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Ce crime au coeur de l'Europe

Publié le 17/01/2022

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23 mars 1999 Reprenant l'objectif ancestral des pires nationalistes serbes, Slobodan Milosevic a entrepris de déporter les Kosovars, de détruire leur culture et, sans doute, d'assassiner leurs élites. C'est un crime contre l'humanité. Les chiffres sont sujets à caution mais les témoignages se recoupent. Slobodan Milosevic est en train de réaliser l'objectif des dirigeants serbes les plus nationalistes et les plus extrémistes à travers l'histoire : chasser les Albanais du Kosovo. Pour le président yougoslave, il ne s'agit plus seulement de maintenir dans la Serbie cette province, berceau du peuple serbe, théâtre de "la plus glorieuse des défaites " contre les Ottomans en 1389, riche des monastères les plus vénérables de l'orthodoxie. Après tout, les accords de Rambouillet, surtout avec la présence d'une force internationale, lui permettaient de brider, pour un temps au moins, les velléités indépendantistes de la majorité albanaise. Ce but est dépassé. Il s'agit aujourd'hui de vider le Kosovo de sa population musulmane, de modifier l'équilibre démographique en faveur des Serbes : 750 000 Albanais du Kosovo se sont déjà réfugiés dans les pays voisins ou en Europe occidentale ; 850 000 autres, selon l'OTAN, ont dû quitter leur foyer et ont été regroupés par l'armée yougoslave et par les forces paramilitaires serbes dans cinq zones de la province. Quel sera leur sort ? Seront- ils simplement parqués là en attendant d'être poussés dehors ? Seront-ils réimplantés ailleurs que dans leurs villes ou villages d'origine ? Sont-ils voués à la mort par exécution sommaire, par maladie ou malnutrition ? 1,6 million d'Albanais du Kosovo, sur un total de 1,8 million avant la phase aiguë du conflit, sont ainsi des personnes "déplacées". Tous les témoignages recueillis auprès de réfugiés en Albanie, en Macédoine, au Monténégro concordent : les forces serbes procèdent toujours de la même façon. En quatre étapes. D'abord, elles encerclent et pilonnent un village ou un faubourg pour chasser les habitants et les regrouper dans un endroit où ils peuvent être facilement surveillés, puis elles liquident les porte-parole de la communauté, les élus, prêtres, médecins ou enseignants. Elles séparent les femmes, les enfants et les vieillards des hommes valides et, souvent, elles exécutent ceux qui sont en âge de se battre. Enfin, les maisons abandonnées sont pillées et détruites par un obus de char ou incendiées : le gaz est ouvert au rez-de-chaussée, une bougie est allumée à l'étage. Quand le gaz s'est répandu, la maison est soufflée. Après, le terrain est miné. Ces pratiques furent déjà mises en oeuvre en Bosnie, peut-être de manière moins systématique et dans un laps de temps moins court. La rapidité des exécutions en accroît l'horreur. Ne s'en étonneront que ceux qui n'ont pas pris au sérieux l'abondante littérature serbe sur le nettoyage ethnique. Les textes foisonnent. Le mémoire de 1937 de Vaso Cubrilovic, que nous citons ci-contre, est peut-être le plus explicite. Il n'est ni le premier ni le dernier. Le mémorandum de l'Académie des sciences rédigé en 1986, qui exposait en filigrane la politique future de Milosevic, se réfère aux mêmes idées. La communauté internationale n'y a pas prêté foi parce qu'il paraissait impensable à toute personne sensée qu'un dirigeant politique européen puisse mettre froidement et systématiquement à exécution une politique inspirée des guerres balkaniques du début du siècle. L'Europe n'avait pas connu pareille déportation depuis les années noires du stalinisme, depuis les crimes du nazisme ou les exodes de l'immédiat après-guerre en Europe centrale. L'Histoire ne se répète pas, elle ne bégaie pas. Milosevic met les moyens modernes d'un système national communiste au service d'objectifs ancestraux. Dans son mémoire de 1937, Vaso Cubrilovic le dit ouvertement : les "méthodes occidentales" ne conviennent pas au nettoyage ethnique. Les Serbes doivent se comporter comme les autres peuples des Balkans qui ont cherché à régler le problème des minorités. Ceux-ci ont décimé les populations, procédé à des transferts ou à des échanges et, quand ils n'ont pas ainsi atteint leur but, ils ont continué la répression jusqu'à épuisement de l'adversaire. Citons, à titre d'exemple : le génocide des Arméniens en 1915 ; les échanges de population entre la Grèce et la Turquie après la guerre de 1923, perdue par Athènes ; les exodes liés à la seconde guerre mondiale ; la répression contre les Kurdes ; et, plus récemment, les 2 millions de personnes "déplacées" par les dernières guerres yougoslaves et le 1,3 million de réfugiés bosniaques. Sans oublier les quelque 500 000 Serbes de Krajina et de Bosnie dont il faut bien reconnaître qu'ils n'ont pas suscité la même indignation et le même élan de solidarité, peut-être parce que leur chef portait une lourde responsabilité dans le déclenchement des hostilités. Ce qui frappe le plus dans la tragédie du Kosovo, c'est le caractère systématique, calculé, froid, de la politique mise en oeuvre. Quoi qu'en disent Belgrade et ses rares soutiens, l'épuration ethnique n'est pas liée aux frappes de l'OTAN. Elle avait été préparée bien avant, et avait même reçu un commencement d'exécution à l'automne 1998 : 300 000 Kosovars avaient déjà été chassés de leur foyer. La campagne de l'OTAN a été utilisée par Milosevic pour sonner l'hallali. En janvier déjà, il avait concentré les troupes aux frontières du Kosovo, et avait ensuite annoncé des manoeuvres militaires pour tromper la vigilance des observateurs de l'OSCE envoyés dans la province à la suite des accords avec Richard Holbrooke. En même temps, il avait lancé les commandos paramilitaires du sinistre "Arkan" et du chef de l'extrême droite Seselj. Le plan "Fer à cheval", révélé par les Allemands, montre que , pour se débarrasser de l'UCK, les forces serbes avaient reçu l'ordre de déporter la population albanaise susceptible de cacher les combattants. Milosevic espère-t-il pouvoir remplir la seconde partie des plans préparés depuis des décennies par les nationalistes serbes, à savoir coloniser le Kosovo, le repeupler de "vrais Serbes", ceux, par exemple, qui ont été chassés de Croatie et de Bosnie ? Il a déjà essayé après 1995, mais en vain, car ces réfugiés serbes ne voulaient pas rester au Kosovo. Peut-être croit-il, dans sa paranoïa, que la présence des Albanais les en avait dissuadés et qu'ils s'installeront plus facilement sur la "Terre sainte" débarrassée des Musulmans auxquels on aura tout pris : terres, maisons, lieux de culte, papiers d'identité, mémoire. Un des objectifs affichés de la guerre menée par l'OTAN est le retour des réfugiés albanais dans leurs villes et dans leurs villages. L'expérience montre qu'il sera difficile à l'Organisation atlantique de tenir son engagement. En Bosnie, et malgré la présence de la SFOR, 80 000 réfugiés seulement sur 1,3 million sont revenus chez eux. L'enjeu est d'importance. Si la communauté internationale n'a pas plus de succès avec les réfugiés du Kosovo, Milosevic, même la guerre perdue, aura atteint son but. DANIEL VERNET Le Monde du 22 avril 1999

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