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Grand cours: L'ART (II de X)

Publié le 22/02/2012

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I) DE L’ART A L’OEUVRE D’ART

- En quoi consiste l’art en son essence ? Qu’est-ce qui distingue l’art des autres activités humaines ? Y a-t-il un critère permettant d’identifier les oeuvres d’art ?

A) RECHERCHE D’UNE DEFINITION DE L’ART : LA CHOSE, L’OBJET, L'ŒUVRE

1)     La chose, l’objet, l’oeuvre

- Si nul ne confond les rumeurs de la mer avec la musique, un rocher avec une sculpture, les lézardes d’un mur avec une peinture, par quel critère identifions-nous, immédiatement semble-t-il, l’oeuvre d’art ? Aussi convient-il de distinguer les productions de la nature des oeuvres de l’homme, avant d’identifier, parmi ces dernières, celles que nous nommons les oeuvres d’art.

- Prenons trois objets : un caillou, un marteau, un tableau. Qu’est-ce qui les distingue ? Le caillou est une chose, le marteau est un objet, le tableau est une oeuvre.

·       Une chose est là, sans intention, sans autres lois que celles de la nature; l’homme la trouve, il peut certes s’en servir et la transformer (la polir, par exemple) mais il ne l’a pas fabriquée.

·       Un objet, en revanche, est le produit, matériel ou pas (exemple : l’objet du livre que l’on est train de lire), de l’activité humaine. Il n’y a d’ob-jet (étymologiquement : ce qui est osé, jeté devant) que par et pour un sujet.

·       L’oeuvre est un objet éminent, soit parce que son élaboration a réclamé un travail particulièrement approfondi, soit parce qu’il contient un supplément de sens dont l’objet simple est dépourvu. Un objet ne dépasse pas sa fonction  (un coupe-papier est un coupe-papier), une oeuvre si ; un objet se réduit à son utilité, une oeuvre non.

-        Revenons sur la distinction opérée entre une chose et un objet. Une chose est naturelle en quelque sorte, tandis qu’un objet est artificiel. Dans le paragraphe 43 de la Critique de la faculté de juger, Kant distingue l’Art de la Nature par leurs modes de production respectifs. L’Art est un “faire”, la Nature un “agir” ou un “causer”. L’Art est une production par liberté et raison, la Nature est une production nécessaire et sans conscience.

-        Même si le nid d’hirondelles ou les gâteaux de cire des abeilles ont une régularité et une finalité qui les apparentent aux oeuvres de l’homme, « en droit «, nous ne pouvons pas les appeler des oeuvres de l’art car seul l’instinct a présidé à leur formation. Une oeuvre de l’art (un objet ou une oeuvre en tant que telle), au contraire, a d’abord dû exister comme projet, et toutes les fois où la représentation d’une chose a dû précéder sa réalisation, on se trouve en présence d’une oeuvre de l’art.

-        Il semble alors que l’intention de produire quelque chose soit le critère distinctif de l’Art.

-        C’est dire que les oeuvres de l’art portent en elles-mêmes la trace de leur genèse Kant donne l’exemple de l’ustensile trouvé dans une tombe : la plupart des produits du travail humain, les outils en particulier, rendent sensible une “forme finale”, présentent une structure qui suggère une finalité. Nous avons beau ignorer, comme le remarque Kant, la finalité de cet ustensile, nous percevons quelque chose dans sa forme qui nous permet de le qualifier d’ustensile, c’est-à-dire de moyen en vue d’une fin. C’est par sa forme, bien plus que par sa matière, que cet objet révèle une destination et indique la présence d’un projet dont il est l’accomplissement.

-        Nous reconnaissons une oeuvre de l’art lorsque sa perception nous permet de rapporter sa forme à un projet, et le choix de sa matière à une sélection réfléchie de certaines de ses propriétés. Autrement dit, ce n’est pas par sa réalité matérielle que l’oeuvre d’art se laisse distinguer de visu, mais par une forme qui renvoie à une intention et à un usage.

-        On aboutit à une première idée important : une oeuvre d’art est d’abord une oeuvre de l’art et non de la nature. En ce sens-là, l’art et la technique désignent la même chose, savoir des productions artificielles et finalisées de l’homme. Mais ne peut-on pas pour atant distinguer l’art de la technique ? 

2) L’art autonome

-        Kant distingue également l’art de la technique : la technique est une production fondée sur la méthode; elle est susceptible d’un progrès collectif; la méthode scientifique et technique peut être exposée et expliquée dans toutes ses démarches (toute découverte peut être reprise et dépassée).

-        L’art, au contraire, est une production fondée sur le libre développement de la fantaisie créatrice; il est le domaine de la réussite individuelle (l’idée de progrès n’a aucun sens) : le génie de l’artiste est un don strictement individuel, incommunicable (cette question du génie sera abordée ultérieurement); l’art est la production d’une oeuvre qui trouve sa fin en elle-même, et dont les procédés ne peuvent être rigoureusement conçus et définis.

-        L’art n’est pas non plus le métier. Kant définit l’art comme une activité libérale qui relève des activités de jeu et d’esprit; activité désintéressée et gratuite, agréable par elle-même, n’ayant pas en vue la production utilitaire. Le métier, au contraire, est une activité “mercenaire” qui s’apparente au travail, à une occupation en soi désagréable (pénible), attrayante par son effet seulement (le salaire).

-        L’art est donc, d’après Kant, une oeuvre de l’art et non de la nature, une activité libre et désintéressée, la production d’oeuvres qui trouvent leur fin en elles-mêmes. 

-        Historiquement, c’est à la Renaissance que la création artistique acquiert progressivement son autonomie et que l’artiste cherche à produire une oeuvre personnelle, la valeur de l’oeuvre tenant moins au thème qu’à la manière de le traiter. Avant, l’artiste devait servir la religion ou le Prince et l’art était essentiellement l’expression du Sacré (la cathédrale du Moyen - âge est d’abord une prière de pierre, l’expression religieuse de la communauté médiévale chrétienne).

-        Selon André Malraux, la notion d’art autonome suppose la « mort des Dieux «, c’est-à-dire une métamorphose que l’on porte sur les oeuvres : la perception passe du plan spirituel au plan esthétique (rôle du musée, oeuvre de la révolution française, qui instaure un regard « laïque « sur les oeuvres). 

3) L’artiste et l’artisan (texte d’Alain)

-        Dans Le système des Beaux-arts, Alain distingue l’artiste de l’artisan. Il y a d’abord un lien évident entre un artiste et un artisan : tous deux créent des objets singuliers différents les uns des autres et doués d’une personnalité. Mais qu’est-ce qui distingue l’artiste de l’artisan, l’art de l’artisanat ?

1. Lorsque l'idée précède et règle l'exécution, c'est industrie.

- « Toutes les fois que l’idée précède et règle l’exécution, c’est industrie «. L'industrie ou l'artisanat ici sont des activités productrices telles que tout ce qu'elles produisent est prémédité : avant de faire, on a l'idée de ce que l'on fait et de la manière de le faire, un cahier des charges, une méthodologie, une procédure. Tout est planifié. L'activité productive est mécanique en cela qu'elle pourrait être effectuée par une machine précisément parce que tout est prémédité. Il suffit de l'idée pour faire la chose.

Le mot idée ici renvoie à la représentation imagée, au dessin, au plan. Une machine pourrait faire l’oeuvre à des milliers d’exemplaires.

2. L'artisan peut par éclair être artiste.

- En faisant, on peut s'apercevoir que ce qui était prévu n'est pas possible ou qu'on pouvait faire autrement ou autre chose et que c'est préférable. C'est dans ces moments, rares, que l'artisan ressemble à l'artiste. Selon Alain, « Un beau vers n’est pas d’abord en projet, et ensuite fait; mais il se montre beau au poète; et la belle statue se montre belle au sculpteur à mesure qu’il la fait «.

3. Le peintre de portrait.

- Il s'oppose aux artisans en cela qu'il ne sait pas avant de commencer tout ce qu'il fera, ni donc exactement ce que sera son œuvre une fois son travail achevé. L'idée ne précède pas le geste, mais accompagne le geste. L'idée ne vient qu'ensuite, comme au spectateur. L’idée lui vient « au fur et à mesure qu’il fait;…l’idée lui vient ensuite, comme au spectateur, il est spectateur aussi de son oeuvre en train de naître «.

- Cela ne signifie pas qu'il ne sait pas du tout en commençant ce qu'il va faire, mais qu'il n'a pas l'idée de tout ce qu'il fera à l'avance. Tous les artistes ont certes un projet avant de commencer à faire, mais l'œuvre ne tient pas dans le projet, ne se ramène pas au projet, n'est pas réductible à lui. Pour beaucoup, ce que sera l'œuvre n'était pas prévu et pas seulement parce que ce n'était pas prévisible, mais parce que si tout avait été prévu, elle ne serait pas une œuvre d'art.

- Il semble que ne pas savoir à l'avance tout ce qu'on va faire revient à dire qu'il entre dans la pratique artistique une part de hasard, d'improvisation, voire de n'importe quoi. Mais est-ce le cas ? Est-ce que ne pas avoir tout prévu, c'est faire un peu n'importe quoi ?

- Exemple de l'élocution : lorsque nous parlons, nous savons à l'avance ce que nous allons dire, mais nous ne savons pas comment nous allons le dire : nous ne faisons pas d'abord toutes nos phrases dans notre tête pour ensuite les livrer : d'une certaine manière, on apprend ce qu'on veut dire en le disant. Cela ne veut pas dire que l'on dit n'importe quoi et qu'on ne maîtrise rien de l'expression de nos idées.

- De même, faire une dissertation ou un cours, c'est aussi faire une œuvre en ce sens que lorsque l'on commence, on peut bien savoir où l'on veut en venir, c'est en faisant que l'on apprend ce que l'on pensait ou que l'on découvre ce qu'il fallait penser. Et du reste, dans tous les cas, on ne ferait sans doute rien si on savait tout à l'avance, si tout était prévu. Le passage à l'acte serait vain, n'ajouterait rien à l'idée, serait une pure perte de temps et d'énergie.

4. La règle du beau et le génie.

- Une nouvelle idée apparaît : celle de beau. Le beau en art n'est pas de l'ordre du projet, il n'est pas représentable sous la forme d'une idée ou pensable comme fruit d'un projet. Le beau n'est pas prévu, il est découvert par l'artiste, il apparaît comme malgré lui.

- Tout ce qui dans l'œuvre n'est pas beau est de l'ordre de l'artisanat, tandis que tout ce qui en elle est beau est de l'ordre de l'art au sens étroit. Ce qui fait que l'œuvre est œuvre d'art, sa beauté donc pour Alain, est impossible à prévoir, à préméditer. Alain associe donc d'un côté : œuvre d'art, beauté et imprévisibilité ou non-préméditation et, de l'autre, œuvre de l'art, absence de beauté et projet, antériorité complète de l'idée sur la chose qui ne déborde pas l'idée.

- C'est pourquoi il peut dire que la règle du beau est prise dans l'œuvre, c'est-à-dire qu'elle n'est pas dans la tête de l'artiste, mais dans l'œuvre elle-même puisqu'elle n'était pas prévue par l'artiste. C'est cette immanence de la règle à l'œuvre qui explique son caractère intransmissible, et donc l'impossibilité de refaire l'œuvre comme telle.

- Ce qui importe ici, c'est que Alain parle de règle : ce qui échappe à toute prévision, ce qui n'est pas prémédité, ce n'est pas n'importe quoi, c'est de l'ordre de la règle. Mais c'est une étrange règle : une règle, au sens technique de terme et non au sens moral, c'est une procédure qu'il faut connaître et suivre pour faire quelque chose, pour réaliser quelque chose. Elle est de l'ordre du moyen nécessaire. Or, ici, la règle n'est pas connue avant de faire, elle n'apparaît qu'après et encore de telle sorte qu'elle est inutilisable, inséparable de l'œuvre.

- On retrouve exactement le même type de pensée chez Kant : le génie est celui qui ne sait pas ce qu'il fait, mais sans pour autant faire n'importe quoi : il obéit dans son faire à des règles dont il n'a pas conscience et sans lesquelles il ne serait pas un génie.

- Que doit-on en conclure ? Qu'il existe entre l'artisan et l'artiste une différence telle que l'œuvre d'art se distingue de l'œuvre de l'art en cela qu'elle est irréductible à certaines règles, à certaines idées déterminées à l'avance. Une œuvre d'art est une œuvre dont rigoureusement on ne sait pas avant de commencer à la faire ni comment elle sera faite, par quels moyens, avec quels gestes, selon quels procédés, ni donc ce qu'elle sera exactement à la fin, une fois terminée. L'artiste n'a de son œuvre qu'une idée vague avant de la faire. C'est cette différence entre les pratiques qui distingue les artistes des artisans et donc les œuvres d'art des œuvres de l'art.

- L'artiste est donc celui qui, à la différence de l'artisan, ne sait pas exactement ce qu'il fait, sans pour autant faire n'importe quoi. La part d'imprévu qui entre dans la pratique ainsi que dans l'œuvre correspond pour Alain d'une part au génie et d'autre part au beau. Si l'artiste ne fait pas n'importe quoi sans savoir exactement ce qu'il fait, c'est parce qu'il est inspiré, parce qu'il a du génie. Et ce qui échappe à toute préméditation dans l'œuvre, ce qui en fait une œuvre d'art donc, c'est sa beauté.

- Mais la spontanéité créatrice, à l'égard de laquelle l'artiste est bien passif, comme un simple spectateur, est tamisée par ses jugements. Dire que l'artiste est spectateur de son œuvre, qu'il découvre ce qu'il fait en le faisant ne lui interdit pas d'être un spectateur qui juge, trie, élimine, corrige, combine, c'est-à-dire qui oriente en permanence l'activité créatrice en elle-même passionnée, désordonnée et brouillonne.

- Nous examinerons plus loin le problème de la création et du génie artistiques.

 

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