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Article de presse: Raymond Barre, le chevalier de l'austérité

Publié le 17/01/2022

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22 septembre 1976 - " Le temps de la facilité est terminé. " Les économies occidentales, qui ont longtemps vécu du " gaspillage " entretenu par une " grande consommation ", devront redevenir " économes ", et privilégier " l'épargne et l'investissement ". Si les Allemands réussissent mieux que les autres à " tenir " leurs prix et à défendre leur monnaie, c'est parce qu' " ils croient au mérite de la stabilité et qu'ils ont un gouvernement courageux... " Ces propos de Raymond Barre, tenus à Paris il y a vingt-deux mois devant l'Association des docteurs ès sciences économiques, caractérisent bien le nouveau premier ministre, que Valéry Giscard d'Estaing a qualifié mercredi soir de " meilleur économiste français ", " le plus apte à résoudre le problème le plus important pour la France à l'heure actuelle qui est celui de l'inflation ". En déclarant, sitôt désigné à la succession de Jacques Chirac, que son objectif principal était d' " abattre l'inflation ", de " maintenir la stabilité " du franc, Raymond Barre, qui avait conseillé au général de Gaulle, en novembre 1968, de ne pas dévaluer le franc, a confirmé qu'il ne changeait ni de cap ni de résolution. Pour ce professeur au visage poupin, qui porte allègrement la cinquantaine, la fermeté est celle de l'âme, non celle du verbe. Les six années qu'il a passées à Bruxelles, comme vice-président de la Commission européenne, l'ont convaincu-mieux encore que les trois années où il dirigea le cabinet de Jean-Marcel Jeanneney, ministre de l'industrie du général de Gaulle-que les envolées verbales ne servaient pas à grand-chose en politique; non plus que les querelles de doctrine. Ce qui compte, à ses yeux, c'est l'obstination que doit mettre tout pouvoir à s'assurer les moyens économiques de ses choix. Les faits avant les doctrines Empirisme et obstination, ces deux traits essentiels de Raymond Barre ne suffisent pas à définir l'homme. La courtoise et ronde froideur de l'universitaire précis-habitué à commenter pour ses élèves de Caen, puis de Paris des paramètres statistiques-cache un réel fond de générosité. On en a eu tout récemment une nouvelle preuve avec le rapport qu'il a préparé, à la demande de Valéry Giscard d'Estaing, pour réformer l'aide au logement. Les remises en cause qu'il proposait ne différaient pas substantiellement des suggestions antérieures des dirigeants d'HLM : aide accrue aux mal-logés de petit revenu, grâce à une revalorisation de l' " aide à la personne "; révision des barèmes et progressivement des annuités pour empêcher les classes moyennes ou aisées de s'enrichir en jouant sur l'inflation; décentralisation des décisions (et du pouvoir fiscal) pour rapprocher les " décideurs " de ceux que concerne leur action... Cette préoccupation sociale n'était pas, pour Raymond Barre, chose nouvelle. Il y a treize ans, déjà, il avait dénoncé publiquement, dans un colloque de France-Forum, " le scandale que représente, dans des sociétés largement pourvues, l'état de misère ou d'abandon où se trouvent certaines catégories : pauvres, vieillards, malades, inadaptés ". Il avait alors plaidé pour une " économie de besoins ", où le pouvoir effectuerait ses choix au vu de dossiers bien préparés, plutôt que sous la pression des lobbies les plus actifs. Sentimentalisme technocratique, peut-être... La carrière du nouveau premier ministre explique-t-elle ces dominantes? Ou faut-il y voir l'expression de choix politiques, bien que le nouveau premier ministre n'ait jamais voulu faire allégeance à un parti déterminé? L'expérience professionnelle a certainement beaucoup pesé dans l'orientation de Raymond Barre. Fils d'un négociant de la Réunion, mais aussi professeur d'économie politique, il a pu apprécier dans la pratique l'écart souvent énorme qui sépare les schémas des faiseurs de théorie du comportement des hommes d'affaires. Ayant largement contribué à inscrire l'enseignement économique français dans les cadres nouveaux de la comptabilité nationale et des choix post-keynésiens-c'est à son manuel : " le Barre ", disent les étudiants, qu'a fait allusion Valéry Giscard d'Estaing mercredi soir,-il s'est d'autre part fait une règle de rechercher " le possible ", plutôt que " l'idéal " des théoriciens, souvent peu compatible avec les multiples contraintes des économies contemporaines. Sa longue fréquentation des milieux européens l'a très tôt rapproché des champions de la " petite Europe ", avant même sa nomination à Bruxelles par le général de Gaulle. Il s'y est lié plus aux démocrates-chrétiens qu'aux sociaux-démocrates, semble-t-il, pour des raisons propres peut-être à son appartenance française. La satisfaction publique de Jean Lecanuet et du Centre démocrate, au lendemain de sa nomination comme ministre du commerce extérieur, en janvier dernier, pouvait passer pour une illustration de cette affinité, bien que Raymond Barre n'ait pas eu, à cette occasion, d'étiquette politique caractérisée. Le nouveau premier ministre n'a d'ailleurs pas perdu le contact avec les gaullistes, qui se souviennent de son réquisitoire de mars 1973 contre les " abdications monétaires des Européens " devant les Etats-Unis. Une estime réciproque Sa collaboration avec Valéry Giscard d'Estaing date de sa participation à la Commission de Bruxelles. Elle n'a pas toujours été sans nuages. Les responsabilités respectives des deux hommes les amenaient à défendre, l'un l'intérêt national, l'autre le point de vue-quand il existait-communautaire. Une estime réciproque en est née, que le chef de l'Etat avait d'ailleurs manifestée alors qu'il n'était encore que ministre des finances. Le choix de Raymond Barre, pour diverses missions de confiance-enseignement, construction, problèmes monétaires internationaux,-de 1973 à 1975, puis sa désignation comme ministre du commerce extérieur, en janvier dernier, ont célébré publiquement les retrouvailles des deux hommes et permis de préparer posément le remplacement de Jacques Chirac. Peut-on, à travers les plus récentes déclarations de Raymond Barre, supputer son prochain programme? Véritablement obsédé par l'inflation française, le nouveau premier ministre est résolu-il l'avait confié ces dernières semaines-à tout tenter pour enrayer la hausse des prix et redresser le franc. Il est partisan d'une " stabilisation temporaire mais équitable du pouvoir d'achat " de la majorité des Français. Il souhaite s'attaquer aux causes structurelles de l'inflation, en substituant " aux réglementations perfectionnées et aux contrôles... une régulation souple,... laissant la place aux initiatives et aux responsabilités des agents économiques ". Il désire de même, par une politique de rigueur, " consolider l'équilibre commercial " français. Il est prêt, pour ce faire, à " modérer l'expansion " et à demander, comme Jacques Chirac, un " vigoureux effort de discipline collective en matière de rémunérations et de prix ". La lutte pour maintenir la valeur du franc ne passe, selon lui, ni par des " manipulations monétaires " ni par un " retour au protectionnisme ", mais par un " effort soutenu " de tout le pays. Moderne chevalier de l'austérité, Raymond Barre bénéficiera-t-il du consensus social qui lui assurerait les moyens de sa politique? Cette fois, c'est à lui que la question s'adresse. GILBERT MATHIEU Le Monde du 27 août 1976

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