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Candide, Voltaire - Chapitre 19

Publié le 11/09/2006

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Introduction Candide, ou l’Optimisme est un conte philosophique de Voltaire paru en janvier 1759. Le mot « candide « vient du latin candidus qui signifie blanc : cette étymologie sert ici à souligner la grande naïveté du personnage principal. Ici, Candide vient de quitter l’Eldorado, et se retrouve plongé assez brutalement dans la réalité de son époque. Le Chapitre XIX est une partie ajoutée par Voltaire, et qui propose une dénonciation de la guerre qui vient s’ajouter à celle de l’intolérance. Surtout, ce chapitre dénonce de manière virulente la société esclavagiste. Certes, Voltaire n’est pas le seul à avoir pris parti sur ce sujet, puisque l’on retrouve par exemple cette thématique chez Montesquieu ; mais ce n’est pas la seule dimension développée dans cet extrait du roman, comme nous allons le voir. Chapitre étudié « La première journée de nos deux voyageurs fut assez agréable. Ils étaient encouragés par l’idée de se voir possesseurs de plus de trésors que l’Asie, l’Europe, et l’Afrique, n’en pouvaient rassembler. Candide transporté écrivit le nom de Cunégonde sur les arbres. À la seconde journée deux de leurs moutons s’enfoncèrent dans des marais, et y furent abîmés avec leurs charges ; deux autres moutons moururent de fatigue quelques jours après ; sept ou huit périrent ensuite de faim dans un désert ; d’autres tombèrent au bout de quelques jours dans des précipices. Enfin, après cent jours de marche, il ne leur resta que deux moutons. Candide dit à Cacambo : « Mon ami, vous voyez comme les richesses de ce monde sont périssables ; il n’y a rien de solide que la vertu et le bonheur de revoir Melle Cunégonde. — Je l’avoue, dit Cacambo ; mais il nous reste encore deux moutons avec plus de trésors que n’en aura jamais le roi d’Espagne ; et je vois bien de loin une ville que je soupçonne être Surinam, appartenante aux Hollandais. Nous sommes au bout de nos peines et au commencement de notre félicité. « En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n’ayant plus que la moitié de son habit, c’est-à-dire d’un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite. « Eh ! mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais-tu là, mon ami, dans l’état horrible où je te vois ? — J’attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre. — Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t’a traité ainsi ? — Oui, monsieur, dit le nègre, c’est l’usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l’année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait : « Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux ; tu as l’honneur d’être esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère. « Hélas ! je ne sais pas si j’ai fait leur fortune, mais ils n’ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes, et les perroquets, sont mille fois moins malheureux que nous ; les fétiches hollandais qui m’ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d’Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germain. Or vous m’avouerez qu’on ne peut pas en user avec ses parents d’une manière plus horrible. — O Pangloss ! s’écria Candide, tu n’avais pas deviné cette abomination ; c’en est fait, il faudra qu’à la fin je renonce à ton optimisme. — Qu’est-ce qu’optimisme ? disait Cacambo. — Hélas ! dit Candide, c’est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal « ; et il versait des larmes en regardant son nègre ; et en pleurant, il entra dans Surinam. La première chose dont ils s’informent, c’est s’il n’y a point au port quelque vaisseau qu’on pût envoyer à Buénos-Ayres. Celui à qui ils s’adressèrent était justement un patron espagnol qui s’offrit à faire avec eux un marché honnête. Il leur donna rendez-vous dans un cabaret. Candide et le fidèle Cacambo allèrent l’y attendre avec leurs deux moutons. Candide, qui avait le cœur sur les lèvres, conta à l’Espagnol toutes ses aventures, et lui avoua qu’il voulait enlever Melle Cunégonde. « Je me garderai bien de vous passer à Buénos-Ayres, dit le patron ; je serais pendu, et vous aussi ; la belle Cunégonde est la maîtresse favorite de monseigneur. « Ce fut un coup de foudre pour Candide, il pleura longtemps ; enfin il tira à part Cacambo. « Voici, mon cher ami, lui dit-il, ce qu’il faut que tu fasses. Nous avons chacun dans nos poches pour cinq ou six millions de diamants, tu es plus habile que moi ; va prendre Melle Cunégonde à Buénos-Ayres. Si le gouverneur fait quelque difficulté, donne-lui un million ; s’il ne se rend pas, donne-lui-en deux ; tu n’as point tué d’inquisiteur, on ne se défiera point de toi. J’équiperai un autre vaisseau, j’irai t’attendre à Venise : c’est un pays libre où l’on n’a rien à craindre ni des Bulgares, ni des Abares, ni des juifs, ni des inquisiteurs. « Cacambo applaudit, à cette sage résolution. Il était au désespoir de se séparer d’un bon maître devenu son ami intime ; mais le plaisir de lui être utile l’emporta sur la douleur de le quitter. Ils s’embrassèrent en versant des larmes : Candide lui recommanda de ne point oublier la bonne vieille. Cacambo partit dès le jour même : c’était un très bon homme que ce Cacambo. Candide resta encore quelque temps à Surinam, et attendit qu’un autre patron voulût le mener en Italie lui et les deux moutons qui lui restaient. Il prit des domestiques, et acheta tout ce qui lui était nécessaire pour un long voyage ; enfin M. Vanderdendur, maître d’un gros vaisseau, vint se présenter à lui. « Combien voulez-vous, demanda-t-il à cet homme, pour me mener en droiture à Venise, moi, mes gens, mon bagage, et les deux moutons que voilà ? « Le patron s’accorda à dix mille piastres ; Candide n’hésita pas. « Oh ! oh ! dit à part soi le prudent Vanderdendur, cet étranger donne dix mille piastres tout d’un coup ! il faut qu’il soit bien riche. « Puis revenant un moment après, il signifia qu’il ne pouvait partir à moins de vingt mille. « Eh bien ! vous les aurez, dit Candide. — Ouais, se dit tout bas le marchand, cet homme donne vingt mille piastres aussi aisément que dix mille. « Il revint encore, et dit qu’il ne pouvait le conduire à Venise à moins de trente mille piastres. « Vous en aurez donc trente mille, répondit Candide. — Oh ! oh ! se dit encore le marchand hollandais, trente mille piastres ne coûtent rien à cet homme-ci ; sans doute les deux moutons portent des trésors immenses ; n’insistons pas davantage ; faisons-nous d’abord payer les trente mille piastres, et puis nous verrons. « Candide vendit deux petits diamants, dont le moindre valait plus que tout l’argent que demandait le patron. Il le paya d’avance. Les deux moutons furent embarqués. Candide suivait dans un petit bateau pour joindre le vaisseau à la rade ; le patron prend son temps, met à la voile, démarre ; le vent le favorise. Candide éperdu et stupéfait le perd bientôt de vue. « Hélas ! cria-t-il, voilà un tour digne de l’Ancien Monde. « Il retourne au rivage, abîmé dans la douleur ; car enfin il avait perdu de quoi faire la fortune de vingt monarques. Il se transporte chez le juge hollandais ; et, comme il était un peu troublé, il frappe rudement à la porte ; il entre, expose son aventure, et crie un peu plus haut qu’il ne convenait. Le juge commença par lui faire payer dix mille piastres pour le bruit qu’il avait fait ; ensuite il l’écouta patiemment, lui promit d’examiner son affaire sitôt que le marchand serait revenu, et se fit payer dix mille autres piastres pour les frais de l’audience. Ce procédé acheva de désespérer Candide ; il avait à la vérité essuyé des malheurs mille fois plus douloureux ; mais le sang-froid du juge, et celui du patron dont il était volé, alluma sa bile, et le plongea dans une noire mélancolie. La méchanceté des hommes se présentait à son esprit dans toute sa laideur, il ne se nourrissait que d’idées tristes. Enfin un vaisseau français étant sur le point de partir pour Bordeaux, comme il n’avait plus de moutons chargés de diamants à embarquer, il loua une chambre du vaisseau à juste prix, et fit signifier dans la ville qu’il paierait le passage, la nourriture, et donnerait deux mille piastres à un honnête homme qui voudrait faire le voyage avec lui, à condition que cet homme serait le plus dégoûté de son état et le plus malheureux de la province. Il se présenta une foule de prétendants qu’une flotte n’aurait pu contenir. Candide, voulant choisir entre les plus apparents, il distingua une vingtaine de personnes qui lui paraissaient sociables, et qui toutes prétendaient mériter la préférence. Il les assembla dans son cabaret, et leur donna à souper, à condition que chacun ferait serment de raconter fidèlement son histoire, promettant de choisir celui qui lui paraitrait le plus à plaindre et le plus mécontent de son état, à plus juste titre, et de donner aux autres quelques gratifications. La séance dura jusqu’à quatre heures du matin. Candide, en écoutant toutes leurs aventures, se ressouvenait de ce que lui avait dit la vieille en allant à Buénos-Ayres, et de la gageure qu’elle avait faite, qu’il n’y avait personne sur le vaisseau à qui il ne fût arrivé de très grands malheurs. Il songeait à Pangloss à chaque aventure qu’on lui contait. « Ce Pangloss, disait-il, serait bien embarrassé à démontrer son système. Je voudrais qu’il fût ici. Certainement si tout va bien, c’est dans Eldorado, et non pas dans le reste de la terre. « Enfin il se détermina en faveur d’un pauvre savant qui avait travaillé dix ans pour les libraires à Amsterdam. Il jugea qu’il n’y avait point de métier au monde dont on dût être plus dégoûté. Ce savant, qui était d’ailleurs un bon-homme, avait été volé par sa femme, battu par son fils, et abandonné de sa fille, qui s’était fait enlever par un Portugais. Il venait d’être privé d’un petit emploi duquel il subsistait ; et les prédicants de Surinam le persécutaient, parce qu’ils le prenaient pour un socinien. Il faut avouer que les autres étaient pour le moins aussi malheureux que lui ; mais Candide espérait que le savant le désennuierait dans le voyage. Tous ses autres rivaux trouvèrent que Candide leur faisait une grande injustice ; mais il les apaisa en leur donnant à chacun cent piastres. « Candide, Voltaire, Chapitre XIX Commentaire I- Mise en scène d’une rencontre A) Une distanciation ironique De prime abord, on pourrait croire que ni l’auteur ni son héros ne prête une réelle attention au « nègre « et à sa position d’esclave. Car Voltaire a recours à une utilisation de procédés de distanciation, qui donnent l’illusion d’une distance presque froide. En réalité, elle sert à mieux déployer la critique, et passe par plusieurs techniques : - le personnage et ses atours sont décrits avec un ton détaché qui donne une impression d’objectivité : « il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite. «. Ici, seul le mot « pauvre « peut laisser à penser qu’il y a un jugement latent. - on ne trouve aucune trace de pathos - l’esclave lui-même, dans ses paroles, reste très stoïque et calme, soumis en tout cas - un recours récurrent à la rhétorique du constat ; pas de rythme accéléré très marqué, du vocabulaire qui se veut neutre mais finit par choquer d’une manière indirecte… Seul Candide contraste par sa réaction choquée. Il faut dire que, par des détails, Voltaire augmente le sentiment d’horreur degré par degré : du caleçon à la main, puis à la jambe… Là où Voltaire parvient à faire passer sa révolte derrière une façade résignée, c’est à travers l’usage de nombreux procédés ironiques. Il est en train de dire… le contraire de ce qu’il pense. C’est là la force du conte philosophique que de jouer sur les degrés de compréhension du lecteur : - un contraste absurde entre une situation horrible et le calme de l’esclave - une primauté dérisoire des attributs des vêtements sur le corps - le jeu des sonorités autour du nom du maître du nègre - une logique détournée, qui montre que le rationnel poussé au maximum s’éloigne du domaine du raisonnable… B) La variété des discours Voltaire a recours à plusieurs niveaux d’énonciation pour parvenir à ses fins, en amplifiant ce que nous fait ressentir cette rencontre : - la forme du récit, que l’on trouve dès le début du texte, et ce d’une manière traditionnelle : « La première journée de nos deux voyageurs fut assez agréable « - le recours au dialogue, c’est-à-dire à l’échange de paroles dans ce qu’il a de plus humain, confrontant ainsi directement Candide et son l’esclave - le discours indirect, à travers le récit personnel de l’esclave. C) Le choc de la rencontre Malgré les procédés de distanciation et le recours au dialogue, le choc n’est pas amoindri entre les protagonistes, ce qui permet de souligner les différences de conditions des êtres humains. On a, d’une part, le nègre étendu, assez passif et inerte dans son comportement, stoïque ; il attend son maître, il constate, il se résigne ; quelque part, on l’a étouffé. D’autre part, on retrouve Candide, qui pour sa part conserve toujours sa liberté. Il est intrigué, puis troublé au point de s’exclamer (on note d’ailleurs une accélération du rythme de la ponctuation). C’est le contraste entre les deux hommes qui amplifie à ce point l’absurdité de la condition d’esclave. II –La portée satirique du Chapitre XIX A) Contre tous les aspects de l’esclavage Voltaire dénonce plusieurs dimensions des sociétés esclavagistes : - leurs prétentions commerciales qui paraissent justifier leurs crimes : « C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe « - les atteintes à la liberté humaine : l’esclave est soumis à un règlement cruel, qui le considère plus comme un animal que comme un homme - la référence au Code Noir en vigueur est assez claire avec l’expression « c’est l’usage «. De plus, l’esclave n’a même plus de nom, ce qui est pourtant un attribut humain par excellence. - mais aussi au corps : mutilation, faiblesse… Il fait alors appel à l’humanité et à la pitié du lecteur, à travers de nombreuses interjections notamment. On trouve ainsi un champ lexical approfondi de l’horreur, de l’inhumain, de la violence faite au corps : « couper «, « manquer «… l’homme disparaît au profit de l’esclave. B) Optimistes, religieux : les muets Voltaire dénonce tout particulièrement deux types de comportements qui entretiennent cette situation : - l’optimisme tel qu’incarné par Pangloss, qui par son caractère naïf et enfantin perd toute crédibilité en matière de jugement sur le monde et son fonctionnement. Cela ne fait en fait qu’accentuer l’aveuglement dont les optimistes sont capables, qui les empêche de lutter contre de telles situations. En cela, c’est un véritable retournement de situation pour Candide, qui jusque là était fidèle à la pensée de Pangloss : — O Pangloss ! s’écria Candide, tu n’avais pas deviné cette abomination ; c’en est fait, il faudra qu’à la fin je renonce à ton optimisme. — Qu’est-ce qu’optimisme ? disait Cacambo. — Hélas ! dit Candide, c’est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal « ; et il versait des larmes en regardant son nègre ; et en pleurant, il entra dans Surinam. - Religion et superstitions ne sont pas laissées de côté au rang des coupables, puisque Voltaire dénonce leur immobilisme voire, pire, leur complicité : dans le cas de Surinam, la religion tente de faire croire aux esclaves que tout va bien, tandis qu’en Guinée, le culte fétichiste transmet que la loi du plus fort est la plus juste, cautionnant ainsi l’esclavage. Comble de la satire… au final, Candide ne peut rien changer à la situation du nègre, ce qui nous plonge dans un pessimisme presque total ! Conclusion Voltaire n’est pas au bout de son combat, mais ce chapitre montre à quel point son engagement est fort contre les dérives de son époque. Ici, le philosophe dénonce avec force l’esclavage et ceux qui l’entretiennent ; autant d’idées qui feront leur chemin, tant chez ses contemporains qu’à notre époque.

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« maître devenu son ami intime ; mais le plaisir de lui être utile l'emporta sur la douleur de le quitter.

Ils s'embrassèrent en versantdes larmes : Candide lui recommanda de ne point oublier la bonne vieille.

Cacambo partit dès le jour même : c'était un très bonhomme que ce Cacambo. Candide resta encore quelque temps à Surinam, et attendit qu'un autre patron voulût le mener en Italie lui et les deux moutons quilui restaient.

Il prit des domestiques, et acheta tout ce qui lui était nécessaire pour un long voyage ; enfin M.

Vanderdendur, maîtred'un gros vaisseau, vint se présenter à lui.

« Combien voulez-vous, demanda-t-il à cet homme, pour me mener en droiture àVenise, moi, mes gens, mon bagage, et les deux moutons que voilà ? » Le patron s'accorda à dix mille piastres ; Candide n'hésitapas. « Oh ! oh ! dit à part soi le prudent Vanderdendur, cet étranger donne dix mille piastres tout d'un coup ! il faut qu'il soit bienriche.

» Puis revenant un moment après, il signifia qu'il ne pouvait partir à moins de vingt mille.

« Eh bien ! vous les aurez, ditCandide.

— Ouais, se dit tout bas le marchand, cet homme donne vingt mille piastres aussi aisément que dix mille.

» Il revint encore, et dit qu'il ne pouvait le conduire à Venise à moins de trente mille piastres.

« Vous en aurez donc trente mille,répondit Candide.

— Oh ! oh ! se dit encore le marchand hollandais, trente mille piastres ne coûtent rien à cet homme-ci ; sansdoute les deux moutons portent des trésors immenses ; n'insistons pas davantage ; faisons-nous d'abord payer les trente millepiastres, et puis nous verrons.

» Candide vendit deux petits diamants, dont le moindre valait plus que tout l'argent que demandait le patron.

Il le paya d'avance.Les deux moutons furent embarqués.

Candide suivait dans un petit bateau pour joindre le vaisseau à la rade ; le patron prend sontemps, met à la voile, démarre ; le vent le favorise.

Candide éperdu et stupéfait le perd bientôt de vue.

« Hélas ! cria-t-il, voilà untour digne de l'Ancien Monde.

» Il retourne au rivage, abîmé dans la douleur ; car enfin il avait perdu de quoi faire la fortune devingt monarques. Il se transporte chez le juge hollandais ; et, comme il était un peu troublé, il frappe rudement à la porte ; il entre, expose sonaventure, et crie un peu plus haut qu'il ne convenait.

Le juge commença par lui faire payer dix mille piastres pour le bruit qu'il avaitfait ; ensuite il l'écouta patiemment, lui promit d'examiner son affaire sitôt que le marchand serait revenu, et se fit payer dix milleautres piastres pour les frais de l'audience. Ce procédé acheva de désespérer Candide ; il avait à la vérité essuyé des malheurs mille fois plus douloureux ; mais le sang-froiddu juge, et celui du patron dont il était volé, alluma sa bile, et le plongea dans une noire mélancolie.

La méchanceté des hommesse présentait à son esprit dans toute sa laideur, il ne se nourrissait que d'idées tristes.

Enfin un vaisseau français étant sur le pointde partir pour Bordeaux, comme il n'avait plus de moutons chargés de diamants à embarquer, il loua une chambre du vaisseau àjuste prix, et fit signifier dans la ville qu'il paierait le passage, la nourriture, et donnerait deux mille piastres à un honnête homme quivoudrait faire le voyage avec lui, à condition que cet homme serait le plus dégoûté de son état et le plus malheureux de laprovince. Il se présenta une foule de prétendants qu'une flotte n'aurait pu contenir.

Candide, voulant choisir entre les plus apparents, ildistingua une vingtaine de personnes qui lui paraissaient sociables, et qui toutes prétendaient mériter la préférence.

Il les assembladans son cabaret, et leur donna à souper, à condition que chacun ferait serment de raconter fidèlement son histoire, promettantde choisir celui qui lui paraitrait le plus à plaindre et le plus mécontent de son état, à plus juste titre, et de donner aux autresquelques gratifications. La séance dura jusqu'à quatre heures du matin.

Candide, en écoutant toutes leurs aventures, se ressouvenait de ce que lui avaitdit la vieille en allant à Buénos-Ayres, et de la gageure qu'elle avait faite, qu'il n'y avait personne sur le vaisseau à qui il ne fûtarrivé de très grands malheurs.

Il songeait à Pangloss à chaque aventure qu'on lui contait.

« Ce Pangloss, disait-il, serait bienembarrassé à démontrer son système.

Je voudrais qu'il fût ici.

Certainement si tout va bien, c'est dans Eldorado, et non pas dansle reste de la terre.

» Enfin il se détermina en faveur d'un pauvre savant qui avait travaillé dix ans pour les libraires à Amsterdam.

Iljugea qu'il n'y avait point de métier au monde dont on dût être plus dégoûté. Ce savant, qui était d'ailleurs un bon-homme, avait été volé par sa femme, battu par son fils, et abandonné de sa fille, qui s'étaitfait enlever par un Portugais.

Il venait d'être privé d'un petit emploi duquel il subsistait ; et les prédicants de Surinam lepersécutaient, parce qu'ils le prenaient pour un socinien.

Il faut avouer que les autres étaient pour le moins aussi malheureux quelui ; mais Candide espérait que le savant le désennuierait dans le voyage.

Tous ses autres rivaux trouvèrent que Candide leur. »

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