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Shoah, la mémoire de l'horreur

Publié le 17/01/2022

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Mémoire 1985 - Shoah, de Claude Lanzmann, est sorti le 30 avril 1985 sur les écrans parisiens. Pendant dix ans, l'écrivain cinéaste a recherché les protagonistes-acteurs, victimes, témoins-du génocide du peuple juif. Une longue quête dans le temps et la mémoire que commente ici son amie Simone de Beauvoir. Le film, l'un des plus longs de l'histoire du cinéma, dure près de dix heures. Il est projeté en deux parties. Il n'est pas facile de parler de Shoah. Il y a de la magie dans ce film, et la magie ne peut pas s'expliquer. Nous avons lu, après la guerre, des quantités de témoignages sur les ghettos, sur les camps d'extermination nous étions bouleversés. Mais, en voyant aujourd'hui l'extraordinaire film de Claude Lanzmann, nous nous apercevons que nous n'avons rien su. Malgré toutes nos connaissances, l'affreuse expérience restait à distance de nous. Pour la première fois, nous la vivons dans notre tête, notre coeur, notre chaire. Elle devient la nôtre. Ni fiction ni documentaire, Shoah réussit cette re-création du passé avec une étonnante économie de moyens : des lieux, des voix, des visages. Le grand art de Claude Lanzmann est de faire parler les lieux, de les ressusciter à travers les voix, et, par-delà les mots, d'exprimer l'indicible par des visages. Les lieux. Un des grands soucis des nazis a été d'effacer toutes les traces mais ils n'ont pas pu abolir toutes les mémoires et, sous les camouflages-de jeunes forêts, l'herbe neuve,-Claude Lanzmann a su retrouver les horribles réalités. Dans cette prairie verdoyante, il y avait des fosses en forme d'entonnoir où des camions déchargeaient les juifs asphyxiés pendant le trajet. Dans cette rivière si jolie, on jetait les cendres des cadavres calcinés. Voici les fermes paisibles d'où les paysans polonais pouvaient entendre et même voir ce qui se passait dans les camps. Voici les villages aux belles maisons anciennes d'où toute la population juive a été déportée. Claude Lanzmann nous montre les gares de Treblinka, d'Auschwitz, de Sobibor. Il foule de ses pieds les " rampes ", aujourd'hui couvertes d'herbe, d'où des centaines de milliers de victimes étaient chassées vers la chambre à gaz. Pour moi, une des plus déchirantes de ces images, c'est celle qui représente un entassement de valises, les unes modestes, d'autres plus luxueuses, toutes portant des noms et des adresses. Des mères y avaient soigneusement rangé du lait en poudre, du talc, de la Blédine. D'autres, des vêtements, des vivres, des médicaments. Et nul n'a eu besoin de rien. Les voix. Elles racontent et pendant la plus grande partie du film, elles disent toutes la même chose : l'arrivée des trains, l'ouverture des wagons d'où s'écroulent des cadavres, la soif, l'ignorance trouée de peur, le déshabillage, la " désinfection ", l'ouverture des chambres à gaz. Mais pas un instant nous n'avons l'impression de redite. D'abord à cause de la différence des voix. Il y a celle, froide, objective-avec à peine au début quelques frémissements d'émotion,-de Franz Suchomel, le SS Unterscharfführer de Treblinka c'est lui qui fait l'exposé le plus précis, le plus détaillé de l'extermination de chaque convoi. Il y a la voix un peu troublée de certains Polonais : le conducteur de locomotive que les Allemands soutenaient à la vodka, mais qui supportait mal les cris des enfants assoiffés le chef de gare de Sobibor, inquiet du silence tombé soudain sur le camp proche. Mais, souvent, les voix des paysans sont indifférentes ou même un peu goguenardes. Et puis il y a des voix des très rares survivants juifs. Deux ou trois ont conquis une apparente sérénité. Mais beaucoup supportent à peine de parler; leurs voix se brisent, ils fondent en larmes. La concordance de leurs récits ne lasse jamais, au contraire. On pense à la répétition voulue d'un thème musical ou d'un leitmotiv. Car c'est une composition musicale qu'évoque la subtile construction de Shoah avec ses moments où culmine l'horreur, ses lamentos, ses plages neutres. Et l'ensemble est rythmé par le fracas presque insoutenable des trains qui roulent vers les camps. Visages. Ils en disent souvent bien plus que des mots. Les paysans polonais affichent de la compassion. Mais la plupart semblent indifférents, ironiques ou même satisfais. Les visages des juifs s'accordent avec leurs paroles. Les plus curieux sont les visages allemands. Celui de Franz Suchomel reste impassible, sauf lorsqu'il chante une chanson à la gloire de Treblinka et que ses yeux s'allument. Mais chez les autres l'expression gênée, chafouine, dément leurs protestations d'ignorance, d'innocence. Une des grandes habiletés de Claude Lanzmann a été en effet de nous raconter l'Holocauste du point de vue des victimes, mais aussi de celui des " techniciens " qui l'ont rendu possible et qui refusent toute responsabilité. Un des plus caractéristiques, c'est le bureaucrate qui organisait les transports. Les trains spéciaux, explique-t-il, étaient mis à la disposition des groupes qui partaient en excursion ou en vacances et qui payaient demi-tarif. Un peu plus tard, l'historien Hilberg nous apprend que les juifs " transférés " étaient assimilés à des vacanciers par l'agence de voyages et que les juifs, sans le savoir, autofinançaient leur déportation, puisque la Gestapo la payait avec les bien qu'elle leur avait confisqués. Un autre exemple saisissant du démenti opposé aux mots par un visage, c'est celui d'un des " administrateurs " du ghetto de Varsovie : il voulait aider le ghetto à survivre, le préserver du typhus, affirme-t-il. Mais aux questions de Claude Lanzmann il répond en balbutiant, ses traits se décomposent, son regard fuit, il est en plein désarroi. Le montage de Claude Lanzmann n'obéit pas à un ordre chronologique, je dirais-si on peut employer ce mot à propos d'un tel sujet-que c'est une construction poétique. Il faudrait un travail plus poussé que celui-ci pour indiquer les résonances, les symétries, les asymétries, les harmonies, sur lesquelles elle repose. Ainsi s'explique que le ghetto de Varsovie ne soit décrit qu'à la fin du film, quand nous connaissons déjà l'implacable destin des emmurés. La fin du film est, à mes yeux, admirable. Un des rares rescapés de la révolte se retrouve seul au milieu des ruines. Il dit qu'il connut alors une sorte de sérénité, en pensant : " Je suis le dernier des juifs et j'attends les Allemands. " Et aussitôt nous voyons rouler un train qui emporte une nouvelle cargaison vers les camps. Comme tous les spectateurs, je mêle le passé et le présent. J'ai dit que c'est dans cette confusion que réside de côté miraculeux de Shoah. J'ajouterai que jamais je n'aurais imaginé une pareille alliance de l'horreur et de la beauté. Certes, l'une ne sert pas à masquer l'autre, il ne s'agit pas d'esthétisme : au contraire, elle la met en lumière avec tant d'invention et de rigueur que nous avons conscience de contempler une grande oeuvre. Un pur chef-d'oeuvre.

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