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ARTICLE DE PRESSE: Le retour du modèle allemand

Publié le 17/01/2022

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7 mars 1995 - Le " CAPITALISME RHÉNAN " fait à nouveau rêver. Le rétablissement financier de la Lufthansa est donné en exemple aux hôtesses et stewards d'Air France. La réforme des chemins de fer réunifiés est présentée avec intérêt aux cheminots de la SN la privatisation programmée de Deutsche Telekom aux fonctionnaires de France Télécom. Le redressement des comptes sociaux, de l'assurance-maladie allemande notamment, indiquerait le chemin à suivre aux médecins et assurés sociaux français. La gestion rigoureuse des comptes de l'Etat outre-Rhin serait une leçon pour les responsables parisiens. A l'heure où la France se trouve contrainte, mondialisation oblige, à procéder à d'importantes réformes de structure, les succès obtenus par les Allemands dans l'adaptation de leur économie amènent à nouveau les Français à tourner leurs regards vers leurs voisins. Les difficultés rencontrées pendant la période de la réunification avaient écarté, momentanément, le " modèle allemand ". Il est de retour. Avec l'indépendance de sa banque centrale, la France s'était largement inspirée de son organisation monétaire. Elle s'interroge maintenant sur son système social. Y aurait-il donc un " modèle allemand " qui faciliterait les mutations et dont la France pourrait tirer parti ? Les Allemands refusent en fait de jouer les modèles et avouent que, si modèle il y a, il est bien imparfait. Les Français rappellent, eux, qu'ils ont su mener à bien certaines transformations, dans l'industrie privée notamment, et que si, du " modèle allemand ", il peut être retenu quelques enseignements, celui-ci ne sera jamais transposable tel quel de ce côté-ci du Rhin. Ce sont là quelques-unes des conclusions des débats qui ont réuni, ce week-end à Monthieux (Ain), une cinquantaine de personnalités françaises et étrangères des mondes politique, économique et universitaire à l'occasion de la conférence internationale que Le Monde et l'Institut Aspen France avaient organisée sur les " priorités de la nouvelle France ". Engagée depuis 1983 dans ses choix européens et libéraux, l'économie française se trouve aujourd'hui, pour reprendre l'expression d'un grand banquier français participant à ces débats, dans un " état d'hésitation ". Elle croit pouvoir concilier " une économie productive à l'américaine, une protection sociale à la scandinave et une situation budgétaire à l'italienne ". Alors qu'elle a choisi ou qu'elle subit l'ouverture sur le monde, elle est convaincue qu'il est possible de maintenir " une organisation sociale propre à une économie d'inflation avec un système de pouvoir endogamique ". Chimère que tout cela. La France doit poursuivre son adaptation à la mondialisation et mener à bien certaines transformations indispensables. Si ces réformes, celles de l'Etat, de la protection sociale et des services publics notamment, et leur nécessité font l'objet d'un large consensus dans les milieux dirigeants français, comme en témoigne l'unanimisme de Monthieux, la méthode donne en revanche lieu à de vastes et vifs débats. C'est là qu'intervient ce fameux " modèle allemand ". La " nouvelle Allemagne " a, en effet, obtenu des succès remarquables : malgré le fardeau de la réunification, elle se trouve ainsi dès cette année dans une situation financière plus saine que la France. Le déficit de ses finances publiques représentera 2,5 % du produit intérieur brut (PIB) en 1995, alors qu'il dépassera encore les 5,2 % en France. Les recettes de ce succès : un relèvement des impôts certes, mais aussi une réduction des dépenses budgétaires et une réforme de la Sécurité sociale qui a permis un excédent des comptes sociaux. L'Allemagne a pris aussi de l'avance dans l'adaptation de ses services publics aux nouvelles conditions de la concurrence internationale. Concertation, efficacité, responsabilité Comment nos voisins sont-ils ainsi parvenus à réunifier les chemins de fer de l'Est (une gigantesque administration) et de l'Ouest, à les restructurer et à réduire le nombre des cheminots, passé de 500 000 à 200 000 et cela sans aucune grève ? La réforme a, en fait, été longuement débattue plus de trois ans et discutée publiquement entre tous les acteurs concernés (l'Etat, les partis politiques, les syndicats de cheminots et les patrons). Des moyens financiers importants lui ont été consacrés. Elle est mise en oeuvre très progressivement, tous les acteurs connaissant ainsi par avance leur destin et pouvant s'organiser en conséquence. Comme dans les autres exemples le redressement des comptes de l'assurance maladie ou ceux de la Lufthansa , les trois clés de la méthode allemande, celle du " consensus " selon la formule consacrée, sont " la concertation publique, un système politique efficace et des organisations syndicales puissantes et responsables ". Ce modèle, installé comme un mythe, n'est pourtant pas parfait. Les industriels allemands ne manquent pas de souligner le prix du consensus : l'Allemagne a les coûts unitaires de production les plus élevés du monde, de 10 % au moins supérieurs aux coûts français. Elle a aussi conservé de fortes rigidités dans son organisation sociale et est affectée par certaines formes de " sur étatisation ". Le chômage y reste un problème : plus de 9 % de la population est sans emploi. L'importation en France du modèle allemand se heurterait à certains obstacles. La France ne dispose pas en particulier des institutions adéquates. Elle n'a pas les organisations syndicales puissantes, ouvrières, patronales ou professionnelles, qui seraient capables de s'engager dans des contrats à long terme. En tout état de cause, la France n'en a pas moins réussi d'importantes transformations : la restructuration, spectaculaire et regardée avec envie par les Allemands, des entreprises industrielles du secteur marchand au cours des dix dernières années en est un exemple. Le secteur privé a démontré à cette occasion que les Français savent aussi gérer les mutations, même s'ils préfèrent souvent la gestion par la crise plutôt que la recherche du consensus. En fait, comme d'autres observateurs étrangers, les Allemands ont quelques idées sur les difficultés des Français à réformer : ils en attribuent ainsi largement la responsabilité aux élites dirigeantes et à la classe politique française. Nos voisins européens sont frappés par l'écart qui sépare, en France, les dirigeants et la population. " Imprégnées d'une orthodoxie économique impressionnante, les élites françaises ont du mal à dialoguer avec les Français ", relève un dirigeant italien qui ajoute que, selon lui, " aucun pays ne connaît un tel décalage entre la réalité et la rhétorique publique ". L'élite française n'écouterait pas son pays et ne saurait pas plus lui parler. En France, et contrairement à ce qui se passe en Allemagne notamment, " les élites, d'origine étatique, ne savent pas expliquer à la population inquiète les évolutions rendues indispensables par la mondialisation, analyse un banquier. Elles utilisent soit le langage simpliste de la campagne électorale, soit le langage technocratique qui vient après la campagne ". L'une des sources du blocage proviendrait donc du fossé qui se creuse entre les dirigeants, tournés vers le grand large mais sourds, et la population, tentée elle par l' " hexagonalisme ", le repli sur soi. Vu de l'étranger, l'origine des blocages de la société française se trouverait donc dans ce divorce entre les dirigeants et leurs mandants. Plutôt que de rêver l'importation d'un modèle allemand idéal, les réformes en France passeraient donc d'abord par une réforme des élites. Ce n'est pas le plus facile. Pour la mener à bien, c'est un acte politique fort qui serait nécessaire. Comme l'a rappelé en conclusion de la conférence Raymond Barre, président de l'Institut Aspen France, le général de Gaulle disait de la politique que c'est l'art de " jouer à saute-mouton par dessus les notoires et les notables ". ERIK IZRAELEWICZ Le Monde du 19 septembre 1995

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