala’i, dont les sept parties embrassent toutes les connaissances reçues à l’époque sur la logique, la métaphysique, la physique, la géométrie, l’astronomie, l’arithmétique et la musique. Avicenne resta auprès de l’émir d'Ispahan pendant plus de trois lustres; il l’accompagna, en juin 1037, à Hamadan, mais là il eut une rechute de dysenterie et mourut quelques jours après. Avicenne a composé un très grand nombre d’ouvrages; l'Essai de bibliographie avice-nienne publié, en 1950, au Caire par le père Anawati, comporte 276 titres, dont un grand nombre de manuscrits. Ce grand philosophe n’a pas toujours été compris dans le monde arabe. Shahrastâni au début du XIIe siècle, Ghazâli à la fin du XIe, firent de leur mieux pour limiter, sinon détruire, l’influence d’Avicenne, lui reprochant son aristotélisme « mal compris ». La défense, nous dirons même les plaidoyers de Nasîr al-Dïn Tüsî et surtout ceux d’Averroès et de ses disciples, ne purent — malgré leur incontestable autorité — atténuer l’effet des attaques de Ghazâli. Cet effet fut d’ailleurs soigneusement entretenu, jusqu’au début du XXe siècle, par l’Université d’Al-Azhar, ce foyer de la science et des études islamiques qui, depuis plus d’un millénaire, se targue de sa mission de sauvegarde et de défense de la religion musulmane, mission comparable à celle qu’assuma jadis en France la Sorbonne pour tout ce qui avait trait à la religion catholique. Aussi, assistons-nous à ce fait quelque peu étrange : la plupart des œuvres d’Avicenne restent inconnues, comme mises sous le boisseau par les théologiens musulmans, parce que ces derniers reprochent à Avicenne d’avoir trop prôné les connaissances étrangères, donc celles de « mécréants ». Or, les œuvres de tous ces théologiens sont nourries de culture grecque, mais « digérée », incorporée à la pensée islamique justement à travers l’étude des écrits d’Avicenne. L’adversaire principal d’Avicenne, Suhrawardi d’Alep, lui reprochait d’ailleurs non pas d’avoir étudié et commenté Aristote, mais de l’avoir mai compris; d’avoir trahi la philosophie d’Aristote et de Platon par méconnaissance des sources religieuses et philosophiques de l’Iran ancien, d’avoir — ainsi que le note Louis Gardet — « échoué à retrouver la ligne authentique de la philosophie orientale ». Ces reproches sont-ils justifiés ? Nous ne le croyons pas. Avicenne nous a laissé la préface d’un ouvrage intitulé Al-Hikma al-mashriqiyya [Sagesse illuminative, ou, suivant les arabisants modernes, Sagesse orientale]. Certains pensent qu’Avicenne mourut avant d’avoir achevé l’ouvrage projeté, d’autres supposent que cet ouvrage, bien que terminé, fut perdu ou détruit; quoi qu’il en soit, dans la préface qui est parvenue jusqu’à nous, Avicenne annonce nettement qu’il va enfin pouvoir livrer « sa vraie pensée » et il ajoute qu’il ne l’a pas fait dans ses autres écrits par suite du crédit dont jouissait Aristote, et qui le contraignait à ne révéler de ses thèses personnelles que ce qui était apte à satisfaire « le vulgaire philosophant». Nous sommes donc en droit de penser que les reproches qui lui furent faits ne se justifient que pour autant qu’il s’agisse non de la pensée d’Avicenne, mais de ses écrits, compte tenu du fait qu’Avicenne n’était pas toujours libre d’exposer tout le fond de sa pensée. Il ne faut d’ailleurs pas oublier qu’il semble pour le moins imprudent de voir un « mauvais croyant » dans quelqu’un qui, lorsque la logique ne lui apportait pas la solution d’un problème, n’hésitait pas a se rendre à la mosquée pour « prier et supplier l’Auteur de toutes choses de lui découvrir le sens difficile et fermé » du problème à résoudre. Et peut-on supposer qu’un homme aussi justement révéré que le grand süfi Ibn Abï’l-Khayr, eût dit d’Avicenne « ce que je vois, il le sait; ce qu’il sait, je le vois », si les connaissances de ce dernier étaient tant soit peu entachées d’hérésie ? Nous ne pouvons pas ici parler d’Avicenne métaphysicien et logicien, car ces deux activités de cet esprit polyvalent sont admirablement reflétées dans ses œuvres, qui sont analysées par ailleurs. Nous nous contenterons donc d’évoquer ici quelques aspects moins connus de cet esprit universel: Avicenne sociologue et politicien, Avicenne mystique, Avicenne médecin et, enfin, théoricien de la musique. Sa pensée sociale et politique, presque inconnue en Occident, est présentée avec netteté dans les derniers chapitres de sa Guérison de l’erreur. Dans cette partie socio-logique de son livre, Avicenne expose des idées sur le travail, sur l’oisiveté et sur le féminisme, idées auxquelles il a fallu près d’un millénaire avant de pouvoir être admises par la majorité des hommes. Il fait, entre autres, remarquer que les êtres humains peuvent être classés, de par la structure même de leur personnalité, en trois catégories principales : les conceptifs (ou organisateurs), les volontaires (ou gardiens de la cité) et les manuels. Chaque individu occupe une place déterminée dans l’ensemble des activités générales et doit, par conséquent, y trouver son pain quotidien. Bien des siècles plus tard, Fichte recommandera à l’Etat d’assurer le travail à tout individu, mais il faudra attendre la publication, en 1908, du Projet du code socialiste par Lucien Deslinières pour poser la question avec autant de netteté que le faisait Avicenne. Si, dans son système, tout oisif par paresse devrait être passible d’un châtiment, ceux qui sont physiquement hors d’état de travailler doivent être pris en charge par l’Etat. Il a fallu attendre Karl Marx pour qu’une telle idée puisse prendre corps en Occident. Dans ses recherches sur le droit naturel et notamment sur la question de savoir s’il existe des normes communes inscrites par avance dans la nature de l’homme, Avicenne nous frappe par sa vision pratique des choses et par une compréhension supérieure, qui dépasse de loin les subtilités verbales de certains Pères de l’Eglise et des scolastiques occidentaux. Son enseignement vise à atteindre l’unité de la norme dans le respect de la multiplicité des besoins, et cherche à établir la manière d’imposer un système de cohésion qui, en trouvant ce juste milieu entre l’« agir » et le « subir » qu’est la justice, préserverait de toute atteinte un certain degré d’indépendance intellectuelle que l’homme appelle « le bonheur ». Passons maintenant à l’étude de la mystique d’Avicenne. Ses racines sont multiples : on y retrouve une influence d’al-Farabi, de Plotin et de toute l’école néo-platonicienne, telle, en particulier, qu’elle se dégage du Kitâb uthülüfiyâ Aristülâlîs appelée en Occident la Pseudo-Théologie d’Aristote. Mais il ne peut y avoir de doute que la tradition süfi, si vivante dans le milieu social et culturel qui était celui d’Avicenne, lui avait fourni des apports non négligeables. Certains exégètes de la pensée avicennienne y trouvent une influence de l’antique tradition iranienne. Dans le dernier chapitre du Kitab al-Ishârât wa’l-tanbihat [Livre des directives et des remarques], Avicenne décrit d’une façon très précise les étapes (maqâmât) de l’ascension mystique. C’est d’abord l’étape de l’effort personnel, de la volonté axée sur un dépassement; elle est suivie par une étape ascétique qui comporte le renoncement à l’attachement aux contingences, la purification — tant psychique que mentale —, le monoïdéisme dans la méditation (ou aptitude à la concentration). L’étape ascétique étant dépassée, l’âme du novice peut être considérée comme dominée et il peut se tourner vers la pratique de la contemplation mystique proprement dite, décrite avec un grand luxe de détails. Cette contemplation peut — lorsque l’« initié » est capable à la fois d’être tout à Dieu et de continuer à se comporter dans la vie normale comme un membre utile à la communauté — être accompagnée de « prodiges ». On s’est souvent étonné de voir ce mystique employer le moyen dialectique pour, en quelque sorte, transcrire en mode rationnel et intellectuel l’expérience du tasawwuf, mais certaines pages mystiques d’Avicenne semblent rendre ce son, très particulier, de l’expérience non seulement vécue, mais parfaitement maîtrisée.
L’œuvre médicale d’Avicenne est particulièrement importante; son Canon de médecine, qui comporte cinq volumes, a exercé — tant en Orient qu’en Occident — une énorme influence sur l’art médical. Ce qui frappe l’esprit de l’étudiant moderne, c’est l’effort constant déployé par Avicenne pour tout expliquer par des causes naturelles. Il ne se contentait point de compiler les connaissances médicales antérieures, mais cherchait à enrichir la médecine et les sciences connexes par des découvertes originales. Même dans le domaine de l’anatomie (malgré l’impossibilité dans laquelle il était place par les lois religieuses de procéder à la moindre dissection) ses descriptions ostéolo-giques, comparées à celles de Galien, sont plus justes, plus claires et surtout plus concises. Excellent clinicien, Avicenne fut le premier à séparer la méningite des autres affections délirantes, à signaler la production de tumeurs dans le cerveau; enfin, à décrire les deux formes de la paralysie faciale : centrale et périphérique. La pharmacopée d’Avicenne est aussi riche que clairement décrite et l’action des différents médicaments est indiquée avec une remarquable précision. En biologie, Avicenne est évolutionniste et finaliste, mais, dans cet ordre d’idées il va beaucoup moins loin que Galien et « reste prudemment dans les limites de la raison », comme l’a si bien remarqué le professeur A. M. Ozden du Caire. L’influence d’Avicenne sur la médecine occidentale fut immense. La première mention des opinions médicales d’Avicenne dans la littérature occidentale originale se trouva dans le Livre danois des maladies du médecin danois, le chanoine Henrik Harpestrang (mort en 1244); quant à son influence, propagée en France par le fondateur de la chirurgie française, Lanfranc de Milan (mort vers 1306), auteur d’une Chirurgia magna, dédiée à Philippe le Bel en 1295-96, elle dura très longtemps. En effet, les œuvres médicales d’Avicenne demeurèrent la base de l’enseignement prodigué à l’Université de Montpellier jusqu’au XVIIe siècle et un cours sur la médecine d’Avicenne ne disparut des programmes des Universités belges qu’en 1909. Le principal ouvrage d’Avicenne, consacré à la musique, — son [Introduction à l’art de la musique] — est malheureusement perdu, mais, si l’on doit en croire l’historien al-Qifti, ce qu’Avi-cenne avait écrit en fait de théorie musicale dépassait de loin ce qui était connu des Grecs. Il ne nous reste que le chapitre consacré à la musique, chapitre tiré de son ouvrage encyclopédique intitulé la Guérison de l’erreur, dont les six subdivisions (maqâlât) traitent respectivement de la théorie du son, des intervalles, des différents modes, de la transposition, du rythme et de l’art de la composition. Nous possédons également des enseignements très curieux du philosophe sur l’action médicale et pédagogique de la musique, enseignements contenus tant dans sa Risâla fi’nnafs, que dans son [Catégories de la connaissance et des sciences]. Pour conclure, il convient d’ajouter quelques mots sur l’influence extraordinaire que les enseignements d’Avicenne exercèrent en Occident dans tous les domaines de la connaissance. En théologie, l’apport néo-platonicien d’Avicenne vint corroborer les théories de saint Augustin, mais ce qui charma surtout la plupart des théologiens, ce fut sa tentative d’atteindre à un accord entre la science et la foi, but de toute la scolastique occidentale. Si la première réaction de l’Occident — qui dura plus de cinquante ans (entre la première traduction en latin du Canon et la polémique instaurée par Guillaume d’Auvergne) — fut celle d’une admiration sans réserve, à partir de 1210 (date de la première interdiction de lire Aristote, faite au Concile de Paris), et jusqu’à la lettre du pape Grégoire IX adressée le 13 avril 1231 à l’Université de Paris, les choses changèrent et Aristote (et avec lui Avicenne, en tant que son principal commentateur) fut considère presque comme un hérétique par l’école dominicaine. L’étude des œuvres d’Aristote et de ses commentateurs ayant été de nouveau autorisée en 1231, Avicenne fut derechef étudié avec passion, tant par l’école franciscaine de Duns Scot que par l’école dominicaine avec saint Albert le Grand et saint Thomas d’Aquin. Les deux camps, rompant les lances au sujet d’Aristote, s’appuyaient sur les traités d’Avicenne et il arriva plus d’une fois que des doctrines diamétralement opposées fussent tirées d’un seul et même texte. Quoi qu’il en soit, l’influence des doctrines avicenniennes fut telle, que quel que soit le théologien ou le philosophe occidental du XIIIe au XVe siècle que l’on veuille étudier, on trouve chez lui nécessairement l’influence de la pensée d’Avicenne. Mais celui qui assura à Avicenne une pérennité indestructible fut saint Thomas d’Aquin qui le cite plus de 260 fois dans sa Somme théologique. Et il n’est pas le seul : parmi les auteurs qui servent encore de nos jours à l’étude du thomisme, nous pouvons citer le livre De Ente, qui est une transcription du cours professé à l’Académie de Padoue en 1493-94 par le cardinal Cajetan, et le Cours de philosophie thomiste [Cursus philosophicus thomisticus] professé à Alcala et à Madrid entre 1630 et 1643, imprimé à Madrid en 1637 et réimprimé maintes et maintes fois (la dernière édition porte : Turin, 1930) ; ces deux auteurs citent Avicenne à chaque chapitre. Il est intéressant de noter à propos des rapports entre la philosophie d’Avicenne et les maîtres occidentaux, que le fameux postulat de Descartes, son Cogito ergo sum était certainement connu des Arabes quelque six siècles avant sa naissance, puisque Avicenne dans son [Livre des directives et des remarques], le réfute en ces termes : « Peut-être penses-tu que tu saisis ton essence par le moyen de ton acte. Mais si tu affirmes l’acte, tu affirmes l’agent, et si tu es certain de son activité, tu es certain de toi-même comme agent, non par voie de conséquence, mais immédiatement. »


Avicenne (De son vrai nom Ibn Sinâ, 980-1037.) Médecin et philosophe arabe d'origine iranienne, il influença durablement par son Canon de la médecine les études médicales, aussi bien européennes qu'orientales. Philosophiquement, il est l'héritier d'un aristotélisme souvent teinté de néo-platonisme, qui l'incline vers un panthéisme selon lequel le monde est éternel, Dieu y produisant des formes nouvelles plutôt qu'il ne crée véritablement. D’autre part, il attribue à l'âme individuelle le pouvoir d'agir, non seulement sur son propre corps, mais aussi bien sur les corps extérieurs - ce qui rapproche certaines de ses théories du spiritisme postérieur.

♦ « Avicenne a le premier remis en lumière la philosophie d’Aristote. » Roger Bacon. ♦ «Il est probable que jamais, avant ou après Avicenne, nul n’eut une intelligence aussi universelle, unie à une aussi infatigable énergie. » Ch. Green-Cumston. ♦ « On ne peut faire autrement que d’admirer cette forte intuition qui avait déjà su penser comme les auteurs modernes de la mécanique ondulatoire. » Prof. Akil Muhtar Ozden.