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La mauvaise affaire du référendum

Publié le 17/01/2022

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24 septembre 2000 Tout annonce, le 24 septembre, une très forte abstention. La question est même de savoir si le record absolu de l'histoire électorale française - 62 % d'abstention pour le référendum sur les accords de Nouvelle-Calédonie en 1988 - sera battu. La comparaison n'allait pourtant pas de soi. Il y a douze ans, la consultation concernait un territoire lointain et mal connu, et, cette année-là, les Français avaient déjà voté quatre fois, parfois même six - présidentielle, législatives et cantonales -, si bien que l'on pouvait parler d'épuisement civique. Rien de tel en 2000. Le référendum est, pour les électeurs, la première occasion de s'exprimer depuis quinze mois, et la consultation sur le quinquennat concerne le président de la République, clef de voûte du régime dans la vision classique de la Ve, encore partagée par la majorité des Français. Un si grand désintérêt paraît donc surprenant. Il peut s'expliquer d'abord par la neutralisation de l'enjeu référendaire due à la cohabitation. La révision de la Constitution a été engagée grâce à l'accord du chef du gouvernement, qui dirige la majorité parlementaire, et du chef de l'Etat, véritable animateur de l'opposition. Une telle entente suppose un compromis - dans le cas précis, un quinquennat mais "sec" -, qui constitue une issue positive, crée un large consensus, mais tue le débat et entrave la mobilisation électorale. A l'évidence, beaucoup d'électeurs ne comprennent pas la nécessité du référendum dès lors que l'accord majorité/opposition a permis l'adoption de la réforme par 90 % des députés et des sénateurs (alors que les trois cinquièmes auraient suffi en congrès), faisant de sa ratification une simple formalité. Mais l'abstention ne serait pas si forte sans la distance prise ces dernières années par les Français à l'égard de la politique. La solennité démocratique ne suffit plus à déclencher la participation électorale. Le vote n'est plus un devoir mais un droit, que l'on exerce ou non en fonction de l'utilité attendue et de l'acuité de l'enjeu. En vingt ans, la progression de l'abstention est générale : + 6 points en moyenne pour la présidentielle, + 8 points pour les municipales, + 11 points pour les européennes, + 14 points pour les législatives. Le phénomène ne se limite d'ailleurs pas à la France. En Rhénanie-Westphalie, où on votait en mai dernier dans une élection de Land très importante, l'abstention a progressé en dix ans de quinze points. Tout sujet qui paraît trop directement politique, voire politicien, désintéresse ou agace, s'il n'est pas corrigé par une forte personnalisation, comme c'est le cas aux municipales ou à la présidentielle. Si elle se confirme dans le vide des urnes, une telle désaffection n'ira pas sans conséquences. La première sera d'affaiblir l'arme du référendum dans l'arsenal institutionnel de la Ve République. M. Chirac l'a déjà reconnu devant le conseil communal des jeunes d'Issy-les- Moulineaux en déclarant : "Dans ce cas [de forte abstention], on mettra probablement longtemps avant d'avoir un autre référendum." On sait que Georges Pompidou avait été ébranlé par l'abstention jugée alors très élevée au référendum d'avril 1972 sur l'Europe qui n'était pourtant que de 39 %... Il a fallu seize ans ensuite pour qu'un autre référendum soit organisé. Si, sur un sujet comme le quinquennat, l'abstention est de l'ordre de 60 %, combien de temps faudra-t-il ? Le référendum émoussé, l'article 16 dépassé, la durée du mandat écourtée, le droit de dissolution entaché..., que reste-t-il de la fonction présidentielle voulue par le général de Gaulle, quand, de surcroît, les deux derniers présidents ont dû à trois reprises nommer comme chef du gouvernement leurs principaux adversaires politiques ? Plus grave encore, le désintérêt pour la réforme du quinquennat recèle une forme de renonciation des électeurs à l'un de leurs pouvoirs. La Ve République repose sur la relation directe des gouvernants et du peuple, le référendum étant un droit supplémentaire possible sur les grandes décisions. Ici le paradoxe est total : en désertant les urnes, les Français manifestent d'une certaine façon leur défiance à l'égard de la classe politique mais, en agissant de la sorte, ils autorisent leurs représentants à ne plus les consulter à l'avenir et à décider eux-mêmes en vase clos des futures réformes politiques et constitutionnelles, y compris, pourquoi pas un jour, la renonciation à l'élection du président au suffrage universel. Il y aurait là un mauvais coup porté à la Ve République, mais qui le serait par les électeurs eux-mêmes. Hautement souhaitable car elle met fin à l'anomalie démocratique d'un mandat excessivement long, la réforme du quinquennat est censée, selon les plus éminents constitutionnalistes, réduire grandement la probabilité de futures cohabitations. Mais ces raisonnements omettent combien les Français apprécient la cohabitation, et pas seulement dans les sondages. Aux quatre dernières élections législatives, ils ont toujours choisi cette formule politique, sauf une seule fois en 1988 où, malgré la réélection triomphale de M. Mitterrand, il s'en est fallu d'un cheveu que la droite modérée ne l'emporte. Le recours à la cohabitation permet à 80 % des Français de se sentir représentés au pouvoir au lieu des 50 à 53 % du camp victorieux de la présidentielle. Surtout pour les électeurs, il permet de limiter le pouvoir des dirigeants en les obligeant à tenir compte des avis opposés et en introduisant ces contre-pouvoirs dont la Ve République est si dépourvue. Il serait donc excessif de déduire du quinquennat la quasi-automaticité de l'harmonie président - chef du gouvernement. Si l'objectif est de mettre fin à la cohabitation, il faudra s'attaquer un jour à la particularité française qui crée un circuit concurrent de double légitimité électorale donnant la réalité du pouvoir tantôt au président tantôt au premier ministre. On passerait alors de la Ve à la VIe République. Mais les Français pourront-ils décider eux-mêmes d'un tel changement si la grande majorité d'entre eux déserte les urnes dimanche prochain ? JEROME JAFFRE Le Monde du 21 septembre 2000

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