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La Russie, un système oligarcho-financier

Publié le 17/01/2022

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19 août 1999 Faut-il aider la Russie ? Après la nouvelle volte-face de Boris Eltsine -il vient de désigner comme son futur successeur au Kremlin celui-là même qu'il avait limogé il y a cinq mois, Viktor Tchernomyrdine- la question va rapidement être à nouveau posée. Elle n'est pas nouvelle. Elle se pose et se posait déjà du temps de l'Union soviétique chaque fois que le pays semble se lancer sur la voie de la réforme ou traverse une crise majeure. Fallait-il aider Gorbatchev ? L'interrogation a taraudé les chancelleries occidentales pendant des années, jusqu'à ce que le pouvoir de Gorbatchev lui-même ne puisse plus être sauvé. Elle est revenue de plus belle avec Boris Eltsine. Le président de la Russie présentait quelques avantages par rapport à son prédécesseur. Il avait été élu démocratiquement, il avait personnellement contribué à détruire le système communiste et il avait promis de construire une économie de marché. Mieux, sous les yeux ébahis des experts du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, il avait décrété du jour au lendemain la libération des prix et pris quelques mesures pour réduire le déficit budgétaire et combattre l'inflation. Depuis 1991, les institutions internationales et les banques privées occidentales ont ainsi injecté dans l'économie russe des dizaines de milliards de dollars censés aider Moscou à réussir les réformes indispensables à la transformation d'un système dirigiste en une économie libérale. Face à la menace répétée de crises, elles ont continué à prêter de l'argent (encore plus de 22 milliards de dollars en juillet), s'enfonçant dans un cercle vicieux qui ne pouvait prendre fin, puisque les prémices étaient fausses. Car loin d'inciter les autorités russes, politiques ou financières, à mener les réformes indispensables, les subsides affluant de l'Occident ont permis d'éluder les véritables changements. Elles n'ont pas servi à mettre en place ne serait-ce que les embryons d'une démocratie et d'une économie modernes. Elles ont perpétué un système oligarco-financier que les principaux bénéficiaires, souvent d'anciens cadres du régime communiste, n'ont aucun intérêt à transformer. Il serait excessif d'affirmer que les tentatives de réforme n'ont pas existé. Le rappel par Boris Eltsine lui-même de l'apparatchik Viktor Tchernomyrdine, en remplacement du libéral Sergueï Kirienko, en montre les limites. A Moscou, après sept années de post- gorbatchévisme, les vrais leviers du pouvoir ne sont pas à la tête de l'Etat, déliquescent ; ils sont dans les banques, les consortiums énergétiques ou miniers. Ceux-ci vont encore profiter de la dévaluation du rouble puisqu'ils vendent en dollars sur le marché mondial des biens produits dans la monnaie locale. Ce sont eux qui ont financé la campagne électorale de Boris Eltsine en 1996 ; c'est à eux que le président doit sa réélection et ce sont eux qui, réunis dans une espèce de conseil, dictent en dernier ressort les décisions du gouvernement. Toutes les fois que Boris Eltsine ou ses collaborateurs ont eu des velléités de rompre avec cette oligarchie, ils ont été vite ramenés à une plus juste appréciation du rapport de forces. C'est ce qui vient, à nouveau, de se passer. Certes la crise asiatique, qui a jeté la suspicion sur tous les marchés émergents, et la baisse des prix du pétrole ont frappé la Russie au moment où l'espoir d'une reprise de la croissance économique semblait réaliste. Mais si la crise qui secoue le pays aujourd'hui à des causes économiques et financières immédiates, les racines profondes sont d'abord politiques. Pour éviter un effondrement général du système financier russe, pour sauver leurs créances (c'est surtout le cas pour les banques allemandes), voire pour empêcher que le mécontentement populaire ne débouche sur des affrontements anarchiques, les Occidentaux vont peut-être se voir obligés d'accorder de nouveaux crédits à la Russie. Et les responsables russes ne se feront pas faute de promettre la mise en oeuvre du programme de stabilisation adopté avec le FMI. Comme vient de le déclarer Robert Rubin, secrétaire américain au Trésor, "les Etats-Unis et la communauté internationale ont misé lourd sur le succès des réformes en Russie". S'écarter des dogmes Croire cependant que ce succès sera assuré par de nouvelles aides en échange d'engagements qui ne peuvent pas être tenus, ce serait persévérer dans l'erreur et continuer à alimenter en fonds internationaux les comptes ouverts par les "nouveaux Russes" dans tous les paradis fiscaux de la planète. Il ne s'agit pas de laisser la Russie se débrouiller toute seule mais de revenir sur une double erreur d'analyse. La première consiste à penser que la Russie a d'abord besoin d'argent. Ce n'est sans doute pas le cas. Grigori Iavlinski, le chef du parti Iabloko, qui, au temps de Mikhaïl Gorbatchev, avait été un des concepteurs du plan jamais appliqué dit "des 500 jours" pour le passage à l'économie de marché, affirme non sans raison que les Occidentaux doivent se poser la question : que faire pour aider la Russie, autrement qu'en lui donnant de l'argent à fonds perdus ? Au début des années 90, le chancelier Kohl employait une formule allant dans le même sens : il faut aider les Russes à s'aider eux- mêmes. C'est plus facile à dire qu'à faire, mais cela signifie qu'aussi longtemps que les institutions d'une société libérale et démocratique ne seront pas patiemment construites à tous les niveaux et dans toutes les régions du pays, en lieu et place des reliquats d'organisation soviétique, il est vain d'espérer que la Russie ait une économie "normale". La seconde erreur a été de traiter la Russie comme les autres pays de l'Europe de l'Est et de vouloir lui appliquer le même traitement. Malgré quarante ans de communisme, la Pologne, la Hongrie, la Tchécoslovaquie conservaient des souvenirs d'économie de marché. Ce n'était pas le cas de la Russie. Pour citer encore Grigori Iavlinski, en Russie, la planification socialiste n'a pas été plaquée sur l'économie ; la planification a créé l'économie. Autrement dit, en voulant appliquer du jour au lendemain les principes de l'économie de marché à une société qui n'avait jamais connu que l'économie planifiée, ou bien on courait à l'échec, ou bien on permettait aux bénéficiaires de cette économie planifiée de détourner à leur profit les mécanismes du marché. Il semble bien qu'en Russie, depuis 1991, on ait cumulé les deux inconvénients. Quel sens peut avoir, par exemple, la réduction du déficit budgétaire dans un pays où près des trois quarts de la production échappent à la connaissance de la puissance publique, où les salaires des fonctionnaires et les retraites dépendant de l'Etat ne sont pas payés, où les services collectifs, autrefois hautement subventionnés, tombent en ruine ? Pour la Russie, le FMI et la Banque mondiale devraient inventer un modèle de développement qui tienne compte des spécificités historiques et structurelles, quitte à s'écarter de leurs dogmes sacro-saints. Après tout, elles ont bien fait amende honorable pour avoir imposé des programmes de stabilisation draconiens à certains pays africains. On ne voit malheureusement pas en Russie quelles forces politiques pourraient soutenir une politique qui ne soit ni la perpétuation du système oligarcho-arbitraire actuel ni la nostalgie de l'économie d'Etat, incarnée par les communistes. C'est pourquoi il est probable que, faute d'autre choix, les dirigeants occidentaux aideront encore Boris Eltsine, politiquement et financièrement, et son désormais possible successeur, Viktor Tchernomyrdine. Mais qu'au moins ils cessent de faire croire qu'ils soutiennent ainsi la réforme et la modernisation de la Russie. DANIEL VERNET Le Monde du 26 août 1998

« la Russie, autrement qu'en lui donnant de l'argent à fonds perdus ? Au début des années 90, le chancelier Kohl employait uneformule allant dans le même sens : il faut aider les Russes à s'aider eux- mêmes. C'est plus facile à dire qu'à faire, mais cela signifie qu'aussi longtemps que les institutions d'une société libérale et démocratiquene seront pas patiemment construites à tous les niveaux et dans toutes les régions du pays, en lieu et place des reliquatsd'organisation soviétique, il est vain d'espérer que la Russie ait une économie "normale". La seconde erreur a été de traiter la Russie comme les autres pays de l'Europe de l'Est et de vouloir lui appliquer le mêmetraitement.

Malgré quarante ans de communisme, la Pologne, la Hongrie, la Tchécoslovaquie conservaient des souvenirsd'économie de marché.

Ce n'était pas le cas de la Russie.

Pour citer encore Grigori Iavlinski, en Russie, la planification socialisten'a pas été plaquée sur l'économie ; la planification a créé l'économie.

Autrement dit, en voulant appliquer du jour au lendemainles principes de l'économie de marché à une société qui n'avait jamais connu que l'économie planifiée, ou bien on courait àl'échec, ou bien on permettait aux bénéficiaires de cette économie planifiée de détourner à leur profit les mécanismes du marché.Il semble bien qu'en Russie, depuis 1991, on ait cumulé les deux inconvénients. Quel sens peut avoir, par exemple, la réduction du déficit budgétaire dans un pays où près des trois quarts de la productionéchappent à la connaissance de la puissance publique, où les salaires des fonctionnaires et les retraites dépendant de l'Etat nesont pas payés, où les services collectifs, autrefois hautement subventionnés, tombent en ruine ? Pour la Russie, le FMI et la Banque mondiale devraient inventer un modèle de développement qui tienne compte desspécificités historiques et structurelles, quitte à s'écarter de leurs dogmes sacro-saints.

Après tout, elles ont bien fait amendehonorable pour avoir imposé des programmes de stabilisation draconiens à certains pays africains.

On ne voit malheureusementpas en Russie quelles forces politiques pourraient soutenir une politique qui ne soit ni la perpétuation du système oligarcho-arbitraire actuel ni la nostalgie de l'économie d'Etat, incarnée par les communistes.

C'est pourquoi il est probable que, fauted'autre choix, les dirigeants occidentaux aideront encore Boris Eltsine, politiquement et financièrement, et son désormais possiblesuccesseur, Viktor Tchernomyrdine.

Mais qu'au moins ils cessent de faire croire qu'ils soutiennent ainsi la réforme et lamodernisation de la Russie. DANIEL VERNET Le Monde du 26 août 1998 CD-ROM L'Histoire au jour le jour © 2002, coédition Le Monde, Emme et IDM - Tous droits réservés. »

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