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LUCRÈCE (99-55 av. J.-C.)


LUCRÈCE (99-55 av. J.-C.)
On ne sait rien de certain sur la vie de ce philosophe et poète romain, qui vécut dans une des périodes les plus troublées de l'histoire de Rome. Une légende court selon laquelle, ayant été victime d’un philtre d'amour, il vécut une bonne partie de sa vie dans une demi-folie. Il aurait écrit son œuvre dans les moments de lucidité et se serait finalement suicidé, cédant au désespoir. On peut voir dans ce récit, rapporté par saint Jérôme, le désir de discréditer l'épicurisme, « philosophie qui mène au suicide » par le refus des dieux qu'elle implique. C'est qu'en effet, Lucrèce, qui vénérait Épicure, développa tout particulièrement les aspects antireligieux de la pensée de son maître dans un poème immense, De natura rerum (De la nature}.
Lucrèce
(Poète et philosophe latin, 98-55 av. J.-CJ Son ouvrage De la nature (De natura rerum), dont la publication fut assurée après sa mort, peut-être par Cicéron, expose en six chants les principes de la physique et de la morale d’Épicure, auquel un poème laudatif est consacré au début de chaque chant. Derrière un titre traditionnel, déjà régulièrement utilisé par les présocratiques (Anaxagore, Héraclite, Empédode, Parménide), c'est un chef-d'œuvre incontestable de la poésie scientifique et didactique.
Après une invocation initiale à la déesse Vénus (principe de la vie et de la fécondité), le Livre I énonce les lois fondamentales de l'univers : théorie atomique, permanence éternelle des atomes, existence du vide primordial.
Le Livre II est consacré à la formation des corps et à leur dissolution : théorie du clinamen, attirance réciproque des atomes de même nature, apparition de la vie à partir d’agencements de plus en plus complexes des particules atomiques. Lucrèce apporte à l'appui d'Épicure une foule d'exemples et de « preuves » - leur multiplicité ayant pour but moins d'en garantir le caractère définitif que de laisser au lecteur le choix de ce qui lui paraîtra le plus persuasif.
Livre III : la nature de l’homme, corps et âme, relève également d'une composition exclusivement atomique. L'âme est donc périssable comme le corps, et la mort ne doit pas être crainte.
Livre IV : description des sensations et des désirs. Lucrèce passe en revue le fonctionnement, toujours envisagé d’un point de vue rigoureusement matérialiste, des sens (théorie des simulacres, qui explique aussi les visions oniriques) ; l'amour est évoqué, dans son ambiguïté, par les joies et les peines qu'il procure.
Livre V : histoire de la Terre, et tableau de l'évolution de l'homme, depuis l'invention d'un langage commun jusqu'au désir de la sagesse. La cosmogonie sert de preuve supplémentaire du peu d’importance que peuvent avoir les dieux, puisqu'ils n'ont rien créé du monde.
Livre VI : explication des phénomènes naturels (pluies, orages, séismes...), qui prouve qu’ils ont tous une cause dans la nature elle-même, et ne sont donc pas à craindre en tant que manifestations divines. L'ouvrage s'achève par une évocation de la peste d'Athènes. Lucrèce se montre, dans son poème, fidèle aux théories d'Épicure - mais il leur confère, par son talent littéraire, une dramatisation exceptionnelle qui les rend particulièrement « parlantes » : le projet du poète-philosophe est en effet d'apporter la sérénité à une humanité à l’égard de laquelle il ressent une immense pitié.
Le De la nature eut un succès tardif mais durable dans l'Antiquité. Dès le xviie siècle, sa célébrité se réaffirme (grâce à Gassendi, mais aussi à La Fontaine). Voltaire en admirera particulièrement le Chant V ; et il demeure pour les lecteurs contemporains un livre d'une rare grandeur.
De la Nature (De natura rerum). Poème philosophique de Lucrèce. De la nature des dieux (De natura deorum). Dialogue philosophique en trois livres de Cicéron, écrit en 45 av. J.-C. après la mort de sa fille, où il expose les doctrines théologiques des trois grandes écoles philosophiques grecques de son époque, l’épicurisme, le stoïcisme et l’Académie. L’ouvrage est dédicacé à M. Brutus. La scène se passe à Rome vers 76 av. J.-C. et les interlocuteurs sont C. Velleius l’épicurien, le stoïcien Q. Lucilius Balbus et l’académicien C. Aurelius Cotta. Les deux premiers ne nous sont connus que grâce aux œuvres de Cicéron. Après avoir attaqué les cosmogonies et les théologies des anciens philosophes, de Thalès à Platon, Velleius expose la conception épicurienne des dieux, êtres anthropomorphiques qui vivent dans l’oisiveté et la félicité. Cotta réplique en se moquant de cette conception et en critiquant les arguments qui l’étayent. Dans le deuxième livre, Balbus expose la doctrine stoïcienne d’un monde gouverné par la providence divine, active et intelligente, un univers qui est en fin de compte Dieu lui-même. Dans le troisième livre, Cotta critique cette doctrine en soutenant l’attitude sceptique, la suspension du jugement. Dans sa conclusion, Cicéron juge qu’à cet égard c’est l’argument stoïcien qui se rapproche le plus de la vérité. Voir aussi DE LA DIVINATION.
LUCRECE (Titus Lucretius Carus). Poète latin. Né vers 99 (ou 94), mort vers 55 (ou 50). Ce que nous savons de la vie de Lucrèce est peu de chose. Appartenait-il à l’aristocratique famille des Lucretii, qui pouvait s’enorgueillir de compter parmi ses membres l’illustre Lucretia, la femme de Tarquin Collatin ? Rien ne permet de l’affirmer; et il se peut qu’il ait été introduit dans cette famille, à titre d’affranchi, comme ce fut le cas de plus d’un homme de lettres : la possession des « tria nomina », Titus Lucretius Carus, ne suffit pas à prouver sa noblesse, et Carus est un surnom fréquent chez les esclaves et les affranchis. Etait-il né à Rome ? On ne peut guère tirer argument d’expressions qu'il emploie comme « la pauvreté de notre langue » [« patrii sermonis egestas »], qui peuvent s’appliquer à tout sujet parlant latin. Toutefois son amitié pour Memmius, auquel il a dédié son poème, et qu’il appelle « l’illustre rejeton de Memmius » [« Memmi clara propago »], ne peut guère s’expliquer que s’il était Romain, comme l’était sûrement C. Memmius, le mari de la fille de Sylla, le protecteur des poètes Catulle et C. Helvius Cinna, personnage du reste peu recommandable dont la vie publique et privée ne fut pas sans taches. En tout cas, ce qui est certain c’est qu’il a vécu à Rome ; il y a été le témoin des troubles et des luttes entre les partis qui déchiraient la République agonisante : dans la célèbre invocation a Vénus par laquelle s’ouvre son poème, il prie la déesse de vouloir bien accorder la paix a sa patrie que ravagent les horreurs de la guerre. Il a pu assister aux luttes du forum, à la brigue des candidats se disputant les magistratures et les honneurs, il a vu les légions faire l’exercice sur le champ de Mars, comme il a entendu les jeunes élégants vanter dans leur jargon mi-grec mi-latin les beautés de leurs maîtresses. Enfin c’est seulement à Rome qu’il a pu s’initier à la philosophie grecque, telle que l’enseignaient les représentants des grandes écoles, avant qu’il n’aille compléter son éducation en Grèce même, comme c’était le cas de tout Romain cultivé. Parmi les contemporains de Lucrèce, Cicéron est le seul qui fasse allusion à son œuvre. Dans une lettre à son frère Quintus, il exprime son admiration pour un poème qu’il juge « plein de lumières de génie, et non pourtant dépourvu d’art». Catulle, qui fut si activement mêlé au mouvement littéraire de son époque, ne nomme pas une fois Lucrèce, bien qu’il doive l’avoir lu. Ce créateur d’une poésie nouvelle ne pouvait s’entendre avec un admirateur et un disciple du vieil Ennius. En dehors de quelques éloges que lui décernent un Ovide et un Stace, il faut arriver au IVe siècle de notre ère pour que nous trouvions son nom dans deux notices qui nous permettent de dater, au moins approximativement, la naissance et la mort de Lucrèce. Le premier renseignement nous est fourni par une phrase de la biographie de Virgile écrite par Donat, qui fait mourir Lucrèce le jour même où Virgile revêtit la toge virile, c’est-à-dire au 15 octobre 55; le second, par un document plus explicite et plus contesté aussi. Dans le supplément qu’il a donné à la Chronique d'Eusèbe, saint Jérôme, arrivé à l’année 1923 d’Abraham (= 630 de Rome, 94 av. J.-C.), s’exprime en ces termes : « Naissance du poète Lucrèce. Dans la suite, frappé de folie pour avoir bu un philtre, après avoir écrit dans ses intervalles de lucidité [per intervalla insaniae] quelques livres que Cicéron corrigea plus tard, il finit par se donner la mort de sa propre main, à l’âge de quarante-quatre ans. » Bien que les dates données par Donat et saint Jérôme diffèrent légèrement entre elles, on en peut conclure avec vraisemblance que Lucrèce a vécu entre 99 (ou 94) et 55 (ou 50) av. J.-C. Mais si cette chronologie est généralement adoptée, le reste de la notice de Jérôme a soulevé d’âpres controverses entre les érudits qui admettent la folie de Lucrèce, et ceux qui la contestent. Les premiers soutiennent que Jérôme n’a fait que puiser ses renseignements dans l’ouvrage aujourd’hui perdu que Suétone avait consacré aux Vies de poètes, et que l’auteur de la Vie des douze Césars passe pour être un historien impartial et bien informé ; ils ajoutent que Lucrèce n’est pas le seul écrivain que la folie ait frappé, et que la démence à éclipses est une maladie bien connue ; enfin ils invoquent les vers du livre IV du De natura rerum où Lucrèce décrit les tourments de l’amour avec l’amère clairvoyance d’un homme qui en aurait souffert lui-même : que ces souffrances aient pu le conduire au suicide, c’est ce qu’incline à croire sa mort prématurée, à moins de cinquante ans. Argumentation plus spéciéuse que probante, répondent les adversaires de cette thèse. D’abord, si la bonne foi de Suétone ne peut être mise en doute, la sûreté de sa critique est beaucoup plus contestable ; il a donné mainte preuve de sa docilité à accueillir les racontars, et la légende du suicide de Lucrèce rappelle étrangement les fables qui ont entouré la mort de certains philosophes, tels Empédocle, qui se serait précipité dans l’Etna par dépit de ne pouvoir connaître la cause de ses éruptions, Aristote, qui se serait noyé dans l’Euripe dont il désespérait d’expliquer les marées, Démocrite qui, après s’être crevé les yeux pour échapper à la concupiscence, se serait laissé mourir de faim plutôt que d’assister au déclin de sa mémoire et de son intelligence. Quelle revanche pour les adversaires de l’épicurisme, et notamment pour les défenseurs de l’Eglise chrétienne, que de montrer le contempteur de la divinité, l'apôtre de la volupté, succombant à la folie, et se donnant la mort par désespoir, par dégoût de lui-même et de sa doctrine ! D’autre part, peut-on admettre qu’un poème d’une langue aussi pure que le De la nature , qui se développe suivant un plan mûrement réfléchi, et qui forme un ensemble que nous sommes sûrs de posséder en entier, ait été écrit « per intervalla insaniae » ? Que Lucrèce eût retouché certaines parties si la mort ne l’avait pas arrêté, personne ne le conteste; mais ces retouches n’eussent porté que sur des détails sans modifier l’ordre logique auquel le poète s’est astreint. La fermeté de la pensée de Lucrèce ne se concilie guère avec l’idée d’une folie intermittente. Un psychiatre, le Dr Lodge, après avoir étudié en professionnel le « cas » de Lucrèce, tout en voyant chez lui « un anxieux » (son livre a pour titre L’Anxiété de Lucrèce), conclut par ce diagnostic : « Pas de déclamation, peu ou pas d’emphase et, malgré l’effervescence imaginative, pas l’ombre de mythomanie : Lucrèce est, jusqu’en sa démesure, un grand poète sincère... » Selon lui, il est probable que « Lucrèce était atteint de psychose intermittente », et que « le poème de Lucrèce a été entrepris au cours d’un de ces « états d’excitation légère » souvent observés dans l’intervalle des états dépressifs». Mais ce prudent diagnostic n’est-il pas applicable à la plupart des poètes ? Au reste, ce qui compte dans Lucrèce, c’est moins sa personne que son poème De la nature, ce De Natura Rerum qui lui assigne une place unique dans la littérature, et l’égale aux plus grands esprits. Ni le titre, ni le sujet ne sont de son invention. Le titre, il l’a emprunté aux Grecs, notamment à Empédocle d’Agrigente, auteur entre autres d'un long poème en hexamètres Sur la nature ; le sujet il le doit à Êpicure, dont il ne fait, dit-il, qu’enseigner la doctrine, « en la parant du doux miel de la poésie » [«Et quasi Musaeo duli contingere melle » I, 947] pour la rendre plus accessible et plus attrayante. Et en effet, il suit son modèle, avec une exactitude si scrupuleuse que son poème constitue l’exposé le plus complet et le plus cohérent que nous ayons de la philosophie épicurienne. Les six livres du De Natura se groupent par paires : les deux premiers sont consacrés aux principes fondamentaux : rien ne naît de rien, rien ne retourne au néant, l’univers est formé de matière et de vide ; la matière n’est pas infiniment divisible, mais elle aboutit a un terme qui est l’atome (grec : atomos, insécable) ; ce sont ces atomes innombrables, étemels et de formes diverses, qui par leurs multiples combinaisons constituent les objets et les êtres, avec les qualités accessoires qui caractérisent chacun d’eux. Lucrèce passe ensuite, dans les livres trois et quatre, à l’étude de l’âme et de ses relations avec le corps : unie étroitement à lui, elle le suit dans toutes les phases de son existence, elle croît et décline avec lui, elle est affectée par ses maladies et finalement meurt et se dissipe dans l’air au moment où le souffle vital s’arrête lui-même. Comment cette âme a-t-elle connaissance du monde extérieur, c’est l’objet du livre IV ; de tous les corps émanent à tout moment des images ou simulacres invisibles qui, venant frapper nos sens, sont la cause des différentes impressions qui les affectent : car les sens sont l’unique source de notre connaissance, et leur témoignage est sûr; mais il arrive que nous les interprétions mal [« propter opinatus animi, quos addimus ipsi », IV, 463]; de là nos erreurs, nos illusions, nos rêves. C’est encore par ces simulacres émanant de l’être aimé que naissent en nous le désir et l’amour, avec les perversions dues à notre ignorance du véritable bonheur. C’est dans ces deux livres que réside pour ainsi dire le cœur de l’ouvrage ; c’est là que s’exprime l’objet essentiel de la doctrine, délivrer l’homme de ses vaines terreurs, comme de ses vains désirs, issus de ses préjugés et de ses vaines croyances, le convaincre qu’il n’a rien à craindre de la mort et le mettre en état de goûter le parfait bonheur, dégagé de passion et de trouble, de « pouvoir tout regarder d’une âme apaisée » : « pacata posse omnia mente tueri » (v. 1203). Toutefois, arrivé à ce sommet, Lucrèce ne croit pas encore sa tâche achevée. Tout système philosophique comporte une physique, c’est-à-dire une explication des phénomènes célestes ou terrestres extérieurs à l’homme, une astronomie, une météorologie, une étude de certains faits naturels obscurs ou paradoxaux. Cette partie de la doctrine est celle qui a le plus vieilli; mais parmi ces exposés laborieux et qui nous semblent parfois puérils, se rencontrent des intuitions admirables comme les pages où Lucrèce reconstruit l’histoire de la terre et les origines de l’humanité, ou des visions d’un réalisme poignant, comme cette description de la peste d’Athènes, où le poète s’inspire de Thucydide et le dépasse. On peut se demander pourquoi Lucrèce a choisi Epicure, plutôt qu’un Démocrite ou un Empédocle, pour en tirer la matière de son poème. L’explication du monde, telle que la présentait Epicure, devait avoir pour l’esprit romain, peu enclin aux spéculations métaphysiques, deux grands mérites, la clarté et la cohérence : eue se fondait sur des axiomes dont l’évidence paraissait indiscutable, elle usait dans ses démonstrations de syllogismes rigoureux dont les conclusions issues nécessairement des prémisses apaisaient les doutes et rassuraient les esprits; enfin, exempte d’intransigeance, elle délivrait l’homme, grâce à la spontanéité qu’elle supposait aux mouvements de l’atome, de la contrainte inéluctable du destin stoïcien, et lui laissait le choix entre les diverses explications proposées d’un même phénomène, pourvu qu’il y trouvât la sécurité de l’âme et, par là, cette ataraxie, condition nécessaire du bonheur. Elle ouvrait à son imagination l’immensité de l’univers, et le promenait, au-delà des murailles enflammées de notre monde [«extra... longe flammantia moenia mundi », I, 73], dans ces vastes espaces où trône la sérénité impassible des dieux [« Apparat divum numen sedesque quietae », lu, 18]. Ainsi Lucrèce trouvait à satisfaire dans l’exposé de la doctrine deux tendances diverses de son esprit : ses facultés de logicien, ses dons de visionnaire. Quand il raisonne et qu’il enseigne — et il tient à donner à son exposé un tour didactique, son vers n’est guère que de la prose rythmée [« Principium cuius hinc nobis exordia sumet / Nullam rem e nihilo gigni divinitus um-quam », I, 148-149] ; quand il décrit ou qu’il raconte, et qu’il illustre d’un exemple sa démonstration, l’enthousiasme le saisit au spectacle des événements oui se déroulent dans la double immensité de l’espace et du temps [« His ibi me rebus quacdam divina voluptas Percipit atque horror, quod sic natura, tua vi/Tam manifesta patens, ex omni parte retecta est », III, 28-30] : sa poésie s’élève et prend tous les tons, suivant la marche du poème : lyrique quand il célèbre son maître Epicure, épique, quand il évoque les légendes des dieux et des héros, la lutte de l’homme contre la nature, satirique ou élé-giaque, suivant les mouvements de sa colère on de sa pitié. Car ce qui a surtout séduit Lucrèce dans l’épicurisme, c’est qu’il se souciait moins de physique que de morale, et que son objet essentiel était d’enseigner à l’homme l’art d’être heureux, ce que Lucrèce appelle voluptas, mot dont la traduction par « volupté » fausse le sens en lui donnant une valeur péjorative. Pour Epicure, l’homme est malheureux, doublement. Issu, au sein d’une nature indifférente, d’une combinaison hasardeuse d’atomes, il mène une existence pénible dans un milieu souvent hostile « Et son premier cri est un cri de douleur, à la pensée des maux que lui réserve la vie » [« Vagituque locum lugubri complet, ut aequum est, / cui tantum in vita restet transire malorum. » V, 226-7]. Mais c’est l’homme lui-même qui est l’artisan de son malheur, par ses superstitions, par la fausse conception qu’il se fait du bonheur. De cette condition douloureuse, Lucrèce s’est donné pour tâche de l’affranchir, avec l’enthousiasme d’un néophyte et l’ardeur d’un apôtre : « O misérables esprits des hommes, ô cœurs aveugles! » s’écrie-t-il [« O miseras hominum mentes, o pectora caeca! » II, 14]. Son indignation devant leur ignorance prend sa source dans son zèle à les convertir. S’il rudoie ses semblables, c’est que ce traitement rigoureux doit les guérir de leurs souffrances : mais le sentiment de son impuissance parfois l’emplit d’une sombre amertume : « surgit amari aliquid ». Les deux aspects de son âme tourmentée se révèlent dans son œuvre : débutant par un hymne joyeux à Vénus, plaisir des dieux et des hommes, souriant visage de la nature [« Aeneadum genetrix, hominum divumque voluptas » I, 1], elle se termine par le récit de la peste d’Athènes, où cette même nature accumule les souffrance et les morts [« Nec noterat quisquam reperiri, quem neque morbus, / Nec mors nec luctus temptaret tempore tali. » VI, 1248-9]. C’est par ces alternatives d’espoir et de doute, d’enthousiasme et d’abattement que Lucrèce, à la fois peintre et reflet du double aspect de l’âme humaine, continue à solliciter notre curiosité passionnée, à déchaîner les plus ardentes controverses. Alors que tant d’autres formes de poésie ont vieilli, que leur mythologie apparaît aussi caduque qu’artificielle, ou leur lyrisme, le fruit péniblement mûri à l’ombre de l’école, Lucrèce est toujours actuel, parce qu’il pose l’homme devant le problème de sa destinée, et qu’avec toutes les ressources d’un génie sans égal, il lui offre une solution libératrice : « ... magnis doceo de rebus et artis / Religio-num animum nodis exsolvere pergo / » (I, 931-2). Cette attitude lui a valu bien des ennemis. Les stoïciens ne pouvaient admettre une doctrine qui mettait l’idéal de l’homme dans la recherche du plaisir et non du devoir; à ce grief, le christianisme en a joint d’autres plus graves : elle avait de l’univers une conception purement matérialiste, elle niait l’immortalité de l’âme, et par suite l’existence des châtiments et des récompenses après la mort, et réduisait l’homme à ne compter que sur sa vie terrestre pour assurer son bonheur, par tous les moyens, même les plus grossiers. Le porc du troupeau d’Epicure dont parle Horace est devenu pour beaucoup le symbole de l’Ecole. C’est oublier qu’Epicure dans la Lettre à Ménécée — v. Lettres d’Epicure — enseigne que « les vertus se confondent naturellement avec le bonheur, et le bonheur est inséparable de la vertu », et aue par là l’épicurisme rejoint le stoïcisme. Montaigne l’a bien vu, qui écrit : « De vray, ou la raison se moque, ou elle ne doit viser qu’à notre contentement... Les dissensions des sectes philosophiques, en ce cas, sont verbales... Quoi qu’ils disent, en la vertu même le dernier mot de notre visée, c’est la volupté. Il me plaît de battre leurs oreilles de ce mot, qui leur est si fort à contre-cœur. » (Essais, 1. I, ch. XX.) Du reste, il est probable que les gens qui se réclament d’Epicure pour se livrer aux plaisirs de la chair n’en auraient pas moins, sans cet appui, mené la même existence, et ce n’est pas Epicure ou Lucrèce qui les y a conduits, il leur fournit seulement une apparente excuse et une manière de justification. Pour reprendre une réflexion de Renan : « La morale ne s’apprend pas plus que la poésie ; les beaux aphorismes ne font pas l'honnête homme, chacun trouve son bien dans la hauteur de sa nature, et dans l’immédiate révélation de son cœur. » Si Lucrèce est un grand poète, ce n’est pas qu’il ait élaboré sciemment une technique nouvelle. Les historiens de la littérature latine s’accordent à le ranger parmi les auteurs archaïques, et lui-même ne cache pas son admiration pour Ennius chez les Latins, et pour Homère chez les Grecs. On ne trouve pas chez lui les raffinements ni les recherches que l’on découvre chez Catulle, et l’alexandrinisme n’a pas de prise sur lui. Il emprunte à Ennius des formes désuètes de la langue, comme le génitif singulier en a i, la chute de -s final après voyelle brève, « procédé choquant, nous dit Cicéron, qu’évitent mainte nant les nouveaux poètes », mais ce sont des moyens auxquels il recourt pour donner à son poème la couleur épique, ou simplement parce qu’ils lui fournissent un groupe métrique commode. Et surtout il use, et parfois abuse, de certaines figures de style assez rudimentaires, et dont l’usage tend à disparaître, ou du moins à se restreindre : la redondance, l’emploi fréquent de l’épithète « de nature », automatiquement accolée au nom sans rien ajouter au sens, l’allitération qui va parfois jusqu’au calembour, ainsi dans : « ...namque officium quod corporis exstat / Officere atque obstare. » (I, 336, 337.) Parfois aussi, dans les passages où le raisonneur l’emporte sur le poète, les deux aspects de la démonstration sont présentés lourdement et non sans platitude : « Omnis enim, sensus quae mulcet cumque, figura / Haud sine principiali aliquo levore creata est ; / At contra quaecumque molesta atque aspera constat, / Non aliquo sine materiae reperta est. » (II, 422 - 425.) Et le vers de Lucrèce, dans ces passages, n’est qu’un moyen d’expression, destiné à faciliter l’étude et l’intelligence de la doctrine. Ce sont ces faiblesses, ou plutôt ces inégalités de ton, qui ont fourni aux détracteurs de Lucrèce le prétexte pour le condamner au nom de « l’art pour l’art ». Cette condamnation, qui du reste s’appuie sur d’autres griefs plus puissants, mais non avoués, ne doit pas nous faire oublier que là où Lucrèce s’élève, éclate la magnificence de son génie. On ne peut lire sans en goûter la beauté souveraine les vers où Lucrèce nous dépeint l’angoisse de l’homme devant la mort, devant l’amour, devant l’infini.


Lucrèce Poète et philosophe latin (98-55 avant J.-C.). • Lucrèce est l’auteur d’un long poème épique, De la Nature des choses, dans lequel il expose avec enthousiasme les doctrines physique et morale d’Épicure. • Tous les êtres sont constitués par la combinaison d’atomes de matière qui se meuvent dans le vide. La déviation spontanée des atomes par rapport à leur ligne de chute (clinamen), associée à l’infinité des combinaisons atomiques, rend compte de la genèse et du déclin des mondes au sein de l’univers infini. • Reprenant la conception épicurienne de la philosophie comme thérapeutique des craintes, Lucrèce montre qu’il n’y a pas lieu de redouter la mort : en abolissant conjointement l’âme et le corps, celle-ci ne fait que nous ramener à l’état dans lequel nous nous trouvions avant notre naissance. • Affranchi des vaines craintes et des troubles de la passion, le sage peut goûter la paix de l’âme (l'ataraxie). Œuvre principale : De la Nature des choses.