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adynaton

Un adynaton définit une figure macrostructurale de second niveau, c’est-à-dire un lieu. Il consiste en ce que, dans l’argumentation, on utilise à la fois hyperbole et apodioxe, pour établir une position par l’exagération de l’absurde de la position contraire. Ex. :
Quoi! parce que je suis né dans un groupe d’hommes Qui ne voyaient qu’enfers, Gomorrhes et Sodomes Hors des anciennes mœurs et des antiques fois; Quoi ! parce que ma mère en Vendée autrefois Sauva dans un seul jour la vie à douze prêtres; Parce qu’enfant sorti de l’ombre des ancêtres, Je n’ai su tout d’abord que ce qu’ils m’ont appris;
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Parce que j’ai vagi des chants de royauté, Suis-je à toujours rivé dans l’imbécillité? Dois-je crier : Arrière! à mon siècle; à l’idée : Non! à la vérité : Va-t’en dévergondée!
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Dois-je exister sans être et regarder sans voir?
La justification du changement d’opinion politique (du royalisme au jacobinisme) opéré par Hugo, dans « Écrit en 1846 » (Les Contemplations), est réalisée par l’exagération, jusqu’au ridicule, de la caricature de la position adverse, réduite à un tissu d’absurdités. L’adynaton peut servir aussi bien à renforcer, sans visée spécialement argumentative, la solidité d’une affirmation ou d’un engagement, en en présentant l’hypothétique réfutation comme aussi absurde qu’un renversement de l’ordre de la nature. La figure peut revêtir d’autres formes, qui en attestent le caractère véritablement topique. Il s’agit parfois d’évoquer une réalité incontestable, dans l’ordre du monde, d’en envisager la négation (par une hypothèse manifestement inacceptable et unanimement rejetée) et de mettre cette hypothèse en parallèle avec l’affirmation d’une thèse à l’inverse de laquelle on tient absolument : sa propre profession de foi devient alors spontanément recevable. En général, le tour sert à renforcer l’intensité d’une assertion. Voici un exemple tiré du Baiser au lépreux de Mauriac.
Jean Péloueyre attendit dans la terre la résurrection des morts, dans ce sable sec et qui momifie et embaume les cadavres; Noémi Péloueyre s’ensevelit dans le crêpe pour trois ans. Son grand deuil la rendit, à la lettre, invisible. [...] C’est pourquoi, en ces aubes d’hiver où l’église est si sombre, le jeune docteur ne discernait pas plus la veuve en son ténébreux nuage qu’elle même ne voyait son époux à travers la dalle scellée que touchaient chaque jour ses genoux. C’est ici délicat et intéressant : on va voir l’exploitation littéraire du lieu, deux fois mis en œuvre pour souligner l’extraordinaire d’une situation. Commençons par la fin. Le narrateur a pour objet d’une part de faire savoir qu’un personnage (le jeune docteur) n’arrive pas à distinguer un autre personnage (la veuve Noémi Péloueyre), d’autre part d’insister sur la caractère absolu de cette situation. Or, celle-ci est tout de même un peu surprenante : comment vraiment ne pas discerner quelqu’un dans une église? Le meilleur moyen pour soutenir la force de cette affirmation peu évidente est de la mettre en parallèle avec une autre situation, en l’occurrence un état de fait irréfragable : on ne saurait d’aucune façon voir quelqu’un qui est couché sous la forme d’un cadavre sous une dalle de pierre à l’intérieur d’un caveau ; nier cela est impossible. Le parallèle posé, l’affirmation prise en charge par le narrateur revêt une force et une solennité singulières. Dans le passage précédent, c’est le prédicat invisible qui fait problème : il faut à la fois le faire comprendre et en rendre la caractérisation emphatique. Le processus est subtil, mais on reconnaît bien le principe du lieu. On établit une analogie entre la jeune veuve et son mari défunt, Jean Péloueyre. Comme il est réduit à l’état de cadavre, enfoncé sous le sol, dans le sable, il est évident qu’on ne le voit pas, il est invisible, le voir est absolument impossible, par rapport à l’ordre du monde universellement accepté. Pour que cette modalité de situation soit transposée significativement, et émotionnellement, sur celle de sa veuve, pourtant bien vivante, le narrateur opère une permutation du vocabulaire approprié à chacun des états des deux personnages : le mort attendit, la veuve s’ensevelit. L’analogie entraîne effectivement à rendre compréhensible, et à amplifier, la qualification extraordinaire d’invisibilité appliquée à la survivante. On pourrait enfin voir un usage extrêmement élaboré du lieu dans le passage fameux de Bérénice, où la reine s’adresse à Titus :
Pour jamais / Ah ! Seigneur, songez-vous en vous-même Combien ce mot cruel est affreux quand on aime? Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous, Seigneur, que tant de mers me séparent de vous? Que le jour recommence et que le jour finisse, Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice, Sans que de tout le jour je puisse voir Titus!
Le désespoir s’exprime ici par l’évocation d’une situation de fait, qui n’est pas encore celle des partenaires (puisqu’ils sont justement côte à côte), mais qui est envisagée comme un élément irrévocable de l’ordre du monde (possible, pensable, prévisible). L’horreur de cet ordre du monde est manifeste, et sa négation non moins impossible dans le cas décidé par Titus. En transposer la valeur et l’effet au moment présent de la locution réalisée par Bérénice, c’est en faire éclater également l’incommensurable et accablante horreur. On admettra que l’on a là un usage inversé de la figure, une sorte d'adynaton à l’envers, ou de contre-adynaton, comme un lieu en creux. L’adynaton est ainsi une figure aussi puissante que délicate.
=> Figure, macrostructurale, niveau, lieu; apodioxe, description négative, hyperbole, amplification, emphase.