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CINNA DE CORNEILLE : LA SOUMISSION À L'HISTOIRE

Publié le 07/04/2011

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corneille

L'amour du vrai, le souci de la réalité objective sont une préoccupation dominante chez Corneille qui pense, comme Aristote, que la tragédie doit comporter l'imitation et la reproduction d'une action réelle. Mais la conception qu'il a du sublime tragique lui fait rechercher l'extraordinaire. Les sujets qu'il affectionne doivent présenter un intérêt ample et élevé., et comporter des situations fortes. Comment tous ces éléments, se trouveraient-ils réunis mieux que dans l'histoire et singulièrement dans l'histoire romaine? Aussi dès Horace et Cinna, le point de départ de ses tragédies lui sera fourni par l'histoire. Celle-ci ne le met pas seulement en garde contre les tentations du romanesque, mais surtout : 1° Elle garantit la réalité de la donnée, si incroyable soit-elle. L'auteur n'a pas besoin de vraisemblance puisqu'il a l'appui de la vérité qui la rend croyable. Ses propres inventions sont authentifiées. L'histoire lui fournit donc cette condition fondamentale de la vérité. Ainsi Sénèque témoignera pour lui de l'acte extraordinaire d'Auguste; les plus exigeants censeurs n'en pourront point blâmer l'invraisemblance. 2° Il est difficile de trouver plus ample intérêt que celui où est en jeu un empire. Et l'occasion est magnifique de tableaux d'histoire riches en couleurs ainsi que de discussions de philosophie politique sur l'art de gouverner, morceaux d'éloquence qui feront une des beautés de Cinna.   

corneille

« Dès le premier acte, l'auteur nous a présenté dans une harangue enflammée de Cinna, un ample tableau, grandioseet sombre, des horreurs de la guerre civile, meurtres et délations, aux temps du triumvirat.

Maintenant Marc-Antoineest tué, Lépide exclu, Octave a pris tout le pouvoir en ses mains, est devenu Auguste.

Mais c'est un empereur quitraîne derrière lui les rancœurs, les haines et le regret des libertés républicaines, ce qui explique que les complotssuccèdent aux complots.

Nous sommes au temps de l'apaisement; mais Rome n'a pas encore oublié les férocesproscriptions, les spoliations, et tous les crimes qui ensanglantent les marches du trône.

Et Cinna fait à largestouches la peinture effroyable...

de ces tragiques histoires (v.

177 à 220).

C'est la toile de fond, vivante etpittoresque; et le mobile de l'action s'y trouve. Dion Cassius raconte qu'après Actium, Octave, en conseil privé, consulta Agrippa et Mécène pour délibérer avec euxs'il abdiquerait ou s'il garderait le pouvoir (il aurait effectivement, d'après Suétone, songé par deux fois à sedémettre; Montesquieu y voit une « petite finesse pour se faire encore donner ce qu'il ne croyait pas avoir assezacquis »); et Dion Cassius en prend prétexte pour présenter des discours supposés de Mécène, défendant le pointde vue monarchiste, et d'Agrippa, déguisé pour la circonstance en républicain, alors qu'il fut authentiquementl'homme politique le plus dévoué à la nouvelle dynastie impériale.

De ces vingt pages laborieuses, exercice dedéclamation — où Auguste ne prend pas la parole — Corneille tire l'habile scène de la délibération, autrementpathétique, puisque l'empereur, ignorant encore du complot, prend pour arbitres de sa destinée ceux-là mêmes quiont décidé sa mort! Le cas de conscience est nettement posé dans le discours de l'empereur, discuté ensuite entreCinna et Maxime et résolu enfin par le prince; et celui-ci prend sa décision par rapport au bien public, lorsque Cinnaa eu déplacé le problème (v.

499) en passant de celui de l'avantage particulier d'Auguste à la question de savoir siun régime de liberté convient ou non à Rome.

Ces discussions, qui deviennent à la fin un peu byzantines, étaientpropres à passionner les contemporains de Richelieu.

Il est à remarquer que ce débat reste dans l'action, qu'il estassocié à sa trame et soutient l'intérêt de la situation.

A propos de cette délibération, Saint-Evremond dit : « Jesais que ces matières ne souffrent guère les vers ; mais on peut alléguer ceux de Corneille sur les Romains, puisqu'illes fait mieux parler qu'ils ne parlent eux-mêmes.

» L'idée du monologue, exprimant les hésitations d'Auguste, et un grand nombre de ses détails sont empruntés àSénèque : « Il produisait en se plaignant plusieurs divers discours où se livraient combat des sentiments opposés ».« Balançant entre le dépit et la pitié, il ne savait à quoi se résoudre » ajoute Cœffeteau dont l'Histoire Romaine étaittrès goûtée de Corneille ; il suit d'ailleurs de très près Sénèque.

« Quoi donc, sera-t-il vrai que je demeurerai enalarme et que je laisserai mon meurtrier se promener cependant à l'aise ?» (cf.

v.

1158).

Puis, « n'y aura-t-il pointde fin à tes cruautés?» (cf.

v.

1162).

«Je suis la tête contre qui l'illustre jeunesse tourne la pointe de ses épées »(cf.

v.

1173).

« Ta vie n'est pas d'un prix si grand que tant de dommage se fasse pour la conserver » (cf.

v.

1177).Mais chez Sénèque ce conflit intérieur ne s'explique guère; il n'est pas préparé, il vient après six lignes brèves etsèches d'introduction.

Corneille a vu le parti qu'il pouvait tirer de ces indications en plaçant ce monologue au IVeacte de la tragédie, à l'instant où le pathétique arrive à son point culminant. L'Auguste de Corneille n'est pas exactement l'Auguste de l'histoire.

Celui de Tacite ou de Suétone n'est d'ailleurs pasle même que celui que se représentaient les imaginations des gens du XVIIe siècle, qui n'est pas celui deMontesquieu ni des historiens d'aujourd'hui. Qu'il suffise de noter que, dans l'histoire, Auguste, sauveur de Rome, « Père de la Patrie », s'efforce de faire oublierOctave, celui qui a fomenté cinq guerres civiles.

« Sans doute, dit Sénèque, il fut clément et modéré, mais aprèsavoir souillé de sang romain les flots d'Actium, après avoir brisé sur les rives de Sicile ses flottes et celles de sesennemis, après les sacrifices de Pérouse et les proscriptions.

Et Sénèque d'ajouter : « Mais moi, je n'appelle pasclémence la cruauté lassée.

» L'empereur Auguste, les historiens latins nous le présentent comme un politique adroitmais fourbe, hypocrite, qui affectait la plus grande simplicité et qui sut habilement se donner les apparences de lavertu, malgré sa brutalité et sa cruauté; il en serait ainsi de ses gestes de clémence dont, disent-ils, « on ad'importants et de nombreux témoignages.

» Mais, le temps aidant à la légende, on devait retenir surtout la figureidéalisée d'un empereur vaillant et sage, libéral, débonnaire, protecteur des lettres et des arts, transmise par Virgileet Horace. Corneille, rencontrant cette dualité d'aspect dans la représentation traditionnelle du personnage, tantôt maudit,tantôt exalté, devait être frappé de sa valeur antithétique.

Et c'est à partir de cette vue qu'il monte la charnière deson drame : Octave et Auguste formant comme les deux volets du diptyque. Nous sommes précisément au moment où, si l'empereur se souvient des violences et des crimes commis par letriumvir, c'est pour les récuser : la métamorphose commence, l'apothéose est en voie de s'accomplir — Auguste oula naissance de la grandeur.

L'héroïsme efface les souillures du passé, et le drame met dans toute sa lumière le seulcôté de l'extrême générosité du Maître du monde. Ce qu'il y a de remarquable, c'est que, malgré les exigences du théâtre, et aussi grâce à elles, Corneille soit parvenuà dessiner en raccourci (les événements auraient pu se passer en deux heures, prétend Corneille) les deux phasesessentielles d'une longue évolution morale qui, évidemment, dans la réalité, n'a pu se dérouler que pendant un longespace de temps ; et qu'après tout il ait présenté d'un caractère et d'une époque une image simplifiée qui, en dépitqu'on en ait, n'est pas tellement éloignée de la réalité historique.

On a même pu dire que la vérité supérieure, c'estCorneille qui l'a devinée. Dans le détail, les divergences sont flagrantes.

Le faste, la pompe, la majesté d'Auguste dans Cinna ne sont pas des. »

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