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L'Union européenne en quête d'un nouvel exécutif

Publié le 17/01/2022

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15 mars 1999 Il était minuit quarante-cinq, dans la nuit de lundi à mardi, lorsque le Luxembourgeois Jacques Santer, le président de la Commission européenne, accompagné de Martine Reicherts, son porte-parole, est venu annoncer devant une salle de presse comble la démission du collège. En deux phrases, et sans laisser place aux questions, le président Santer, visiblement ému, a résumé les deux heures et demie du débat difficile entre les vingt commissaires, qui venait d'aboutir à cette "première" dans l'histoire de la construction européenne. La décision d'une démission collective, prise à l'unanimité, était la conséquence inéluctable du rapport-réquisitoire du comité des sages, rendu public quelques heures plus tôt. "Les autorités politiques ont perdu le contrôle sur l'administration qu'elles sont supposées gérer. Cette perte de contrôle implique dès le départ une lourde responsabilité, aussi bien des commissaires pris séparément que de la Commission en tant que collège", lit-on en conclusion de ce document de 148 pages. Le rapport des cinq "experts indépendants" , qui avaient été désignés en janvier conjointement par la Commission de Bruxelles et par le Parlement européen, fait donc porter sa critique au moins autant sur le dysfonctionnement général de l'institution que sur les dérives individuelles de ses membres. Sur ce chapitre des fautes personnelles, le comportement d'Edith Cresson, le commissaire chargé de la recherche, la formation et l'éducation, est le plus sévèrement jugé. Pourtant, à l'aube de cette journée qui marquera, à bien des égards, l'histoire de l'Union, une telle issue dramatique, certes présente à l'esprit de tous, n'apparaissait en rien inéluctable. Inconscience ou forfanterie ? Les commissaires, surtout ceux les plus menacés qui, la veille, avaient pu prendre connaissance des passages les concernant directement, reprenaient courage : tout le monde ou presque était épinglé, le ton de cette compilation de juristes restait civilisé, aucune révélation plus ou moins catastrophique n'apparaissait, expliquaient-ils avec soulagement, brodant presque sur le thème du "beaucoup de bruit pour rien". Chacun des cabinets des commissaires faisait ses propres comptes, supputant la stratégie du président Santer ou celle du Parlement, fantasmant sur d'éventuels soutiens venus des capitales. Bref, lundi matin, la vie reprenait sous un jour presque ordinaire. En témoignait, illustration rassurante et parmi les plus prestigieuses de l'activité communautaire, la réunion mensuelle des ministres des finances, où Jacques Santer et Yves Thibault de Silguy, le commissaire chargé des affaires économiques et monétaires, notaient avec une sorte de ravissement qu'il était bien davantage question, dans les conversations de couloir, de la démission d'Oskar Lafontaine, le puissant ministre des finances allemand, que des malheurs de la Commission. Au briefing traditionnel de midi, la porte-parole, tel le chef d'état-major d'une armée en bon état de marche, donnait l'impression de parfaitement maîtriser la situation. A 17 heures, le président Santer devait recevoir le rapport de la main des cinq sages ; après que le collège en a pris connaissance, il devait faire, assurait-elle, à 19 heures, une déclaration au nom de l'institution ; il était prévu que la Commission se réunisse à 21 heures pour arrêter sa stratégie. A cette heure du jour, à l'évidence, personne au douzième étage du Breydel, le bâtiment-phare de la Commission, n'envisageait que cette réunion puisse tourner à la déroute. Pour la suite, comme si aucune forme de précipitation n'était nécessaire, le président Santer devait se présenter mardi matin devant les chefs de groupe de l'Assemblée. Mais, faisant l'effet d'une douche froide, la lecture attentive du rapport mit brutalement fin à ces illusions. On y découvrait, en français ou en anglais, tout au long des 148 pages, l'image d'une institution immature et irresponsable. D'une institution, car le précédent collège n'était pas épargné. C'est, rappelle à plusieurs reprises le rapport, sous le magistère de Jacques Delors que la Commission, certes poussée dans ce sens par les gouvernements membres et par le Parlement, avait commencé à accepter des missions qu'elle n'avait ni les moyens financiers ni surtout le personnel qualifié pour mener à bien. Là réside assurément la faute originelle. Telle est bien, au-delà des mises en cause personnelles, la caractéristique principale du rapport : le constat d'une grande organisation politico-administrative privée, dans une large part de son activité quotidienne, d'une direction effective. Un navire alourdi, médiocre à la manoeuvre, au commandement trop souvent dépassé par les événements. Cette mise en cause, de nature structurelle, n'était pas attendue, du moins sous une forme aussi dure. Elle provoqua immédiatement étonnement et inquiétude. La critique, pour l'essentiel, ne portait pas sur tel ou tel cas conjoncturel, c'était l'équipe qui était visée. Ce caractère cruellement généraliste de l'audit n'exonérait pas cependant les fautes individuelles. A cet égard, la distribution des rôles et des erreurs, telle qu'elle était mise en scène avant l'intervention des sages, se trouvait sensiblement modifiée. Edith Cresson apparaissait pratiquement seule comme méritant un blâme sévère du jury. L'Espagnol Manuel Marin, chargé de la politique méditerranéenne, qui, jusque-là, avait été placé par les observateurs au même niveau d'opprobre que l'ancienne première ministre française, se trouvait, lui, largement blanchi. A telle enseigne que le président Santer, pour son défaut de surveillance du Bureau de sécurité, apparaissait davantage épinglé que le commissaire socialiste espagnol. En bouleversant ainsi la hiérarchie des responsabilités, les sages, qui n'avaient disposé que de six semaines pour conduire leur enquête, montraient ainsi leur aptitude à juger d'eux-mêmes et à prendre leurs distances par rapport à certaines idées reçues. Edith Cresson est critiquée à un double titre : négligence coupable et mauvaise gestion du programme Leonardo qui concerne la formation professionnelle d'une part, cas avéré de favoritisme de l'autre. Le rapport examine en détail l'aventure bruxelloise de René Berthelot, ce dentiste de Châtellerault ami de Mme Cresson, nommé "visiteur scientifique". Peu importe, jugent les sages, si les procédures d'engagement ont été à peu près formellement respectées. Ce qui n'est pas acceptable, c'est que M. Berthelot n'avait pas les compétences requises pour le poste occupé ; ce qui ne va pas, c'est que ses missions le conduisaient presque exclusivement à Châtellerault, promu ainsi au sommet de la recherche européenne. Bref, ce qui ne va pas, c'est "la confusion des genres". Mme Cresson utilisait les talents de son protégé pour l'aider dans sa tâche de maire de Châtellerault, laquelle n'a que peu à voir avec l'Union. "La Communauté n'en a pas eu pour son argent", concluent les sages pour qui ce cas, à l'évidence, est exemplaire des comportements à proscrire à l'avenir. En fin d'après-midi, lundi, lecture faite, on distingua aussi quel enseignement le Parlement européen s'apprêtait à tirer de l'affaire. Le groupe des Verts demandait très vite la démission immédiate du collège, avec la menace explicite de déposer une nouvelle motion de censure dans l'hypothèse où la Commission ne s'inclinerait pas. De leur côté, les démocrates- chrétiens (groupe du Parti populaire européen, PPE), dont la priorité depuis le début de l'affaire était de faire "tomber" la socialiste Cresson, se trouvaient en porte-à- faux par rapport à l'orientation du rapport et hésitaient sur la tactique. Une fois de plus, la décision claire de Pauline Green, la présidente britannique du groupe socialiste, exigeant la démission de la Commission en raison du dysfonctionnement généralisé mis en relief par les experts, fut déterminante. La Commission, qui avait attendu de connaître la position adoptée par les socialistes européens, commença alors sa réunion, consciente désormais que, si elle ne jetait pas l'éponge, elle n'échapperait pas cette fois à une infamante censure. L'affaire était dès lors entendue. Quelques scénarios de rechange - tel celui de démissions individuelles - furent bien suggérés, mais sans conviction. Les sages, par la forme et par le fond de leur rapport, interdisaient toute sorte d'échappatoire. PHILIPPE LEMAITRE ET MARCEL SCOTTO Le Monde du 17 mars 1999

« hiérarchie des responsabilités, les sages, qui n'avaient disposé que de six semaines pour conduire leur enquête, montraient ainsileur aptitude à juger d'eux-mêmes et à prendre leurs distances par rapport à certaines idées reçues. Edith Cresson est critiquée à un double titre : négligence coupable et mauvaise gestion du programme Leonardo qui concerne laformation professionnelle d'une part, cas avéré de favoritisme de l'autre.

Le rapport examine en détail l'aventure bruxelloise deRené Berthelot, ce dentiste de Châtellerault ami de Mme Cresson, nommé "visiteur scientifique".

Peu importe, jugent les sages, siles procédures d'engagement ont été à peu près formellement respectées.

Ce qui n'est pas acceptable, c'est que M.

Berthelotn'avait pas les compétences requises pour le poste occupé ; ce qui ne va pas, c'est que ses missions le conduisaient presqueexclusivement à Châtellerault, promu ainsi au sommet de la recherche européenne.

Bref, ce qui ne va pas, c'est "la confusion desgenres".

Mme Cresson utilisait les talents de son protégé pour l'aider dans sa tâche de maire de Châtellerault, laquelle n'a que peuà voir avec l'Union.

"La Communauté n'en a pas eu pour son argent", concluent les sages pour qui ce cas, à l'évidence, estexemplaire des comportements à proscrire à l'avenir. En fin d'après-midi, lundi, lecture faite, on distingua aussi quel enseignement le Parlement européen s'apprêtait à tirer de l'affaire.Le groupe des Verts demandait très vite la démission immédiate du collège, avec la menace explicite de déposer une nouvellemotion de censure dans l'hypothèse où la Commission ne s'inclinerait pas.

De leur côté, les démocrates- chrétiens (groupe duParti populaire européen, PPE), dont la priorité depuis le début de l'affaire était de faire "tomber" la socialiste Cresson, setrouvaient en porte-à- faux par rapport à l'orientation du rapport et hésitaient sur la tactique.

Une fois de plus, la décision clairede Pauline Green, la présidente britannique du groupe socialiste, exigeant la démission de la Commission en raison dudysfonctionnement généralisé mis en relief par les experts, fut déterminante. La Commission, qui avait attendu de connaître la position adoptée par les socialistes européens, commença alors sa réunion,consciente désormais que, si elle ne jetait pas l'éponge, elle n'échapperait pas cette fois à une infamante censure.

L'affaire étaitdès lors entendue.

Quelques scénarios de rechange - tel celui de démissions individuelles - furent bien suggérés, mais sansconviction.

Les sages, par la forme et par le fond de leur rapport, interdisaient toute sorte d'échappatoire. PHILIPPE LEMAITRE ET MARCEL SCOTTO Le Monde du 17 mars 1999 CD-ROM L'Histoire au jour le jour © 2002, coédition Le Monde, Emme et IDM - Tous droits réservés. »

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