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Article de presse: La dictature des colonels grecs : fanatisme et amalgames

Publié le 22/02/2012

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21 avril 1967 - Huit mois après le coup d'état des colonels en Grèce, Michel Tatu écrit un reportage dont nous donnons quelques extraits significatifs Le fait dominant en Grèce, même pour ceux qui voudraient bien l'oublier, reste la dictature, une dictature d'autant plus vivement ressentie qu'elle est plus fraîche : c'est d'abord la liquidation complète de toute la vie politique habituelle, l'interdiction de quelque trois cents groupements et associations, le pouvoir que le nouveau régime s'est arrogé de prendre n'importe quelle décision en tout domaine, qu'il s'agisse de l'arrestation d'un indésirable ou de la suspension d'un fonctionnaire, d'un règlement sur les transports publics ou d'une révision de la Constitution. Seul un certain souci des formes conduit encore les gouvernants à distinguer dans leurs actes les " résolutions " des " décrets ", les " lois " des " actes constitutionnels ". En fait, toutes ces décisions ayant la même origine, ces nuances ne portent guère, comme le fait remarquer un juriste, que " sur le titre sous lequel on les fait figurer au Journal Officiel ". Premières victimes de la dictature, celles du grand " coup de filet " du 21 avril (six mille sept cents en tout selon les chiffres officiels) que le régime n'a pas encore libérés : les deux mille détenus de l'île de Léros, les six cents (dont deux cent trente femmes) qui se trouvent encore à Yaros, la vingtaine de politiciens du Centre assignés à résidence dans l'île de Folegandros. L'on peut considérer ces chiffres-les seuls que communique le gouvernement, mais que l'opposition semble admettre aussi-comme démesurés ou " modestes " par rapport à ce qui se fait ailleurs. Mais on ne fait guère avancer leur " problème " en taxant ces détenus-dont le tort principal est de refuser de s'engager à abandonner leurs activités politiques-de " dangereux communistes ", ou encore en assurant, comme l'a fait sans sourciller M. Kollias, chef de l'actuel gouvernement, devant des journalistes américains, en octobre, qu'ils bénéficient dans leurs îles " d'excellentes conditions de vie, meilleures que dans leur propre maison " (sic). La presse sous la botte Des bruits de tortures, bien assez concordants malheureusement pour être pris au sérieux, filtrent de derrière les murs des prisons; en particulier de l'immeuble de la rue Bouboulinas, siège de la sécurité générale, où les auteurs de sévices ont même été repérés : l'inspecteur Lambrou, qui semble diriger le service de renseignement anticommuniste, ses adjoints Babali, Spano, Gramopoulo. Quant aux condamnations prononcées, elles sont également difficiles à chiffrer, car la presse n'en publie qu'une petite partie. Six grands procès politiques au moins, mettant en jeu de dix à quarante accusés, se sont déroulés entre septembre et novembre devant les divers tribunaux du pays. Pour le seul tribunal militaire d'Athènes, on estime à deux cents environ le nombre de personnes condamnées pour délits contre l'Etat, d'avril à novembre. Le sort proprement calamiteux qui est celui de la presse constitue un autre " fait de dictature " particulièrement flagrant. Il est vrai que cela n'est guère visible pour l'étranger de passage; tous les journaux étrangers, dont l'entrée avait été interdite dans les premières semaines du nouveau régime, arrivent maintenant à profusion. Le sort tout différent réservé à la presse grecque apparaît d'autant plus aberrant. " Une révolution sans censure n'est pas une révolution ", nous a dit sans ambages le colonel Ladas. Aujourd'hui la presse est pratiquement dictée par les services du ministère de l'information : ceux-ci ne se bornent pas à inspecter les " morasses " avant l'impression, à demander communication de tout commentaire vingt-quatre heures à l'avance, à imposer leurs communiqués sur les nouvelles intérieures et les services exclusifs de " l'Agence d'Athènes " pour toute nouvelle de l'étranger. Ils dictent aussi chaque soir la physionomie de la première page, avec l'emplacement des matières, l'importance du titre, le sujet des photographes, sans oublier non plus ce qui ne doit pas y figurer : par exemple, une autre page que la une pour la démission de ministres du gouvernement, même précaution pour l'atterrissage de la fusée soviétique sur Vénus, et plutôt en bas de page, avec un titre modeste... Début octobre, on a vu tous les journaux reproduire un commentaire louangeur sur un même recueil de vers paru récemment en librairie, et dont l'auteur se trouvait être l'épouse du ministre des affaires étrangères. La démocratie était malade Lorsqu'il s'agit d'établir les responsabilités premières dans le putsch d'avril, on trouve autant d'explications qu'il y avait de partis, et de groupes dans ces partis. Pourtant, si nous laissons de côté pour le moment la thèse des colonels sur le " complot communiste ", nous trouvons les experts partagés entre deux grandes tendances, ou plutôt deux types d'analyses. La première analyse-la plus répandue à gauche est du style " linéaire " : le coup de force du 21 avril découle en droite ligne de celui du 15 juillet 1965, lorsque le roi força le ministère de l'Union du centre de M. Georges Papandréou, malgré l'imposante majorité dont celui-ci disposait à la Chambre, à démissionner. Depuis toujours, trois forces agissant en étroite union : le palais, l'armée et l'ambassade américaine, cherchaient à museler la démocratie en Grèce. Faute de parvenir à installer la droite au pouvoir, et dans la crainte que les élections prévues pour le 28 mai n'amènent le triomphe du centre et de la gauche, la même coalition a préféré liquider les dernières apparences de la démocratie. Certes, le roi avait été mis devant le fait accompli, mais il s'y est rallié par la suite, tout comme les Américains. Une variante de cette même thèse veut que ces derniers aient poussé à la roue : voyant poindre le conflit au Proche-Orient, et inquiets du déploiement de la flotte soviétique, ils auraient éprouvé plus que jamais le besoin d'avoir en Méditerranée orientale une base absolument sûre, qui ne pouvait être que la Grèce. Quoi qu'il en soit, les conclusions sont identiques derrière les nuances de détail: la démocratie était malade en Grèce, mais essentiellement à cause de la droite, à cause des intrigues des forces conservatrices ouvertes ou occultes incrustées dans le corps de l'Etat. L'autre analyse ne contredit pas forcément la première, mais lui apporte des nuances ou des additifs : nuances notamment sur le rôle des Américains car, fait-on valoir dans ce second groupe, s'il n'est pas exclu que certains agents de la CIA aient été " au parfum ", aucun indice sérieux ne permet de conclure que le gouvernement de Washington ait été au courant de l'affaire ou l'ait souhaitée. Il semble plus probable en tout cas que les représentants américains ont soutenu bien davantage le roi dans ses efforts pour le retour aux " formes " et le grignotage des positions de la junte qu'ils n'ont encouragé les colonels à se maintenir au pouvoir. D'autre part, ajoute-t-on, s'il est vrai que le palais s'est toujours placé par tradition en tête des forces de la " droite classique ", une autre de ses traditions consistait à mener la vie dure à tout gouvernement quel qu'il fût dès l'instant que son autorité risque de porter ombrage à son pouvoir d'arbitrage. M. Papandréou en a fait l'expérience, mais avant lui aussi M. Caramanlis et même le dictateur d'avant-guerre, Metaxas. Quant aux additifs, ils portent sur la situation particulière de la Grèce, pays qui doit beaucoup moins qu'on ne le croit à la sagesse antique et à la démocratie athénienne d'il y a deux mille ans, et beaucoup plus à l'environnement balkanique et proche-oriental dans lequel il baigne; que son produit national brut (deux fois moins élevé, par habitant, qu'en Italie, trois fois moins qu'en Allemagne occidentale) situe encore davantage dans cette frange méridionale et orientale de l'Europe, où les démocraties " à l'occidentale " ne sont pas monnaie courante. Un pays enfin qui n'en est pas à son premier coup d'Etat militaire. Tous ces facteurs ne font certes pas de la Grèce un pays " condamné " à la dictature, mais ils rendent plus difficile la consolidation d'un régime parlementaire de type courant en Europe de l'Ouest. Aussi les tenants de cette analyse " non linéaire " se demandent-ils si, en même temps que la droite " de combat " et ses intrigues, un certain " gauchisme verbal ", mal adapté aux réalités locales, ne porte pas lui aussi une part de responsabilité. La junte qui prend le pouvoir au petit matin du 21 avril n'est pas précisément celle que l'on attendait. Au lieu du coup perpétuellement menaçant de la " droite classique ", avec l'appui du trône, de l'état-major et des généraux, il s'agit d'une nouvelle variante, celle de colonels pratiquement inconnus. Qui sont-ils ? Selon des informations de sources sérieuses et concordantes, la junte siège chaque matin ou presque, sous le nom de " comité révolutionnaire ", dans l'immeuble du Pentagone (ministère grec de la défense). Tel un politburo, elle prendrait ses décisions à la majorité. Son noyau permanent se compose de douze ou treize officiers, selon qu'on y inclut ou non le " brigadier " Pattakos, seul général du groupe, qui ne figurait pas à l'origine dans le complot d'avril, mais contribua tant à son succès par l'apport de ses blindés. " Nous fascistes ? Une plaisanterie, nous dit le colonel Caridas. Fascisme signifie une idéologie, alors que notre seul but est de rétablir la démocratie. Le fascisme signifie un parti, un Führer, et rien de cela n'existe chez nous ". Il est vrai qu'il n'y a pas, du moins encore, de " parti de la junte ", ni même de Führer dans la mesure où le colonel Papadopoulos n'a pas encore cherché à établir son " image " dans l'opinion par une propagande appropriée. Mais l'idéologie existe, même primitive ou réduite à quelques traits. Le principal de ceux-ci, sinon l'unique, c'est avant tout l'anticommunisme. Un anticommunisme " viscéral ", comme on dit, institutionnel, planétaire et, partant, tout aussi totalitaire que l'épouvantail brandi. Un haut fonctionnaire nous déclare de même que si Andréas Papandréou était parvenu au pouvoir, " la flotte russe serait déjà au Pirée aujourd'hui, en train de faire la navette avec Alexandrie ". Et il conclut par ce jugement qui est aussi un aveu : " Mieux vaut un gouvernement fasciste atlantique qu'une démocratie qui se tourne vers Moscou ". Avant même de conduire au fascisme, un tel fanatisme conduit fort vite à une dangereuse " politique d'amalgame ". Amalgame des sympathies lorsque la presse officielle " réhabilite " Metaxas et sa dictature d'avant-guerre, ou encore, contrairement aux déclarations des officiels qui affirment n'avoir aucune sympathie pour les pays de dictature, lorsque le journal Estia fait l'éloge du Portugal, " seul pays avec la Grèce qui ne condamne pas la politique américaine au Vietnam ". Amalgame des antipathies lorsque quiconque entretient n'importe quelles relations avec le PC, voire avec un communiste ou un mouvement de gauche, est considéré comme plus dangereux encore que l'adversaire principal. Dans l'ordre économique, les colonels ont encore moins innové : les succès proclamés consistent surtout en la présentation d'un budget équilibré pour 1967 (notamment par la suppression de divers investissements " de faible utilité " ou " partisans " ), en une légère réduction du déficit de la balance commerciale et en la souscription pour un montant record-par les moyens autoritaires que l'on peut deviner-d'un emprunt d'Etat. Aux experts de l'OCDE, qui, dans leur rapport d'avril dernier, s'inquiétaient du gonflement excessif de la demande intervenu ces dernières années, les événements ont donné satisfaction au-delà de toute mesure : en effet la peur qui s'est abattue sur une série de salariés (sur les fonctionnaires au premier chef) a conduit chacun à réduire spontanément ses dépenses. Le montant de l'épargne a doublé en juillet dernier par rapport à juillet 1966, tandis que le mouvement des affaires se ralentissait en conséquence. La croissance du produit national brut est estimée, pour 1967, à 5,5 % contre 8 % l'an dernier. En raison, surtout, de la crise du Proche-Orient, qui a supprimé nombre de croisières en Méditerranée orientale, le tourisme n'a pas fourni les recettes escomptées : 138 millions de dollars contre 145 millions l'an dernier, alors qu'on en espérait 185 millions. Quant à l'afflux des capitaux étrangers, auxquels les colonels attachent une très grande importance, il a diminué de 25 % pendant le premier semestre de 1967 par rapport à la période correspondante de l'an dernier. MICHEL TATU Le Monde du 15-19 décembre 1967

« Faute de parvenir à installer la droite au pouvoir, et dans la crainte que les élections prévues pour le 28 mai n'amènent letriomphe du centre et de la gauche, la même coalition a préféré liquider les dernières apparences de la démocratie.

Certes, le roiavait été mis devant le fait accompli, mais il s'y est rallié par la suite, tout comme les Américains.

Une variante de cette mêmethèse veut que ces derniers aient poussé à la roue : voyant poindre le conflit au Proche-Orient, et inquiets du déploiement de laflotte soviétique, ils auraient éprouvé plus que jamais le besoin d'avoir en Méditerranée orientale une base absolument sûre, qui nepouvait être que la Grèce. Quoi qu'il en soit, les conclusions sont identiques derrière les nuances de détail: la démocratie était malade en Grèce, maisessentiellement à cause de la droite, à cause des intrigues des forces conservatrices ouvertes ou occultes incrustées dans le corpsde l'Etat. L'autre analyse ne contredit pas forcément la première, mais lui apporte des nuances ou des additifs : nuances notamment sur lerôle des Américains car, fait-on valoir dans ce second groupe, s'il n'est pas exclu que certains agents de la CIA aient été " auparfum ", aucun indice sérieux ne permet de conclure que le gouvernement de Washington ait été au courant de l'affaire ou l'aitsouhaitée.

Il semble plus probable en tout cas que les représentants américains ont soutenu bien davantage le roi dans ses effortspour le retour aux " formes " et le grignotage des positions de la junte qu'ils n'ont encouragé les colonels à se maintenir aupouvoir.

D'autre part, ajoute-t-on, s'il est vrai que le palais s'est toujours placé par tradition en tête des forces de la " droiteclassique ", une autre de ses traditions consistait à mener la vie dure à tout gouvernement quel qu'il fût dès l'instant que sonautorité risque de porter ombrage à son pouvoir d'arbitrage.

M.

Papandréou en a fait l'expérience, mais avant lui aussi M.Caramanlis et même le dictateur d'avant-guerre, Metaxas. Quant aux additifs, ils portent sur la situation particulière de la Grèce, pays qui doit beaucoup moins qu'on ne le croit à lasagesse antique et à la démocratie athénienne d'il y a deux mille ans, et beaucoup plus à l'environnement balkanique et proche-oriental dans lequel il baigne; que son produit national brut (deux fois moins élevé, par habitant, qu'en Italie, trois fois moins qu'enAllemagne occidentale) situe encore davantage dans cette frange méridionale et orientale de l'Europe, où les démocraties " àl'occidentale " ne sont pas monnaie courante.

Un pays enfin qui n'en est pas à son premier coup d'Etat militaire.

Tous ces facteursne font certes pas de la Grèce un pays " condamné " à la dictature, mais ils rendent plus difficile la consolidation d'un régimeparlementaire de type courant en Europe de l'Ouest.

Aussi les tenants de cette analyse " non linéaire " se demandent-ils si, enmême temps que la droite " de combat " et ses intrigues, un certain " gauchisme verbal ", mal adapté aux réalités locales, ne portepas lui aussi une part de responsabilité. La junte qui prend le pouvoir au petit matin du 21 avril n'est pas précisément celle que l'on attendait.

Au lieu du coupperpétuellement menaçant de la " droite classique ", avec l'appui du trône, de l'état-major et des généraux, il s'agit d'une nouvellevariante, celle de colonels pratiquement inconnus.

Qui sont-ils ? Selon des informations de sources sérieuses et concordantes, la junte siège chaque matin ou presque, sous le nom de " comitérévolutionnaire ", dans l'immeuble du Pentagone (ministère grec de la défense).

Tel un politburo, elle prendrait ses décisions à lamajorité.

Son noyau permanent se compose de douze ou treize officiers, selon qu'on y inclut ou non le " brigadier " Pattakos, seulgénéral du groupe, qui ne figurait pas à l'origine dans le complot d'avril, mais contribua tant à son succès par l'apport de sesblindés. " Nous fascistes ? Une plaisanterie, nous dit le colonel Caridas.

Fascisme signifie une idéologie, alors que notre seul but est derétablir la démocratie.

Le fascisme signifie un parti, un Führer, et rien de cela n'existe chez nous ". Il est vrai qu'il n'y a pas, du moins encore, de " parti de la junte ", ni même de Führer dans la mesure où le colonelPapadopoulos n'a pas encore cherché à établir son " image " dans l'opinion par une propagande appropriée.

Mais l'idéologieexiste, même primitive ou réduite à quelques traits.

Le principal de ceux-ci, sinon l'unique, c'est avant tout l'anticommunisme.

Unanticommunisme " viscéral ", comme on dit, institutionnel, planétaire et, partant, tout aussi totalitaire que l'épouvantail brandi.

Unhaut fonctionnaire nous déclare de même que si Andréas Papandréou était parvenu au pouvoir, " la flotte russe serait déjà auPirée aujourd'hui, en train de faire la navette avec Alexandrie ".

Et il conclut par ce jugement qui est aussi un aveu : " Mieux vautun gouvernement fasciste atlantique qu'une démocratie qui se tourne vers Moscou ". Avant même de conduire au fascisme, un tel fanatisme conduit fort vite à une dangereuse " politique d'amalgame ".

Amalgamedes sympathies lorsque la presse officielle " réhabilite " Metaxas et sa dictature d'avant-guerre, ou encore, contrairement auxdéclarations des officiels qui affirment n'avoir aucune sympathie pour les pays de dictature, lorsque le journal Estia fait l'éloge duPortugal, " seul pays avec la Grèce qui ne condamne pas la politique américaine au Vietnam ".

Amalgame des antipathies lorsquequiconque entretient n'importe quelles relations avec le PC, voire avec un communiste ou un mouvement de gauche, est considéré. »

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