Devoir de Philosophie

Les choix stratégiques d'Ariel Sharon

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

2 avril 2002 Pour qui sait lire et entendre Ariel Sharon ou ceux qu'il charge d'exprimer ses opinions, une évidence s'impose : peu d'hommes politiques énoncent, avec autant de franchise et de cohérence, une stratégie qui, depuis cinquante ans qu'il occupe le devant de la scène israélienne, ne s'est jamais démentie. « Arik », au gré des circonstances, avance ou contourne l'obstacle. S'il est amené à reculer, ce ne sera jamais qu'une esquive, pour mieux reprendre, au plus tôt, le sillon qu'il s'est tracé, qui constitue sa vérité. Tactiquement, il manoeuvre. Stratégiquement, Sharon est et a toujours été limpide : il ne croit pas qu'il y ait place pour deux nationalismes en Eretz Israël. Il adhère, au fond, à la vision de son vieux complice Raphaël Eytan, ultranationaliste et chef d'état-major lors de l'invasion du Liban (qu'Ariel Sharon dirigea en 1982 comme ministre de la défense), qui a affirmé : « La paix est impossible parce que si les Palestiniens nous avaient fait ce que nous leur avons fait, nous-mêmes n'accepterions pas la paix. » Sharon est convaincu que son pays est engagé dans une guerre très longue, dans laquelle le plus « déterminé » l'emportera. Il a parfois exprimé son « admiration » pour l'attachement des Palestiniens à leur terre. En conséquence, expliquait-il dans Ha'aretz le 18 avril 2001, le conflit avec eux est appelé à perdurer pour « les générations à venir », et ne sera tranché que lorsqu'un des peuples l'aura irrémédiablement emporté sur l'autre. Mi-décembre, il a « emprisonné » Yasser Arafat dans son palais, après un attentat-suicide du Hamas. Le premier quotidien israélien, Yediot Aharonot, révélait alors le « plan » du premier ministre ( Le Monde du 18 décembre 2001), concocté avec son conseiller aux questions de sécurité, le général de réserve Méïr Dagan, avant même son accession au pouvoir : « détruire » toute réminiscence de l'accord d'Oslo de reconnaissance mutuelle entre Israël et l'OLP (été 1993), « le plus grand malheur qui se soit abattu sur Israël », pour le ramener à quelques lignes dans les futurs manuels scolaires, comme il sied à une funeste incongruité de l'Histoire. La tactique consistait à « isoler progressivement Arafat sur le plan intérieur et international ». Les moyens : augmenter le niveau de répression de l'Intifada palestinienne en y habituant progressivement la communauté internationale. Le rédacteur de l'article notait comme exemples passés l'utilisation d'avions F16 « pour bombarder des bâtiments au coeur des villes » ou les intrusions militaires temporaires dans les zones autonomes palestiniennes, qui avaient initialement suscité un tollé (et même des condamnations américaines) et « sont devenus routinières » avec le temps. Les objectifs ? Le plan en avait deux : écraser l'Intifada et éliminer Arafat. Cela acquis, il se trouvera toujours des notables palestiniens, estime Ariel Sharon, qui accepteront de jouer le rôle d'interlocuteurs des autorités israéliennes. « Désormais, concluait Yédiot, Arafat, coupé de tout à Ramallah, commence réellement à être hors jeu. Maintenant qu'il tient sa proie, Sharon ne la laissera pas s'échapper facilement. » Les multiples carences d'Arafat - son autocratisme, son besoin, pour préserver sa stature, de garder un rôle d'arbitre entre les lignes de force qui divisent les Palestiniens, notamment - auraient-elles par miracle disparu, bref Arafat eût-il été Mandela que cela n'aurait rien changé à cette donnée stratégique fondamentale : l'ennemi d'Ariel Sharon, c'est le nationalisme palestinien. Et personne d'autre. Sur ce point, il n'a jamais varié. D'où l'obstination à nier tout caractère de mouvement de libération nationale à l'OLP. Sharon, y compris après Oslo, n'a jamais cessé de la considérer comme une « organisation terroriste ». Général commandant de Gaza, au début des années 1970, il pourchassa férocement les nationalistes, n'hésitant pas à financer pour ce faire les Frères musulmans. Du jour où il a été premier ministre, il n'a cessé de rendre Arafat responsable de chaque action palestinienne, terroriste ou de guérilla. Alors que, longtemps, les attentats-suicides étaient uniquement le fait des islamistes, Tsahal, sur ses ordres, n'a détruit presque exclusivement que des édifices et des infrastructures de l'Autorité palestinienne. Ce fait est particulièrement flagrant à Gaza. Car l'objectif prioritaire n'est pas de lutter contre les auteurs ou les commanditaires d'attentats, mais de démembrer l'organisation qui incarne le mouvement national palestinien, d'accuser systématiquement l'Autorité d'Arafat de « ne rien faire » pour mieux lui retirer progressivement tout moyen de « faire » quoi que ce soit. C'est avec ces éléments en tête qu'il faut aborder l'opération « Mur de protection ». Le « plan » ne consiste pas uniquement à réduire à néant des réseaux d'activistes armés suicidaires. « Eradiquer le terrorisme », comme le répètent une majorité de ses ministres, consiste à empêcher à jamais toute « autre souveraineté qu'israélienne entre la mer et le Jourdain ». Avec cette opération d'un coût terrible pour la population de Cisjordanie, Ariel Sharon est d'ores et déjà parvenu à imposer des réalités nouvelles. La principale est qu'un retrait véritable de l'armée israélienne des zones autonomes de Cisjordanie s'avérera impossible. Etant donné l'ampleur des destructions et des souffrances, et l'incapacité d'une Autorité palestinienne désarticulée à y assurer à l'avenir un semblant d'ordre (à considérer qu'elle le souhaite), un chaos succéderait rapidement à un éventuel retrait israélien. La présence pérenne de l'armée israélienne dans les zones A palestiniennes n'est qu'une question de temps. Les candidats au « martyre » se comptaient par centaines ? Ils se comptent peut-être aujourd'hui par milliers. Dany Rubinstein, grand spécialiste des territoires occupés du Ha'aretz, écrivait le 8 avril : Israël « est déterminé à détruire la base de toute la structure sécuritaire palestinienne. (...) La campagne militaire israélienne est sans retour en arrière. Tsahal sera amené à prendre en main la responsabilité de la sécurité dans tous les territoires. L'opération «Mur de protection» est une très longue histoire, dont l'essence est le retour du règne israélien sur tous les territoires palestiniens ». Le célèbre commentateur militaire du même quotidien, Zéev Schiff, écrivait, le 12 : « L'infrastructure terroriste a subi un coup très dur, mais les Palestiniens ne sont pas vaincus (...) ; rien n'évitera un prochain round guerrier encore plus dur. » Les futures phases du plan sont prévisibles : abolir l'Autorité palestinienne, expulser ou juger son chef pour « crimes de guerre ». Le premier ministre ne laisse aucun espace de négociation pour un compromis politique ultérieur. Etant donné l'ampleur du désastre, entre l'OLP et Israël, il ne restera qu'une alternative. Soit Israël transforme sa « victoire » militaire en succès politique, et tout espoir d'un Etat palestinien - un Etat viable, pas un agrégat de municipalités - sera anéanti. Le « Grand Israël » s'imposera, de facto, aux Palestiniens, aux pays arabes et à la communauté internationale, que cela leur plaise ou non. Les Palestiniens seraient, au mieux, « cantonisés » ; au pire, ils feraient à terme l'objet d'un « transfert », une nouvelle expulsion massive (l'idée est devenue si courante en Israël qu'elle figure parfois comme option dans les sondages). Soit, à l'inverse, l'offensive d'Ariel Sharon, dont nous n'assistons qu'au premier épisode, échoue. Parce que l'opinion israélienne se retourne ou parce que le parrain américain tourne casaque, jugeant qu'il a trop à y perdre, ou pour les deux raisons à la fois. Yasser Arafat et l'OLP parviennent à survivre. Dès lors, Israël devra quitter les territoires conquis en juin 1967. Car l'application du droit international apparaîtra comme la seule sortie de crise possible. En lançant l'opération « Mur de protection », Ariel Sharon a sans doute annulé toute option intermédiaire entre ces deux options. SYLVAIN CYPEL Le Monde du 18 avril 2002

Liens utiles