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Il y a eu un échange assez long entre Shlomo et Anna.

Publié le 06/01/2014

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Il y a eu un échange assez long entre Shlomo et Anna. Puis, Shlomo s'est tourné vers moi. Il a dit, Elle pense qu'il n'a plus les idées très claires. Elle a dit qu'il lui avait parlé au téléphone récemment et qu'il disait à Anna : « Je viens de parler avec ma cousine » ; et Anna a demandé : « Quelle cousine ? » ; et il a répondu : « Anna » ; et elle a dit : « C'est moi, Anna. » Je ne parlerais donc pas au cousin. Pendant tout ce temps, je pense que mes émotions avaient été assez transparentes : le détail émouvant à propos du sort de Ciszko et de Frydka (si c'était vrai) et, plus encore, d'une certaine façon, le fait qu'il y avait une variante importante de l'histoire que j'avais entendue en Australie, de l'histoire du sort de Shmiel telle qu'elle m'avait été racontée par les quatre anciens de Bolechow à Sydney, qui étaient absolument convaincus que Shmiel avait été arrêté, avec sa femme et la benjamine de ses filles - la plus jeune, vraiment - au cours de la seconde Aktion, et qu'ils avaient péri à Belzec. Il m'a fallu un moment pour démêler les émotions qu'a produites ce brusque déplacement des suppositions que j'avais faites. D'un côté, c'était déconcertant : je commençais à prendre conscience de la fragilité de chaque histoire que j'avais entendue (Écoutez, devait me dire quelqu'un, beaucoup plus tard, comment quiconque a survécu peut savoir avec certitude ? C'est toujours ce que quelqu'un leur a dit. Ils n'y étaient pas. S'ils ont survécu, c'est qu'ils étaient cachés au moment où c'est arrivé...). De l'autre, j'éprouvais l'étrange état d'exaltation ressenti quand on est confronté à une histoire ou à des mots croisés particulièrement difficiles mais stimulants. Qu'était-il donc arrivé à Oncle Shmiel ? Mon visage devrait trahir mes sentiments. Du sehst ? a dit Anna, son regard doux posé sur mon visage, avec ce sourire délicat, réservé, sur ses lèvres. Ich veyss ailes. Tu vois ? Je sais tout.     Finalement, nous en sommes venus à regarder la photo de Lorka. J'ai une photo de Lorka, lui ai-je dit. C'était au sujet de Lorka que j'étais venu m'informer, bien que l'essentiel de notre conversation et les plus vivaces de ses souvenirs aient été consacrés à Frydka. Je me suis demandé, brièvement, s'il y avait eu une rivalité entre Lorka, la soeur aînée responsable, celle qui était si fidèle et si honnête, et sa jeune soeur délurée (ou du moins le pensais-je), dont la personnalité me semblait plus réelle, plus concrète et plus vive, à chaque nouvelle histoire que j'entendais. Des photos fun Lorka ? a dit Anna sur un ton impatient. Elle est allée dans la chambre chercher ses lunettes. Lorsqu'elle est revenue, je brandissais triomphalement la photo vieille de soixanteneuf ans. Ils étaient là de nouveau, figés dans leur deuil de mon arrière-grand-mère : Shmiel, Ester, le frère d'Ester, Bruno Schneelicht, et les quatre filles qui étaient, j'en étais désormais certain, Ruchele, âgée de neuf ans, Bronia, âgée de cinq ans, Lorka, âgée de quatorze ans - la grande un peu en arrière, accroupie pour être dans le cadre, avec son visage long, timide, un peu sérieux, pas du tout dépourvu de séduction, mais pas aussi vif et aussi joli que celui de Frydka -et, coupée à moitié par le bord de la photo, Frydka, âgée de douze ans. Anna a tenu la photo des deux mains et l'a regardée un long moment. Sans hésiter, elle a pointé le doigt sur Ester et dit, duss ist di mutter fun Lorka, et j'ai répondu, Oui, c'est la mère de Lorka. Anna a levé les yeux vers moi et a dit, en faisant un geste de négation de la main, Ester n'était pas de Bolechow, elle était de Stryj. Je savais, d'après mes recherches, que c'était vrai, mais j'ai été ému de voir qu'elle connaissait ce fait minuscule, quelque chose qu'elle avait appris au cours d'une conversation d'enfants qui avait eu lieu soixante-dix ans plus tôt et qu'elle avait mystérieusement retenu. J'ai hoché la tête et dit, Stryj, et elle a souri avant de me dire. Ah, tu sais ! Elle s'est penchée sur la photo de nouveau et a dit, en la scrutant, les sourcils froncés, Di kinder, zi kenn ikh nokh nikht. Les enfants, je ne les reconnais plus. J'ai pointé le doigt sur Lorka. Elle a rapproché la photo d'elle et, en la regardant avec intensité, elle a demandé en quelle année elle avait été prise. Mille neuf cent trente-quatre, ai-je dit. J'en suis certain. Zur Erinnerung an den ersten Monat wo ich nach unser gottseligen Mutter trauerte. Bolechow in August 1934. Sam. En souvenir du premier mois de mon deuil de notre mère bénie, Bolechow, août 1934. Sam. Mon arrière-grand-mère, Taube Mittelmark Jäger, est morte le 27 juillet 1934. Il y a des années, quand j'étais enfant, une famille est venue s'installer dans la maison voisine de la nôtre, et lorsque ma mère a fait la connaissance de la femme, qui s'appelait Toby, elle a souri et dit, Le prénom de ma grand-mère était Taube. Ça veut dire « colombe ». De cette photo, prise pour commémorer le premier mois de deuil de cette femme à l'ossature délicate, de colombe en effet, dont le visage regarde fixement, avec la même expression de tristesse sur toutes les photos que nous avons encore d'elle, Anna a détourné les yeux pour regarder intensément Shlomo. Qu'a-t-elle dit ? ai-je demandé, nerveux. Elle a dit, Je ne pense pas que ce soit Lorka. Elle a dit qu'elle voyait Lorka dans sa tête et ce n'est pas Lorka ici. Il s'est tourné vers elle pour obtenir une confirmation. Nayn ? Anna a fait claquer sa langue trois fois, non non non. Puis, elle s'est tournée vers moi et a dit en yiddish, Qui t'a dit que c'était Lorka ? Mayn zeyde, ai-je répondu, un peu hésitant. Mon grand-père. C'est lui qui m'avait laissé me plonger dans les albums dont toutes ces photos provenaient, il y a trente ans de cela ; c'est lui qui m'avait raconté tout ce que je savais sur l'histoire de la famille, 1'histoire de sa famille, les histoires et les plaisanteries, et les drames, les noms qui correspondaient aux visages sans sourire de ces vieilles photos. Bien sûr que c'était Lorka, me suis-je dit ; il y a quatre filles présentes et celle que j'ai pointée, de toute évidence, était la plus âgée. Mayn zeyde, ai-je répété un peu plus confiant. Anna m'a souri de son sourire triste, mais elle est restée ferme. Dayn zeyde hut zi gekeynt ? a-t-elle dit. Ton grand-père l'a connue ? Que pouvais-je répondre ? J'ai dit, Non.     La discussion sur Lorka et ce à quoi elle ressemblait a réveillé un souvenir chez Anna, qui a soudain paru bouleversée. Sa voix s'est épaissie, au moment où elle s'est tournée vers moi, puis vers Shlomo, parlant de manière très animée, agitant les mains, les levant comme pour prendre Dieu à témoin, avant de les serrer sur sa poitrine comme dans une étreinte. Elle a fini par se taire, m'a regardé avec un air impatient, attendant que Shlomo ait fini de traduire. Ah, a dit Shlomo, vous voyez ? Vous vous souvenez quand je vous ai dit que chacun ne pensait qu'à soi, était égoïste ? Je m'en souvenais : la veille, quand je l'avais interviewé, quand il m'avait raconté comment son cousin Josef et lui s'étaient cachés, après que tous les membres de leurs familles ou presque avaient été tués, et comment ils avaient survécu ; comment, en raison du fait que sa mère était tellement frum, tellement dévote, elle avait abandonné leur cachette pour célébrer Pessah, Pâque, et avait été arrêtée et emmenée, comment il avait essayé de la suivre quand elle était sortie et comment, afin d'épargner à son fils la vue de ce qui pourrait lui arriver, elle l'avait renvoyé chez eux pour chercher des chaussettes chaudes ; comment, revenant avec les chaussettes, à l'endroit où il l'avait laissée, il avait constaté qu'elle avait disparu -- quand Shlomo m'avait raconté tout ça, la veille, il avait dit qu'une des choses que l'Occupation avait changé chez les gens c'était de les avoir rendus plus secrets, même entre amis, entre êtres chers. Les gens qui avaient l'intention d'aller se cacher, avait-il dit avec un air qui était à la fois entendu et attristé, savaient que leurs chances de survie étaient accrues lorsque très peu de gens étaient au courant de leur projet. Je n'ai même pas essayé d'imaginer ce que pouvait être ce genre de tromperie passive des gens qu'on aime - des gens qui, vous le saviez, allaient mourir s'ils n'étaient pas eux-mêmes en train de faire des projets identiques à ceux que vous étiez en train de leur cacher. Vous voyez ? a dit Shlomo de nouveau, le jour où nous parlions avec Anna Heller Stern. Personne ne voulait parler, personne parmi ceux qui voulaient aller se cacher ! Et elle était une amie intime de Lorka, elles travaillaient ensemble à la Fassfabrik. Anna m'a dit que, le jour où elle a su qu'elle allait s'échapper, elles étaient en train de marcher ensemble sur le chemin de la fabrique. Et elle m'a dit que, tout à coup, elle a déclaré à Lorka, Lorka, embrassons-nous, donnons-nous un baiser, parce que Dieu sait quand nous allons nous revoir. C'était la dernière fois qu'elle avait vu Lorka. Nous sommes restés un moment silencieux tous les trois. Puis, j'ai demandé, C'était quand ? Shlomo et Anna ont parlé une minute, et il a dit, C'était en novembre 1942. Il a ajouté : en 42, elle a quitté Bolechow pour aller se cacher. Elle a dit qu'elle savait ce qui était arrivé à Lorka, comment elle s'était échappée et avait rejoint les Babij, et qu'elle avait été probablement tuée à ce moment-là. Elle a dit qu'elle avait entendu parler de Frydka, elle avait entendu parler de Frydka et de Shmiel, qu'ils s'étaient cachés ensemble. Mais elle ne sait pas

« mais j'aiété ému devoir qu'elle connaissait cefait minuscule, quelquechosequ'elle avait appris aucours d'une conversation d'enfantsquiavait eulieu soixante-dix ansplus tôtetqu'elle avait mystérieusement retenu.J'aihoché latête etdit, Stryj, etelle asouri avant deme dire. Ah, tusais ! Elle s'est penchée surlaphoto denouveau etadit, enlascrutant, lessourcils froncés, Di kinder, zikenn ikhnokh nikht.

Les enfants, jene les reconnais plus. J'ai pointé ledoigt surLorka.

Ellearapproché laphoto d'elleet,enlaregardant avecintensité, elle ademandé enquelle année elleavait étéprise.

Milleneufcenttrente-quatre, ai-jedit.J'en suis certain.

Zur Erinnerung anden ersten Monat woichnach unser gottseligen Mutter trauerte.

Bolechow inAugust 1934.Sam.

En souvenir dupremier moisdemon deuil denotre mère bénie, Bolechow, août1934.

Sam.Monarrière-grand-mère, TaubeMittelmark Jäger,est morte le27 juillet 1934.Ilya des années, quandj'étaisenfant, unefamille estvenue s'installer dans lamaison voisinedelanôtre, etlorsque mamère afait laconnaissance delafemme, qui s'appelait Toby,elleasouri etdit, Leprénom dema grand-mère étaitTaube.

Çaveut dire « colombe ». De cette photo, prisepourcommémorer lepremier moisdedeuil decette femme àl'ossature délicate, decolombe eneffet, dontlevisage regarde fixement, aveclamême expression de tristesse surtoutes lesphotos quenous avons encore d'elle,Annaadétourné lesyeux pour regarder intensément Shlomo. Qu'a-t-elle dit?ai-je demandé, nerveux. Elle adit, Jene pense pasque cesoit Lorka.

Elleadit qu'elle voyaitLorkadanssatête etce n'est pas Lorka ici. Il s'est tourné versellepour obtenir uneconfirmation.

Nayn ? Anna afait claquer salangue trois fois, non nonnon.

Puis, elles'est tournée versmoietadit enyiddish, Quit'adit que c'était Lorka? Mayn zeyde, ai-je répondu, unpeu hésitant.

Mon grand-père.

C'est luiqui m'avait laisséme plonger danslesalbums donttoutes cesphotos provenaient, ilya trente ansdecela ;c'est lui qui m'avait raconté toutceque jesavais surl'histoire delafamille, 1'histoire de sa famille, les histoires etles plaisanteries, etles drames, lesnoms quicorrespondaient auxvisages sans sourire deces vieilles photos.

Biensûrque c'était Lorka,mesuis-je dit;il ya quatre filles présentes etcelle quej'aipointée, detoute évidence, étaitlaplus âgée.

Mayn zeyde, ai-je répété unpeu plus confiant.

Annam'asouri deson sourire triste,maiselle est restée ferme.

Dayn zeyde hutzigekeynt ? a-t-elle dit. Ton grand-père l'aconnue ? Que pouvais-je répondre? J'ai dit, Non.  . »

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